Le ministre venait à peine d’entrer dans la salle à manger, que déjà il était assailli, de tous côtés, par un chorus de voix enfantines. Il était un rigoureux observateur de la discipline en ce qui concernait l’heure des repas, toujours ponctuellement servis et ponctuellement dévorés. Or, ce jour-là, par grande exception, sa famille l’attendait depuis un bon quart d’heure.
« Bien fâché, miss Sturch, de vous avoir fait attendre, dit le ministre ; mais, cette fois, j’ai vraiment une bonne excuse.
– Oh ! monsieur, qu’il n’en soit pas question, repartit miss Sturch, frottant l’une contre l’autre ses mains grassouillettes… Comme il fait beau, ce matin !… Nous aurons encore une journée de chaleur… Robert, mon bon ami, votre coude est sur la table… Quelle belle matinée !… Une matinée vraiment magnifique.
– Et l’estomac, toujours endommagé ?… dites, Phippen ! demanda le ministre, déjà occupé à découper le jambon.
M. Phippen secoua douloureusement sa grosse tête, posa son doigt jaune, orné d’une énorme turquoise montée en bague, sur le point de jonction de son gilet d’été, à carreaux verts, jeta au docteur Chennery un regard piteux accompagné d’un léger soupir, ôta son doigt, prit dans une poche de son paletot ouverte sur sa poitrine une petite boîte d’acajou, en tira une charmante petite paire de balances comme celles dont se servent les pharmaciens, son assortiment de menus poids, un morceau de gingembre, et, finalement, une râpe à muscade en argent d’un poli parfait.
« La chère miss Sturch pardonnera certainement à un malade, dit ensuite M. Phippen, commençant à râper languissamment son gingembre dans la tasse de thé la plus voisine.
– Devinez, maintenant, ce qui m’a fait rentrer un quart d’heure trop tard, dit le ministre, jetant un regard mystérieux autour de la table.
– Papa est resté au lit, crièrent les trois enfants, battant des mains.
– Qu’en dites-vous, vous, miss Sturch ? » demanda le docteur Chennery.
Miss Sturch sourit comme d’habitude, frotta ses mains comme d’habitude, comme d’habitude s’éclaircit la voix par une toux préliminaire, fixa sur la bouilloire à thé son tranquille regard, et, le plus gracieusement du monde, demanda qu’on la dispensât de toute conjecture.
« À votre tour, Phippen, reprit le ministre. Voyons si vous devinerez ce qui m’a mis en retard.
– Mon bon ami, répliqua M. Phippen, offrant au docteur une poignée de main toute fraternelle… Je n’ai rien à deviner… Je sais tout. J’ai vu comment vous avez dîné hier, et ce que vous avez bu après votre dîner. Personne, pas même vous, ne peut suffire à une digestion pareille… et vous me demandez de deviner ce qui vous a retenu… Allez, allez, je ne le sais que trop… Vous avez pris médecine.
– Non, grâces à Dieu… et voici dix bonnes années que cela ne m’est arrivé, dit le docteur Chennery, adressant au ciel un regard de gratitude. Non… vous n’y êtes ni les uns ni les autres… Le fait est que je suis allé à l’église : et que pensez-vous que j’y allais faire ?… Prêtez l’oreille, miss Sturch !… Petites filles, écoutez bien ! Notre pauvre jeune aveugle, Frankland, est enfin heureux… Je l’ai marié, ce matin même, à notre chère Rosamond Treverton.
– Sans nous avoir prévenues ? s’écrièrent ensemble les deux petites filles, mécontentes et surprises, de leur voix la plus aigrelette… Et cela, quand vous saviez tout le plaisir que nous aurions pris à le voir !
– C’est là, justement, mes chéries, ce qui m’a décidé à me taire, répondit le ministre. Le jeune Frankland n’est pas encore assez habitué à son infirmité, pauvre garçon, pour supporter sans ennui qu’on le vienne voir comme une curiosité, dans son rôle de fiancé sans yeux. Cette idée lui faisait si grand’peur pour le jour de ses noces, et Rosamond, en bonne et brave enfant qu’elle est, tenait tellement à ce qu’on respectât jusqu’à la moindre de ses fantaisies, que nous avons tout exprès organisé la cérémonie pour une heure où nous n’avions pas à craindre qu’il y eût des flâneurs dans les environs de la chapelle. J’avais promis de ne dire le jour à personne. Mon clerc, Thomas, s’y était également engagé. Donc, hormis nous deux, et les deux fiancés, et le père de la demoiselle, le capitaine Treverton, personne au monde ne savait…
– Treverton ! s’écria M. Phippen, tendant à miss Sturch, pour qu’elle la remplit, sa tasse garnie de gingembre râpé… Treverton !… (Assez de thé, chère miss !…) C’est singulier ! je connais ce nom… De l’eau jusqu’aux bords, s’il vous plaît… Dites-moi donc, cher docteur… Merci, merci bien… pas de sucre… il aigrit sur l’estomac… Cette miss Treverton mariée par vous ce matin… Non, je vous remercie, pas de crème non plus… serait-elle de la famille de ce nom, qui réside dans le Cornouailles ?
– Certainement, répondit le ministre. Son père, le capitaine Treverton, est le chef de la famille. Ce n’est pas qu’à présent la famille soit bien nombreuse. Il ne reste plus que le capitaine, Rosamond, et son vieil original d’oncle, Andrew Treverton. Voilà tous les rejetons de cette vieille race… belle race, ma foi, et fort riche… Gens dévoués à l’Église et à l’État… gens comme il faut, c’est tout dire, et…
– Permettez-vous, monsieur, qu’Amélia mange une seconde tartine de marmelade ? » demanda miss Sturch au docteur Chennery, sans se douter le moins du monde qu’elle interrompait un discours digne de quelque intérêt.
N’ayant pas en sa petite cervelle assez de place pour y loger, en attendant le moment favorable pour les en extraire, les idées à exprimer, miss Sturch faisait toute espèce de questions et de remarques au moment même où elles s’offraient à son esprit, sans se préoccuper du commencement, du milieu, ou de la fin des conversations à travers lesquelles elle les lançait au hasard. Elle n’écoutait jamais que les paroles directement à son adresse, bien que sa physionomie exprimât en général l’attention la plus soutenue et la plus bienveillante.
« Oh ! donnez-lui-en tant qu’elle voudra, repartit négligemment le ministre. Si cette enfant veut trop manger, peu importe qu’elle se fasse mal avec de la marmelade ou toute autre chose.
– Ah ! mon bon et brave camarade, s’écria M. Phippen… voyez à quel misérable état je suis réduit, et ne mettez pas cette déplorable insouciance à laisser Amélia fatiguer son jeune estomac. Quel avenir ne se prépare pas la jeunesse qui mange plus qu’il ne faut ! Ce que le vulgaire désigne par le mot grossier de coffre (l’intérêt que je porte à sa charmante élève rendra excusables pour miss Sturch ces particularités physiologiques), est en réalité un appareil. Oui, miss Sturch, au point de vue de la digestion, les plus jeunes, les plus belles ne sont que cela : un appareil. Huilez vos rouages si vous le voulez, mais gare à vous s’ils s’obstruent. Des poudings farineux et des côtelettes de mouton ; des côtelettes de mouton et des poudings farineux, voilà, si j’avais autorité sur eux, la consigne des parents d’un bout de l’Angleterre à l’autre. Voyez-moi, chère petite, et comprenez-moi. Ces petites balances qui vous font sourire, rien de plus sérieux, mon enfant, et rien de plus triste. Voyez : dans un des plateaux je place du pain sec… bien sec, Amélia, du pain de la veille, et dans l’autre, quelques poids d’une once chacun. « Monsieur Phippen, me dit l’Expérience, pesez vos aliments, mangez chaque jour, à un cheveu près, la même quantité, et gare à vous si vous venez à excéder cette ration quotidienne, encore qu’elle se compose uniquement de pain sec. » Vous croyez que je plaisante, Amélia, mais c’est là le langage des médecins ; des médecins qui ont, dans toutes ses parties, scruté mon appareil depuis trente ans, essayant un organe après l’autre avec leurs petites pilules, et sans jamais découvrir où gît l’obstruction qui en entrave le fonctionnement. Si vous y pensez, Amélia, si vous pensez à l’appareil obstrué de M. Phippen, vous en viendrez bientôt à refuser ce qu’on vous offrira de plus appétissant… J’empiète sur votre domaine, miss Sturch, et je vous prie de ne vous en point formaliser ; mais l’intérêt que je porte à cette aimable enfant, et la triste expérience que j’ai faite de ces tortures à têtes d’hydre… Chennery, cher ami, de quoi parlions-nous donc ?… Ah ! de la fiancée, de l’intéressante fiancée. C’est donc une Treverton du Cornouailles ? J’ai un peu connu Andrew, il y a de cela bien des années… Un misanthrope, un original… Célibataire comme moi, miss Sturch !… Dyspeptique comme moi, petite Amélia… Je suppose que le capitaine ne lui ressemble guère… Donc, voilà cette jeune personne devenue femme ? Une charmante jeune fille, je n’en doute pas… Charmante jeune fille, n’est-il pas vrai ?
– Je n’en sais pas au monde de meilleure, de plus loyale, de plus jolie, répondit le ministre.
– Personne vive, énergique, dit miss Sturch.
– Comme elle va me manquer ! ajouta miss Louisa. Personne n’a jamais su m’amuser comme Rosamond, pendant ce dernier rhume qui m’a tenue au lit si longtemps.
– Et les jolis soupers qu’elle nous donnait ! fit observer miss Amélia.
– Je n’ai vu qu’elle qui sût jouer avec les petits garçons… Elle rattrapait la balle au vol avec une seule main, et glissait si bien à califourchon sur les rampes d’escalier, monsieur Phippen ! »
Ainsi parla Master Robert.
« Bonté divine ! repartit Phippen, voilà une étrange femme pour un mari qui n’y voit pas… car vous venez de dire qu’il est aveugle ; n’est-ce pas, docteur, vous l’avez dit ?… Et son nom… comment déjà s’appelle-t-il ?… Vous ne m’en voudrez pas, miss Sturch, de ma mauvaise mémoire ? Quand les mauvaises digestions ont ravagé un pauvre corps, il faut bien que le moral finisse par s’en ressentir… M. Frank… Frank quelque chose, n’est-il pas vrai ?… Et aveugle de naissance ?… Triste, triste état.
– Non, non… Frankland, Léonard Frankland, se hâta d’interrompre le ministre… Et ce n’est pas de naissance qu’il est aveugle, pas le moins du monde. Il n’y a pas beaucoup plus d’un an qu’il y voyait comme vous et moi.
– Alors, c’est un accident, dit M. Phippen… Vous me permettez de prendre le grand fauteuil ?… C’est un grand secours pour moi qu’une position à peu près horizontale, pendant l’heure qui suit le repas… De sorte, donc, qu’il a perdu la vue par suite d’un accident ?… Ah ! quel bon siége, élastique, moelleux, confortable !
– Tout au plus peut-on appeler cela un accident, continua le docteur Chennery. Léonard Frankland fut toujours un enfant difficile à élever… d’une constitution débile, dans les premiers temps de sa vie… Cependant, avec les années, il avait paru prendre le dessus, et grandissait, toujours calme, sérieux, rangé… exactement le contraire de mon fils que voici… du reste fort aimable et, comme on dit, facile à mener. Il avait des dispositions pour la mécanique (je vous dis tout cela pour en venir à l’histoire de sa cécité), et, après avoir quelque temps flotté d’un genre d’occupation à un autre, il s’était mis, en dernier lieu, à l’horlogerie… Singulier passe-temps pour un jeune homme ; mais tout ce qui demandait à être délicatement ouvré, avec une patiente persévérance, était justement le fait de Léonard, son plaisir et son travail favori. J’ai souvent dit à ses parents : « Ôtez-lui ce tabouret, cassez-moi toutes ses loupes, envoyez-le-moi, et je lui apprendrai le saut-de-mouton, le maniement de la crosse, mille choses, encore, bonnes à son âge… » Conseils perdus. Ses parents, qui sans doute le connaissaient mieux que moi, disaient qu’il fallait lui passer ses fantaisies. Les choses allèrent ainsi, sans encombre, pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’il fît une longue maladie, selon moi pour n’avoir pas pris assez d’exercice. À peine remis, le voilà aussi assidu que jamais à son atelier d’horlogerie… Tout cela devait mal finir, et le dénoûment approchait. Le rhabillage d’une montre à moi fut à peu près son dernier travail… la voici… elle marche comme une machine à vapeur… Elle n’était pas depuis longtemps rentrée dans mon gousset, lorsque j’appris qu’il ressentait de vives douleurs dans la région postérieure de la tête, et qu’il voyait passer devant ses yeux toutes sortes de taches mouvantes. Je conseillai le vin de Porto libéralement administré, puis des promenades quotidiennes d’environ trois heures, sur le dos d’un poney bien dressé. Au lieu de s’en tenir à mon ordonnance, les parents envoyèrent quérir à Londres un tas de médecins qui le couvrirent d’emplâtres vésicants, et derrière les oreilles, et entre les épaules, et vous l’imbibèrent de mercure, et vous l’emprisonnèrent dans une chambre où le jour n’entrait pas. Aucun résultat. La vue allait empirant, vacillante comme la lumière d’une bougie qui va s’éteindre. Sa mère mourut, heureusement pour elle, pauvre femme ! avant que le désastre fût complet. Son père avait à moitié perdu la tête. Il le menait tantôt aux oculistes de Paris, tantôt aux oculistes de Londres. Tout ce qu’il en obtint fut de savoir que le mal de son fils portait un nom latin des plus longs, et qu’on tenterait vainement une opération. Quelques-uns assuraient que c’était le résultat des longues faiblesses dont ses deux maladies avaient été suivies. D’autres parlaient d’un épanchement apoplectique dans le cerveau. Tous branlaient de la tête quand on leur parlait de ses travaux en horlogerie. Bref, ils le renvoyèrent chez lui bien décidément aveugle, et aveugle il demeurera, le pauvre diable, jusqu’à la fin de ses jours.
– Vous m’émotionnez, cher Chennery… Je vous assure que vous m’émotionnez au plus haut point, dit M. Phippen… plus particulièrement en me parlant de cette théorie sur les longs affaiblissements que les maladies graves peuvent laisser après elles. Mais, mon Dieu, je les ai éprouvés, moi, ces affaiblissements interminables. Encore aujourd’hui, je m’en ressens bien. Il voyait des taches mouvantes papilloter devant ses yeux. Mais j’en vois à chaque instant de ces taches, de ces taches noires, vilaines taches qui dansent, noires, bilieuses, sautillantes… Ma parole d’honneur, Chennery, on eût dit que vous parliez de moi : aussi mes sympathies ont-elles été des plus vives… Cette histoire d’aveugle m’a été au cœur. Je frémis encore rien que d’y penser.