III
L’absentRobert dit l’Américain, M. de Blois, était un de ces fils du hasard qui naissent on ne sait où et ne tiennent à rien sur la terre. Était-il Français d’origine ou étranger ? Personne n’aurait pu le dire. Son accent était celui des Parisiens de Paris ; mais Paris, tout grand qu’il est, ne peut accepter la paternité des aventuriers innombrables qui s’y arrangent une patrie. Ils viennent là, de près, de loin, de partout, attirés par un irrésistible instinct. Puis, de ce centre héroïque où le talent et l’audace sont dans l’atmosphère, où les expédients se respirent, où chacun peut devenir valet de comédie rien qu’à laisser ses pores absorber le vent d’intrigue, on s’élance, armé de toutes pièces, à la conquête de l’innocente province.
Car pour briller à Paris même, il faut être de première force.
Robert de Blois avait son mérite, mais il n’était point pourtant un de ces étincelants sujets qui éblouissent de temps en temps la capitale, et qui portent au bagne de grosses épaulettes avec des titres de duc. Il y a des degrés dans la profession. Robert ne pouvait guère prétendre qu’à la bonne bourgeoisie dans la hiérarchie aigrefine.
Ce n’est pas qu’il fût dépourvu de qualités très éminentes ; seulement il n’était pas complet.
Pour faire en quelque mot son bilan moral, il avait, à son actif, une sécheresse de cœur extrêmement désirable, un grand tact et beaucoup de cette adresse crochue qui sait harponner un secret au fond de l’âme la mieux close. Il avait, en outre, du sang-froid, de l’esprit et de l’élégance. À son passif, il faut placer en première ligne une irrésolution native qui ne se guérissait qu’en face des situations extrêmes. Robert était excellent pour entamer une guerre désespérée ; au moment où il fallait choisir entre la mort ou la victoire, la faim lui donnait du génie.
Mais dès qu’il avait quelque chose à perdre, son audace se changeait en mollesse. Il s’arrêtait à moitié chemin par une trop grande frayeur de se voir enlever le bénéfice déjà conquis.
Retombait-il tout en bas de sa misère, il redevenait homme. Son esprit subtil s’aiguisait, ses idées bouillonnaient de nouveau dans sa tête, et gare aux écus mal gardés !
En somme, c’était un aventurier d’ordre évidemment secondaire, mais dangereux outre mesure, et capable d’atteindre, à ses heures, l’habileté suprême du genre.
Il avait déjà dix ans de service, ayant pris de l’emploi dans quelque pendable troupe dès le commencement de sa quinzième année.
Depuis lors, Dieu sait qu’il avait travaillé tantôt soldat, tantôt capitaine, tantôt pauvre, tantôt riche, exploitant parfois l’intrigue de haute comédie, parfois descendant aux tours de l’escroquerie vulgaire, et risquant sa liberté pour quelques francs.
Il se formait, cependant, et prenait des idées rassises. Son but était de voler assez pour jouer à l’honnête homme dans un bon château lui appartenant, avec une femme aimable et bien apparentée.
Car Robert détestait le petit monde.
Blaise et lui s’étaient accolés ensemble à Paris, par suite de relations communes avec un recéleur du nom de Bibandier qui, peu de temps auparavant, était allé au bagne de Brest expier son obligeance. Blaise était un coquin à la douzaine, moins endurci que Robert peut-être, moins peureux de nature, mais n’ayant pas non plus ce courage factice et à l’épreuve que l’Américain s’était donné par la force seule de sa volonté.
Ils avaient gagné tous les deux leurs surnoms à la bataille, comme Scipion l’Africain et le grand Fabius. Tous les deux avaient, sinon inventé, du moins perfectionné notablement des genres de vol qui sont tombés, de nos jours, à la portée de tout le monde. Pour comprendre le sens spécial de ces deux sobriquets, l’Américain et l’Endormeur, il suffit d’avoir lu la Gazette des Tribunaux trois fois en sa vie.
Quant à Lola, Robert l’avait prise sur une corde roide où elle dansait pour ne pas être battue. Elle avait dix-huit ans.
Personne n’avait pris souci de lui dire jamais : « Ceci est bien, cela est mal. »
Il eût été difficile de savoir ce qu’il y avait au fond du cœur de cette pauvre belle fille. À contempler son front de marbre et la hardiesse froide de ses grands yeux noirs, où s’allumait parfois une volupté de commande, lascive et à la fois glacée, on eût dit que, derrière tant de beauté, Dieu avait oublié de mettre une âme…
Aujourd’hui Robert était en une heure de vaillance. Sa poche vide et la famine menaçante le poussaient. Mais la lutte s’annonçait rude, et Robert ne se souvenait point d’en avoir affronté jamais de plus malaisée. En ce moment, ses manières libres et sa physionomie sereine cachaient le plus énergique effort qu’il eût fait peut-être de sa vie.
C’était un travail de tous les instants, un sourd combat sans trêve ni relâche. Il était là, guettant, derrière son sourire, chaque parole du bon aubergiste, interprétant chaque geste et prodiguant son adresse consommée à se faire un levier de la moindre circonstance.
On ne peut dire qu’il eût agi dès l’abord sans réflexion. Tout ce qu’il avait osé était le résultat d’un calcul ; mais il est certain que sa position extrême l’avait jeté, trop brusquement, à son gré, dans cette périlleuse épreuve.
Il avait abordé la bataille sans armes et avec le courage du désespoir. C’était une partie que l’on pouvait gagner à la rigueur, mais qui, considérée de sang-froid, présentait mille chances de perte.
Ces parties-là s’amendent parfois entre les mains d’un joueur habile ; une manœuvre savante peut forcer le sort. À mesure que l’entrevue avançait, Robert se sentait grandir et prendre de la force. Sa tentative absurde et impossible se faisait presque raisonnable, tant il avait tourné habilement les premières difficultés.
Il n’était déjà plus ce fou qui voit le nom d’un homme par hasard, et qui s’écrie étourdiment « À moi cette proie ! » La porte close de la maison de Penhoël s’entrouvrait pour lui peu à peu…
Il avait déjà la moitié d’un secret !
Bien des choses pouvaient encore déranger son plan fragile et réduire à néant l’échafaudage de ses mensonges ; mais, jusqu’à présent, il avait marché droit dans les ténèbres, et son pied prudent avait trompé tous les obstacles de la route inconnue.
À voir ce début inespéré, Blaise se croyait déjà hors d’affaire, et avait peine à contenir sa joie.
L’Américain, lui, n’avait pas encore le temps de se réjouir. Il était tout entier à son affaire, et son œil de lynx interrogeait constamment la physionomie du père Géraud, qui était son unique boussole.
Il lui restait tant de choses à deviner ! Et cette route, où il avait essayé quelques pas, était si mystérieuse encore !
Il fallait savoir. Que voulait dire, par exemple, cette larme qui coulait silencieusement sur la joue du bonhomme ?
Robert attendit quelques secondes, puis il avança son siège et prit sans mot dire la main de l’aubergiste, qu’il serra entre les siennes.
– Vous l’aimez ?… dit-il d’une voix contenue et qui jouait admirablement l’émotion.
Le père Géraud détourna la tête pour cacher ses yeux humides :
– Tonnerre de Brest ! murmura-t-il, je ne suis pas un pleurnicheur, pourtant !… Mais c’est que M. Louis était presque mon enfant !… Je l’ai fait sauter si souvent sur mes genoux, quand le commandant venait en congé au château… J’ai servi vingt ans sous les ordres du père des jeunes gens, monsieur et quand on l’avait vu comme moi, le commandant, deux ou trois douzaines de fois, debout sur son banc de quart, démolissant l’Anglais en grand costume de capitaine de vaisseau, on lui aurait donné son corps et son âme, voyez-vous bien !… Et si bon, avec cela !
– J’ai entendu parler du commandant de Penhoël, interrompit Robert.
– Je crois bien !… qui n’en a pas entendu parler !… Ah c’était un bon temps !… mais il est mort, et celui de ses fils qui lui ressemblait le mieux a quitté un beau jour notre Bretagne pour n’y plus revenir… L’autre…
– L’autre n’est-il pas digne de son père ? demanda l’Américain.
– Si fait ! s’écria vivement le père Géraud. Dieu me garde d’avoir rien dit qui puisse vous faire penser cela, monsieur !… Le cadet de Penhoël est un digne jeune homme… Mais votre Louis…
L’aubergiste s’interrompit et poussa un gros soupir.
Blaise se disait en remuant les cendres :
– Il paraît que le brave vicomte aux quarante mille livres de rente n’a pas tout à fait soixante ans comme nous l’avions pensé !…
– Notre Louis ! poursuivit l’aubergiste ; c’est qu’on ne trouverait pas un cœur comme le sien… Mais vous, qui venez de sa part, monsieur, pouvez-vous me dire où il est et ce qu’il fait ?
– Il est aux États-Unis, répondit l’Américain sans hésiter, lieutenant-colonel dans l’armée du congrès…
– Ah ! fit l’aubergiste ; le brave enfant ! et… est-il heureux ?
– Non, répliqua Robert.
Le père Géraud leva les yeux au ciel.
– Il n’a dit son secret à personne ! murmura-t-il ; mais on ne s’exile pas ainsi sans souffrir… Que Dieu le protège !
Il y eut un silence, dont Robert profita pour mettre de l’ordre dans ses batteries.
– Voyons !… reprit-il tout à coup en feignant de secouer sa prétendue mélancolie, il ne s’agit pas seulement de s’attendrir… Moi, je passerais ma journée à parler de ce cher et bon Louis !… Mais je crois qu’il vaut mieux faire ses affaires.
– S’il y a une lettre de lui à porter au manoir, dit l’aubergiste, je monte ma jument grise et je pars tout de suite…
Robert secoua la tête.
– Est-ce qu’il a écrit depuis son départ ? demanda-t-il.
Cette question, si importante pour lui, fut faite de ce ton grave qui pose les prémisses d’un argument.
– Une seule fois, répondit l’aubergiste ; et c’était une année après son départ.
– Eh bien, père Géraud, il faut supposer qu’il a eu ses raisons pour se taire si longtemps. Pourquoi écrire après quatorze ans de silence ?
– C’est juste… c’est juste, murmura le bonhomme ; et pourtant il aimait si tendrement son frère… Ah ! il y a là-dedans bien des choses que je ne comprends pas !
Il s’arrêta et passa la main sur son front, en homme qui recueille involontairement ses souvenirs.
– Jamais on ne vit deux enfants s’aimer comme cela ! reprit-il (et l’Américain, cette fois, n’eut garde de l’interrompre). Depuis le jour de leur naissance jusqu’à l’âge de vingt ans, on ne les avait jamais vus l’un sans l’autre. On eût dit qu’ils n’avaient à deux qu’un seul cœur. Et puis tout à coup, du vivant même du vieux monsieur et de la vieille dame, qui sont maintenant un saint et une sainte dedans le ciel, un mystérieux vent de malheur passa sur le manoir… Il y avait une jeune fille belle comme les anges…
L’aubergiste s’interrompit encore et poussa un gros soupir.
L’Américain était tout oreilles.
– On ne sait pas ce qui eut lieu, poursuivit le père Géraud. Vers ce temps, les Pontalès revinrent au manoir. Et quand Pontalès serre la main de Penhoël, le diable rit au fond de l’enfer !
Une question se pressa sur la lèvre de Robert, qui fit effort pour garder le silence.
Le bonhomme reprit :
– C’est l’eau et le feu !… Les Pontalès avaient autrefois une petite maison sur la lande… Mon père a vu des sabots à leurs pieds… À présent la forêt est à eux, la forêt et le grand château ! Mais que disais-je ?… mademoiselle Marthe est la plus belle fille du pays… On croyait qu’elle aimait M. Louis… Ah ! cela étonna bien du monde !… M. Louis partit, et ceux qui le rencontrèrent en chemin virent bien qu’il avait des larmes dans les yeux… Ce fut René, le cadet, qui épousa mademoiselle Marthe… et depuis lors, au manoir, on ne prononça plus guère le nom de M. Louis, ce nom qui est au fond de tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde…
Si l’Américain avait eu sa bourse bien garnie, il aurait payé cher cette courte et vague histoire.
– Louis m’avait parlé de ces Pontalès, dit-il, mais j’étais loin de les croire si riches…
– Trois fois riches comme Penhoël ! s’écria le père Géraud avec colère ; et quatre fois aussi, pour sûr !… Ah ! le vieux Pontalès est un fin Normand avec sa figure de brave homme ! Il y a plus de ruse sous ses cheveux blancs que dans un demi-cent de têtes bretonnes… Heureusement que monsieur l’a encore une fois chassé du manoir, car il y a bien assez de mauvais présages comme cela autour de Penhoël !
Il se tut. Un instant Robert attendit, espérant d’autres détails sur Louis de Penhoël, mais l’aubergiste gardait le silence, et l’on pouvait voir clairement qu’il n’en savait pas davantage.
Aussi Robert reprit :
– Père Géraud, je vous prie en grâce de ne plus me parler de Louis !… Je vous écoute, voyez-vous, c’est plus fort que moi… et cependant le temps me presse… dites-moi plutôt ce qui se passe maintenant au manoir… Si Penhoël n’écrit pas, il veut qu’on lui écrive, et le moindre détail sera bien précieux…
L’aubergiste n’en était plus à la défiance. Il eût mis ce qu’il avait de plus cher sous la garde de cet homme, qui lui apportait des nouvelles du fils aîné de son maître.
– Au manoir, répondit-il, je crois qu’on est heureux… En quinze ans on peut oublier bien des choses quand on a la volonté de ne plus se souvenir !… Le cadet a recouvré une bonne part des biens de la famille vendus pendant la révolution… Si ce n’est pas la maison la plus riche du pays à cause des Pontalès, qui ont acheté en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer et bien d’autres terres de la famille, c’est encore, malgré ce qui a pu se passer, la maison la plus respectée… Quand vous lui écrirez, monsieur, vous lui direz que la fille de son père, la petite demoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si douce que les bonnes gens l’appellent l’Ange, depuis Carentoir jusqu’à la montée de Redon !… Madame n’a point perdu sa beauté, bien qu’il y ait depuis longtemps un voile de pâleur sur son visage… Elle ne se montre guère aux fêtes des châteaux voisins, mais les pauvres la connaissent et prient pour elle, car elle est la providence du malheureux… Monsieur est bon mari et bon père, quoique certains aient dit dans le temps qu’il jetait parfois des regards étranges vers le berceau de la petite demoiselle Blanche… Il sert l’église, il aime le roi et sa porte est toujours ouverte ; c’est un Penhoël, après tout !… Mais il y a d’autres hôtes encore au manoir, et ce qui réjouirait le cœur de l’aîné, j’en suis sûr, ce serait de voir les deux filles de l’oncle Jean !…
– Le brave oncle ! interrompit Robert, qui cherchait l’occasion de continuer son rôle et de paraître au fait.
– L’oncle en sabots ! s’écria Géraud, je parie qu’il vous a parlé de l’oncle en sabots !
– Plus de cent fois !
– Il l’aimait tant !… Oh ! et celui-là ne l’a pas oublié !… Quand je parlais du neveu Louis, combien de fois n’ai-je pas vu sa tête blanche s’incliner et une larme venir sous sa paupière ! Si vous écrivez à notre jeune maître, il faudra lui dire tout cela, et lui dire encore que l’oncle a eu deux filles, sur son vieil âge… Deux petites demoiselles plus jolies encore, s’il est possible, que Blanche de Penhoël. Elles sont là comme les bons génies de la maison ; leur gai sourire réchauffe l’âme ; il semble que le malheur ne pourrait point entrer sous le toit qu’elles habitent, et pourtant…
Il s’interrompit et ajouta en baissant la voix involontairement :
– Monsieur Louis vous a-t-il parlé quelquefois de Benoît Haligan ?…
Robert fit semblant de chercher dans sa mémoire.
– Benoît, le passeur…, reprit l’aubergiste.
– Attendez donc !… Benoît ?…
– Benoît le sorcier !
– Mais certainement !… Un drôle de corps !
– Il y en a qui rient de lui… moi je sais qu’il connaît d’étranges choses !…
Le père Géraud secoua la tête, et baissant la voix davantage :
– Il ne faudra pas en parler à M. Louis, quand vous lui écrirez, murmura-t-il ; mais Benoît dit que le manoir perdra bientôt ses douces joies… Elles s’en iront toutes à Dieu, toutes ensemble !… l’Ange et les deux filles de l’oncle… Cyprienne, la vive enfant… et Diane, la jolie sainte !…
– Quelle folie !…
– Oui… oui ! Benoît les voit en songe, vêtues de longues robes blanches comme des belles-de-nuit… Mais Benoît se sera trompé peut-être une fois en sa vie… Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! et puissent mes pauvres yeux se fermer avant de voir cela !
La tête de l’aubergiste se pencha sur sa poitrine. Il semblait rêver. Au bout de quelques secondes, un sourire triste vint à sa lèvre.
– Les chères enfants !… reprit-il d’une voix plus émue ; mais vous verrez l’Ange, monsieur ! vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du pays, avec leurs jupes en laine rayée et les petites coiffes de paysannes qui couvrent leurs nobles chevelures… Car, bien qu’elles soient du plus pur sang de Penhoël, elles n’ont rien en ce monde, et l’oncle Jean, leur père, veut qu’elles soient habillées comme les pauvres filles du bourg… mais vous les couvririez de haillons qu’il faudrait bien encore les saluer quand elles passent… On dirait de petites reines, monsieur !… Et comment ne seraient-elles pas belles entre toutes ? ajouta le bon aubergiste en souriant tristement ; elles lui ressemblent trait pour trait.
– À qui ?
– À l’aîné de Penhoël… comme deux filles pourraient ressembler à leur père.
– Oh ! oh ! fit Robert ; ce pauvre oncle en sabots !…
La voix du père Géraud prit un accent sévère :
– C’est une famille sainte, monsieur ! dit-il, et notre Louis respectait la mère des deux jeunes filles comme sa propre mère…
L’Américain avait déjà mis de côté son sourire égrillard.
– Enfin, poursuivit l’aubergiste, quand vous lui aurez dit tout cela, et le reste, s’il y a encore une petite place et que vous daigniez prononcer le nom d’un pauvre homme, dites-lui qu’il y a sur le port de Redon un vieux serviteur de la famille qui donnerait pour lui son sang jusqu’à la dernière goutte.
– Il y aura toujours de la place pour cela, mon brave monsieur Géraud, répliqua Robert de Blois ; mais m’avez-vous nommé tous les hôtes du manoir ?
– Pas encore… Le vieil oncle a un fils plus âgé que Diane et Cyprienne… Il s’appelle Vincent : c’est, jusqu’ici, le seul héritier mâle du nom de Penhoël, un brave enfant, un peu rude et sauvage, mais le cœur sur la main !… Il y a enfin le fils adoptif du vicomte et de madame, qui a nom Roger de Launoy… C’est une tête vive et folle, capable de bien des étourderies…, mais je l’aime pour l’amour sincère qu’il porte à madame…
– Et combien y a-t-il au juste d’ici jusqu’au château ?
– Deux fortes lieues.
– La route est-elle bonne ?
– Affreuse, mais toute droite jusqu’au bac de Port-Corbeau.
Robert regarda par la fenêtre et sembla mesurer la hauteur du soleil, qui éclairait d’une lueur jaunâtre les maisons du port Saint-Nicolas.
– Il faut que nous partions sur-le-champ, dit-il.
– À présent ! s’écria l’aubergiste. Il n’y a pas plus d’une heure de jour… C’est impossible.
– Cependant, puisque la route est toute droite…
– Droite, oui, mais défoncée par les dernières pluies et coupée de fondrières en plus de trente endroits.
– Avec de bons chevaux, dit Robert, on a raison des fondrières.
– Pas toujours…, répliqua l’aubergiste… Et puis les chevaux ne peuvent rien contre les uhlans…
– Les uhlans ?…
– Une b***e de coquins, venant on ne sait d’où, et qui se moquent de la gendarmerie… Il y a tant de trous maudits dans nos landes !
– Ce serait bien le diable, dit l’Américain, si les uhlans nous guettaient justement au passage !
– Il y en a bien d’autres, murmura l’aubergiste, qui ont parlé comme vous, et qui s’en sont repentis !… Mais, j’y songe !… vous arrivez de nuit au bac de Port-Corbeau, et les gens du haut pays disent que l’Oust est débordé…
– Quel danger, une fois qu’on est averti ?…
– Vous venez de la part de l’aîné, répondit le père Géraud, et je m’intéresse à vous comme à un ami… Ne partez pas à cette heure, monsieur, je vous en prie !…, car si le déris (inondation) vous prenait là-bas, sous Penhoël, vous n’auriez plus qu’à recommander votre âme à Dieu !…
L’Américain réfléchit durant quelques instants.
L’Endormeur, que cette longue énumération des dangers de la route affriandait médiocrement, avait bonne envie de venir en aide à la prudence du père Géraud ; mais il n’osait pas, parce que Robert venait de conquérir vis-à-vis de lui une position tout à fait supérieure.
Il sentait que son rôle était de se taire, et il se taisait.
L’Américain se leva.
– Peut-être resterons-nous bien longtemps à Penhoël, dit-il ; mais, dans telles circonstances données, il faut que nous en puissions repartir demain avec le jour… D’un autre côté, mon message est de nature à n’être confié à personne… Vous devez sentir cela, père Géraud, ajouta-t-il en baissant la voix ; il ne s’agit pas seulement pour moi de voir le maître de Penhoël…
– Vous avez à parler à madame, peut-être ?… murmura l’aubergiste d’un air timide, et comme s’il craignait d’exprimer trop clairement sa pensée.
Robert fit un signe de tête affirmatif. L’aubergiste leva les yeux au ciel et cessa d’interroger.
Sa dernière question avait été comme le complément des détails précédemment fournis. Elle ouvrait à Robert tout un horizon nouveau, et il en savait à cette heure plus peut-être que le brave aubergiste lui-même.
– Quelle que soit l’issue de notre excursion, dit-il, vous nous reverrez demain, M. Géraud, à moins que vos uhlans ne nous mangent en route… Il faut, en effet, que je passe à Redon, soit pour prendre des bagages assez importants que j’ai laissés au bureau des voitures, soit pour continuer mon voyage, au cas où j’aurais mes raisons pour ne point abuser de l’hospitalité de Penhoël… Pour le moment, il me reste à vous prier de faire seller deux bons chevaux.
– Vous êtes donc bien déterminé à partir ?…
– Très-déterminé… L’heure avance…, et plus tôt les chevaux seront prêts, plus je vous aurai de reconnaissance.
Ceci fut dit d’un ton qui n’admettait point de réplique. Le maître du Mouton couronné sortit en grommelant sa litanie d’objections : La nuit qui allait tomber, les fondrières, les uhlans et le déris.
Quand il eut passé la porte, Blaise repoussa son siège et fit une cabriole.
– Enlevé ! s’écria-t-il. Ah ! fameux ! fameux ! M. Robert !… tu es encore plus fort que je ne croyais !… Vrai, je ne donnerais pas ma part de l’affaire pour mille écus !
– Tout n’est pas dit, murmura l’Américain, dont le front restait pensif ; nous avons encore plus d’un obstacle à tourner…
– Les uhlans ?… commença Blaise.
Robert haussa les épaules.
– Au contraire, répliqua-t-il ; c’est ce qui me fait partir ce soir… Les uhlans sont placés là tout exprès pour expliquer l’absence de notre bagage… Nous aurons été dépouillés en chemin, et le triste état où nous sommes n’inspirera plus que de la sympathie…
– C’est pourtant vrai, dit l’Endormeur. Je ne sais pas si tu as ton pareil sous la calotte des cieux, M. Robert !
Un mouvement que fit Lola derrière ses rideaux sembla changer brusquement le cours des idées de l’Américain.
– Cours après M. Géraud, s’écria-t-il ; où diable avais-je l’esprit ?… Je n’ai commandé que deux chevaux, et il nous en faut trois !
Le front de Blaise se rembrunit.
– Voilà l’écueil ! murmura-t-il. Sans cette femme-là, tu serais le Napoléon de la chose !… Au nom de Dieu ! que veux-tu que nous fassions d’elle, là-bas avec ces bonnes gens ?
– Va commander un troisième cheval !
Blaise hocha la tête d’un air de mauvaise humeur, et se dirigea néanmoins vers la porte, afin d’obéir.
Mais, avant qu’il eût passé le seuil, l’Américain parut se raviser.
– Reste ! dit-il. Au fait, on peut attendre jusqu’à demain ; ça nous dispensera de régler notre compte avec ce vieil innocent de père Géraud…
– Mon opinion, répliqua l’Endormeur, est que nous pourrions bien la laisser ici tout à fait, en payement du petit vin de Nantes et de l’omelette.
Robert était auprès du lit, dont il souleva les rideaux. Les rayons du soleil couchant envoyèrent un pâle reflet d’or au visage de la jeune femme endormie.
Elle semblait sourire…
L’Américain étendit sa main vers elle, et sa lèvre gonflée eut un mouvement de sarcastique gaieté.
– Fou que tu es ! prononça-t-il d’une voix sourde et brève ; il y a là-bas un homme jeune encore, un homme simple et ardent sans doute comme tous les sauvages de ce pays breton… La femme de cet homme ne l’aime pas, car elle songe à l’absent… et vois comme notre Lola est belle !…