VII-3

2360 Words
« Tout l’effroi profond que m’avait causé Félix ne m’avait poigné le cœur que dans des heures de solitude et de jour ; le léger tressaillement qui m’agita à la vue de Léon m’empêcha de dormir paisiblement toute la nuit. Et pourtant ce n’est pas à lui, à lui Léon, que je pensai, ce n’est pas son image qui passa devant mes yeux fermés, ce n’est pas sa voix qui murmura à mon oreille, c’était un être inconnu, sans forme, qui m’obsédait et me parlait ainsi. Une seule fois en ma vie j’avais senti un trouble pareil : c’était un jour où nous devions aller revoir dans la montagne la grotte des Fées, si merveilleuse et si splendide. Il fallait s’éveiller de bonne heure ; je ne dormis pas, et toute la nuit je vis des montagnes et des grottes imaginaires, jamais celle où je devais aller. Ainsi Léon ne m’apparut pas, ce fut quelque chose qui me venait de lui, comme les grands rochers de mon imagination me venaient des rochers de nos enchanteresses. Ce pressentiment d’amour m’atteignait comme un génie ami, comme un sorcier divin qui frappe notre âme de sa baguette magique, qui ouvre toutes les sources de notre amour, les fait couler hors de nous. Puis se présente le voyageur altéré qui tend sa coupe, la remplit des larmes heureuses de notre âme et s’en abreuve. « Et cela fut ainsi pour moi le matin de cette nuit si doucement agitée. Je me levai avant tous, j’ouvris ma fenêtre, et la première personne que je vis, ce fut Léon arrêté et les yeux levés sur ma chambre. Si alors il ne sentit pas que je devais l’aimer un jour, si alors, comme le voyageur altéré, il ne tendit pas son âme pour recueillir en lui ce flot d’émotions qui s’échappait de moi, c’est qu’il était timide et bon ; car il y eut un moment, le moment d’un éclair, où toute ma joie dut éclater et sourire sur mon visage. Puis, avec la même rapidité, il me sembla que tous ces traits épars de mes rêves, que toutes ces formes indécises de fantômes légers qui m’avaient poursuivie, s’éclairaient, s’assemblaient soudainement, se dessinaient avec netteté, et je reconnus que c’était Léon qui avait erré dans la nuit que je venais de passer. Alors j’eus peur, alors je me retirai de ma fenêtre, je reculai vivement, et je tombai assise sur le bord de mon lit, la main sur mon cœur qui battait comme si j’avais longtemps couru. Avais-je donc fait bien vite un bien long chemin dans l’amour ? « Cependant, les occupations de la journée, les occupations des jours suivants, apaisèrent bientôt tous ces mouvements tumultueux, et je ne sentis plus d’agitation. Mais déjà ma vie était comme l’eau de la fontaine où a passé l’orage : l’onde redevient calme, mais elle n’est plus limpide ; mon âme n’était plus agitée, mais elle était troublée. Il faut, pour que l’eau de la fontaine laisse dormir au fond de son lit le limon du torrent, que de longs jours paisibles et sereins lui rendent son cristal. Quant à moi, à travers mes pensées troublées, je ne voyais plus le fond de mon cœur, et je n’eus pas le repos qui devait leur rendre leur innocente transparence. Depuis quinze jours je ne voyais plus Léon qu’aux heures des repas, et quelquefois le soir dans les réunions de la famille. Il était respectueux et attentif pour mes vieux parents, gai et empressé avec Hortense, si taquin et si complaisant pour mes petites nièces que les deux enfants l’adoraient. Pour moi seule il était réservé et triste ; quand je lui parlais, il rougissait ; quand je lui demandais un service, lui si leste, si empressé, si adroit, il se faisait toujours répéter ma demande et faisait toujours quelque maladresse. J’avais entendu parler confusément de l’amour qui avait adouci les caractères les plus farouches ou donné de la grâce aux plus gauches, et je comprenais que c’était le même pouvoir qui enlevait la grâce et donnait de la sauvagerie à Léon. Je sentais que, pour lui, je n’étais pas ce qu’étaient les autres. Que j’aie appelé ce sentiment de son vrai nom, que je me sois dit que c’était de l’amour, non ; car il me rendait heureuse, et l’on m’avait fait peur de l’amour, on me l’avait montré comme un ennemi. En aimant Léon, en m’en sentant aimée, je me défendais de regarder ce que j’éprouvais, et lorsque, dans cette solitude où j’ai appris tant de choses, j’ai pu lire dans d’autres livres que mon cœur, je me suis toujours étonnée que Juliette, la fille de Capulet, n’ait pas dit au beau jeune homme qui la charme, comme Léon me charmait : Roméo, ne me dis pas que tu es Montaigu, car il faudrait te haïr. « Cependant un jour vint où je ne doutai plus de l’amour de Léon, où ce sentiment s’éclaira complétement pour moi : ce fut le jour où je compris qu’il détestait le capitaine Félix. Ce fut à l’occasion de l’ouvrier malade que j’allais voir quand je rencontrai Léon pour la première fois. J’avais obtenu de mon frère qu’on ne le rayerait pas du nombre des ouvriers, mais le capitaine s’était refusé à ce qu’on lui payât le prix des journées manquées. C’eût été, disait-il, d’un fatal exemple pour beaucoup de paresseux qui eussent trouvé commode de gagner leur argent dans leur lit. Depuis ce temps, je ne pensais plus à Marianne ni à Jean-Pierre, son mari ; déjà je n’avais plus le temps de m’occuper des autres. Voici ce qui arriva : « C’était à l’heure du dîner : le capitaine et Léon ne se rencontraient guère qu’à cette heure, car celui-ci se retirait presque toujours de nos soirées pour travailler. Le capitaine, s’adressant à Léon, lui dit d’une voix dure : « – Jean-Pierre est venu à la forge aujourd’hui ? « – Oui, Monsieur. « – Il est allé dans les bureaux ? « – Oui, Monsieur. « – Il a reçu de l’argent ? « – Oui, Monsieur. « – De qui ? « – De moi. « – Sur quelle caisse l’avez-vous pris, monsieur Lannois ? « Léon, en qui je voyais bouillonner la colère, devina sans doute que le capitaine voulait contester le misérable payement qui avait été fait, il répondit avec dédain et en tournant le dos à Félix : « – Sur la mienne, Monsieur. « Le capitaine qui avait, à ce que je crois, un parti pris de faire une mercuriale à Léon sur ce qu’il avait osé se permettre, fut si déconcerté de cette réponse qu’il en devint tout pâle. Mais il ne savait comment se fâcher, et, dans son impuissance, il ajouta : « – Il paraît que Jean-Pierre vous a rendu d’importants services ? « Le ton dont ces paroles furent prononcées irrita Léon et le fit sortir de sa timidité. Il répliqua avec une exaltation triomphante : « – Oh ! oui, Monsieur, oui ; il m’a rendu un grand service. « – Durant sa maladie ? « – Durant sa maladie. « – Et lequel ? « Léon sourit ; tout son visage changea d’expression ; de la colère qui l’agitait, il passa à une douce et triste soumission ; il posa la main sur son cœur, et, levant sur moi un regard où, pour la première fois, il osa me parler, il répondit : « Oh ! ceci est mon secret, Monsieur. « – C’est sans doute aussi celui de Jean-Pierre, dit le capitaine, et je serais bien aise de le savoir. « – Vous pouvez le lui demander. « – Je me serais fort bien passé de votre permission. « – Je n’en doute pas, Monsieur. « Pendant les derniers mots de cette conversation, Félix n’avait cessé de m’examiner, car il avait surpris le regard de Léon, et ce regard m’avait troublée. Je l’avais compris, moi. Il voulait me dire : C’est pendant que vous alliez chez Jean-Pierre que je vous ai vue pour la première fois, et voilà ce service que j’ai récompensé… Le dîner fut silencieux, car cette explication avait eu lieu devant tout le monde, et chacun était gêné. Moi seule, j’affectai une grande aisance. Comme j’avais compris l’aveu de Léon, j’avais compris le soupçon de Félix, et, pour la première fois, j’éprouvai une sorte de joie à le tromper. Léon se retira. Nous restâmes seuls avec mon frère et sa femme. Hortense se plaignit doucement à son mari de la dureté de Félix. « – Moi, je n’ose lui parler, lui dit-elle ; mais toi, tâche de lui faire entendre raison. Ce jeune homme est bon, laborieux, et Félix le traite mal. « Je fus si reconnaissante envers Hortense, que ma pensée parut sans doute dans mes yeux, et que mon frère, qui me regardait, secoua doucement la tête. « – Oui, dit-il, Félix le traite mal, il ne l’aime pas ; et, comme je ne veux pas que ce jeune homme ait à se plaindre de nous, je trouverai un prétexte pour le renvoyer à son père. « – Oh ! m’écriai-je avec une colère douloureuse, ce serait trop injuste ! « – Ce serait plus raisonnable, répondit sévèrement mon frère en me regardant d’un air scrutateur. « Je baissai les yeux, et il s’éloigna après avoir fait un signe à Hortense, qui m’examinait aussi. En devinant mon secret, on m’avertit que j’en avais un. Ce fut la première fois que le nom d’amour me vint expliquer la préférence que j’avais pour Léon. Cependant, si Hortense, si ma sœur m’avait tendu la main dans ce moment et m’eût dit : Henriette, l’aimes-tu ? je lui aurais répondu en me jetant dans ses bras, en fondant en larmes, en lui jurant de ne plus l’aimer ; car c’était, selon les idées de notre famille, un crime que l’amour. Mais Hortense, d’ordinaire si bonne et si douce pour moi, se montra gauchement sévère ; elle crut devoir se ranger du parti de Félix, qu’elle venait de blâmer, parce qu’elle supposa qu’il avait besoin d’être défendu dans mon cœur, et me dit avec autorité : « – Henriette, je viens d’avoir un tort en blâmant la conduite de mon frère. N’en aie pas un plus grand en le condamnant légèrement. « Cette admonestation me blessa ; et, profitant de ce que je n’avais rien dit qui put la motiver, quoique assurément je sentisse que je la méritais au fond du cœur, je répliquai avec aigreur : « – Moi, condamner le capitaine Félix ! je n’ai pas parlé de lui, je n’ai pas même prononcé son nom. « Ma façon de répondre blessa Hortense, et elle me dit sèchement : « – Vous savez bien ce que je veux vous dire, Mademoiselle. « – Ce que vous voulez me dire ? répétai-je avec humeur, tant il me semblait injuste de s’en prendre à moi d’une chose où je n’étais pour rien, en vérité, je l’ignore. Qu’ai-je à faire dans l’opinion que vous venez d’exprimer sur votre frère, et vous conviendrait-il de faire croire que c’est moi qui l’ai accusé de dureté ? « – Vous ne l’avez pas dit, mais vous le pensiez, lorsque vous vous êtes écriée que ce serait une injustice de renvoyer M. Lannois à sa famille. « – Je ne faisais que répéter ce que vous aviez dit. « – Vous êtes bien raisonneuse, Henriette, me dit Hortense ; c’est le fait des gens qui ont tort. « – Tort ! quel tort ? tort en quoi ? lui dis-je en sentant les larmes me gagner. « Ma sœur, qui jusque-là ne m’avait regardée que d’un air sévère, s’approcha de moi, et, me prenant la main, elle me dit, après un silence assez long, durant lequel elle chercha à pénétrer jusque dans mon âme : « – Henriette, ma sœur, prends garde d’être imprudente, et souviens-toi de ce que tu as promis. Félix t’aime. « J’aurais voulu douter de mon cœur, qu’on m’aurait forcée d’y voir clair. Oui, je le pense encore, oui, peut-être sans cet avertissement aurais-je laissé se calmer, dans l’ignorance de ce qu’il était, ce trouble inconnu dans ma vie. Mais quand on lui eut donné un nom, quand on l’eut appelé amour, quand on lui eut mis sur le front sa couronne de feu, quand je sus qui il était, je fus curieuse de le voir, de le regarder, de le mesurer, ne fût-ce que pour le combattre. Avant ce jour, Léon habitait mon âme sans l’occuper : à partir de ces paroles, il en devint toute la pensée. J’aimais Léon, on me l’avait dit, était-ce donc vrai ? Je me consultai, et alors je fis en moi d’étranges découvertes. Le visage de Léon, ses yeux doux et purs, ses beaux et longs cheveux blonds, sa noble tournure, sa voix suave et chantante, ses gracieux hochements de tête quand il jouait des colères d’enfant contre mes petites nièces, tout cela s’était gravé en moi sans que j’eusse pensé à l’observer. Je le connaissais mieux que je ne connaissais mon père, mon frère ; je le connaissais mieux que tous ceux avec qui je vivais depuis de longues années. Il me semble que j’aurais parlé pour lui, trouvé ses réflexions, fait ses gestes, tant j’étais pénétrée et pour ainsi dire vivante de cette existence qui n’était pas la mienne. Je fus épouvantée d’être ainsi en moi-même au pouvoir d’un autre ; ma fierté s’indigna d’être à la merci d’une vie en qui la mienne n’apportait peut-être aucun trouble, et la peur de n’être pas aimée me prit soudainement. « L’amour ! Oh ! l’amour est comme toutes les puissances supérieures : tout lui sert, l’abandon et la résistance. J’aurais aimé Léon si je ne l’avais pas redouté, je l’aimais parce que je le craignis. Eh, mon Dieu ! pouvais-je ne pas l’aimer ? n’est-il pas des pentes si rapides qu’on y tombe parce qu’on s’agite pour les remonter, et qu’on y tombe aussi parce qu’on ne résiste pas à leur rapidité ? Je l’ai éprouvé, moi, car cette image de Léon m’épouvantait ; elle s’asseyait si près de moi dans mes nuits, elle me quittait si peu durant mes jours, que je la trouvais importune, presque audacieuse ; elle s’emparait de moi et me parlait en maîtresse. Je voulus m’arracher à cet entraînement ; mais tout ce qui m’avait soutenue jusque-là, occupations, prières, travail, tout cela semblait me manquer, tout cela fuyait quand je voulais m’y appuyer : c’était comme le sable des bords du précipice, qui cède dès qu’on y cherche un soutien. Il me semblait qu’un soleil de feu eût plané sur ma vie, et réduit tout en poussière en n’y fécondant que l’amour. Hélas ! hélas ! je m’explique mal. Je ne me rendis pas alors un pareil compte de mon âme. Toutefois je pris une résolution solennelle, je ne voulus pas que Léon me soupçonnât obsédée de sa pensée, et pendant un mois entier je m’appliquai à lui être désobligeante. Il fallait que l’effroi que j’avais de moi-même fût bien grand pour que je n’eusse pas pitié de sa tristesse. Il était si malheureux ! Ah ! ce malheur me disait si bien à quel point il m’aimait, que ce malheur me plaisait, et je l’aimais en secret de souffrir ainsi. La seule épreuve qui me fut dure à supporter, et que Dieu me pardonne cette lutte, puisque j’en sortis victorieuse ! la seule épreuve où je sentis fléchir mon courage, fut la joie du capitaine. Que Léon fût malheureux de ma froideur, c’était mon droit. Je le sentais, car je souffrais aussi. Je ne le lui disais pas ; mais, par un accord tacite avec moi-même, je comprenais que j’avais le droit de blesser celui pour qui j’avais tant de consolations cachées en moi. Mais que Léon eût à subir les regards triomphants et les railleries froides du capitaine, c’est ce qui m’irritait, c’est ce qui m’eût cent fois poussée à dire à Léon : Je mens quand je détourne mes yeux de toi, je mens quand j’évite ta rencontre, je mens quand je te parle sans bonheur et t’écoute sans paraître t’entendre ! Oui, je l’eusse averti, si je ne l’avais aimé à ce point que j’éprouvais qu’une fois mon cœur ouvert, toute ma vie s’en serait échappée pour aller à lui. Il m’aimait aussi, lui, et je le savais, moi. Cette aventure de Jean-Pierre m’avait été expliquée par cela seul que personne n’avait pu la comprendre.
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