Chapitre II

2593 Words
Chapitre IIL’empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l’auteur dans sa prison. Description de la personne et de l’habit de Sa Majesté. Gens savants nommés pour apprendre la langue à l’auteur. Il obtient des grâces par sa douceur. Ses poches sont visitées. L’empereur, à cheval, s’avança un jour vers moi, ce qui pensa lui coûter cher : à ma vue, son cheval, étonné, se cabra ; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers jusqu’à ce que sa suite accourût et prît la bride. Sa Majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous côtés avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par précaution, hors de la portée de ma chaîne. L’impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de plusieurs dames, s’assirent à quelque distance dans des fauteuils. L’empereur est plus grand qu’aucun de sa cour, ce qui le fait redouter par ceux qui le regardent ; les traits de son visage sont grands et mâles, avec une lèvre épaisse et un nez aquilin ; il a un teint d’olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés, de la grâce et de la majesté dans toutes ses actions. Il avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le regarder avec plus de commodité je me tenais couché sur le côté, en sorte que mon visage pût être parallèle au sien ; et il se tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce temps-là, je l’ai eu plusieurs fois dans ma main ; c’est pourquoi je ne puis me tromper dans le portrait que j’en fais. Son habit était uni et simple, et fait moitié à l’asiatique et moitié à l’européenne ; mais il avait sur la tête un léger casque d’or, orné de joyaux et d’un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j’eusse brisé mes chaînes ; cette épée était presque longue de trois pouces ; la poignée et le fourreau étaient d’or et enrichis de diamants. Sa voix était aigre, mais claire et distincte, et je le pouvais entendre aisément, même quand je me tenais debout. Les dames et les courtisans étaient tous habillés superbement ; en sorte que la place qu’occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d’or et d’argent. Sa Majesté impériale me fit l’honneur de me parler souvent ; et je lui répondis toujours ; mais nous ne nous entendions ni l’un ni l’autre. Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une forte garde pour empêcher l’impertinence, et peut-être la malice de la populace, qui avait beaucoup d’impatience de se rendre en foule autour de moi pour me voir de près. Quelques-uns d’entre eux eurent l’effronterie et la témérité de me tirer des flèches, dont une pensa me crever l’œil gauche. Mais le colonel fit arrêter six des principaux de cette canaille, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, et à l’égard du sixième, je feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme poussait des hurlements horribles, et le colonel avec ses officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif. Mais-je fis bientôt cesser leur frayeur, car, avec un air doux et humain, coupant promptement les cordes dont il était garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je traitai les autres de la même façon, les tirant successivement l’un après l’autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action d’humanité, qui fut rapportée à la cour d’une manière très avantageuse, et qui me fit honneur. La nouvelle de l’arrivée d’un homme prodigieusement grand, s’étant répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens oisifs et curieux ; en sorte que les villages furent presque abandonnés, et que la culture de la terre en aurait souffert, si Sa Majesté impériale n’y avait pourvu par différents édits et ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux qui m’avaient déjà vu retourneraient incessamment chez eux, et n’approcheraient point, sans une permission particulière, du lieu de mon séjour. Par cet ordre, les commis des secrétaires d’État gagnèrent des sommes très considérables. Cependant l’empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le parti qu’il fallait prendre à mon égard. J’ai su depuis que la cour avait été fort embarrassée. On craignait que je ne vinsse à briser mes chaînes et à me mettre en liberté ; on disait que ma nourriture, causant une dépense excessive, était capable de produire une disette de vivres ; on opinait quelquefois à me faire mourir de faim, ou à me percer de flèches empoisonnées ; mais on fit réflexion que l’infection d’un corps tel que le mien pourrait produire la peste dans la capitale et dans tout le royaume. Pendant qu’on délibérait, plusieurs officiers de l’armée se rendirent à la porte de la grand-chambre où le conseil impérial était assemblé, et deux d’entre eux, ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite à l’égard des six criminels dont j’ai parlé, ce qui fit une impression si favorable sur l’esprit de Sa Majesté et de tout le conseil, qu’une commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises aux environs de la ville, de livrer tous les matins six bœufs, quarante moutons et d’autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin et d’autres boissons. Pour le payement de ces vivres, Sa Majesté donna des assignations sur son trésor. Ce prince n’a d’autres revenus que ceux de son domaine, et ce n’est que dans des occasions importantes qu’il lève des impôts sur ses sujets, qui sont obligés de le suivre à la guerre à leurs dépens. On nomma six cents personnes pour me servir, qui furent pourvues d’appointements pour leur dépense de bouche et de tentes construites très commodément de chaque côté de ma porte. Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la mode du pays ; que six hommes de lettres, des plus savants de l’empire, seraient chargés de m’apprendre la langue, et enfin, que les chevaux de l’empereur et ceux de la noblesse et les compagnies des gardes feraient souvent l’exercice devant moi pour les accoutumer à ma figure. Tous ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je fis de grands progrès dans la connaissance de la langue de Lilliput. Pendant ce temps-là l’empereur m’honora de visites fréquentes, et même voulut bien aider mes maîtres de langue à m’instruire. Les premiers mots que j’appris furent pour lui faire savoir l’envie que j’avais qu’il voulût bien me rendre ma liberté ; ce que je lui répétais tous les jours à genoux. Sa réponse fut qu’il fallait attendre encore un peu de temps, que c’était une affaire sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l’avis de son conseil, et que, premièrement, il fallait que je promisse par serment l’observation d’une paix inviolable avec lui et avec ses sujets ; qu’en attendant, je serais traité avec toute l’honnêteté possible. Il me conseilla de gagner ; par ma patience et par ma bonne conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m’avertit de ne lui savoir point mauvais gré s’il donnait ordre à certains officiers de me visiter, parce que, vraisemblablement, je pourrais porter sur moi plusieurs armes dangereuses et préjudiciables à la sûreté de ses États. Je répondis que j’étais prêt à me dépouiller de mon habit et à vider toutes mes poches en sa présence. Il me repartit que, par les lois de l’empire, il fallait que je fusse visité par deux commissaires ; qu’il savait bien que cela ne pouvait se faire sans mon consentement ; mais qu’il avait si bonne opinion de ma générosité et de ma droiture, qu’il confierait sans crainte leurs personnes entre mes mains ; que tout ce qu’on m’ôterait me serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays, ou que j’en serais remboursé selon l’évaluation, que j’en ferais moi-même. Lorsque les deux commissaires vinrent pour me fouiller, je pris ces messieurs dans mes mains, je les mis d’abord dans les poches de mon justaucorps et ensuite dans toutes mes autres poches. Ces officiers du prince, ayant des plumes, de l’encre et du papier sur eux, firent un inventaire très exact de tout ce qu’ils virent ; et, quand ils eurent achevé ; ils me prièrent de les mettre à terre, afin qu’ils pussent rendre compte de leur visite à l’empereur. Cet inventaire était conçu dans les termes suivants : « Premièrement, dans la poche droite du justaucorps du grand homme Montagne (c’est ainsi que je rends ces mots : Quinbus Flestrin), après une visite exacte, nous n’avons trouvé qu’un morceau de toile grossière, assez grand pour servir de tapis de pied, dans la principale chambre de parade de Votre Majesté. Dans la poche gauche ; nous avons trouvé un grand coffre d’argent avec un couvercle de même métal, que nous, commissaires, n’avons pu lever (ma tabatière). Nous avons prié ledit homme Montagne de l’ouvrir, et, l’un de nous étant entré dedans, a eu de la poussière jusqu’aux genoux, dont il a éternué pendant deux heures, et l’autre pendant sept minutes. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un paquet prodigieux de substances blanches et minces, pliées l’une sur l’autre, environ de la grosseur de trois hommes, attachées d’un câble bien fort et marquées de grandes figures noires, lesquelles il nous a semblé être des écritures. Dans la poche gauche, il y avait une grande machine plate armée de grandes dents très longues qui ressemblent aux palissades qui sont dans la cour de Votre Majesté (un peigne). Dans la grande poche du côté droit de son couvre-milieu (c’est ainsi que je traduis le mot de ranfulo, par lequel on voulait entendre ma culotte), nous avons vu un grand pilier de fer creux, attaché à une grosse pièce de bois plus large que le pilier, et d’un côté du pilier il y avait d’autres pièces de fer en relief, serrant un caillou coupé en talus ; nous n’avons su ce que c’était (un pistolet à pierre) ; et dans la poche gauche il y avait encore une machine de la même espèce. Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait plusieurs pièces rondes et plates, de métal rouge et blanc et d’une grosseur différente ; quelques-unes des pièces blanches, qui nous ont paru être d’argent, étaient si larges et si pesantes, que mon confrère et moi nous avons eu de la peine à les lever. Item, deux sabres de poche (deux canifs), dont la lame s’emboîtait dans une rainure du manche, et qui avait le fil fort tranchant ; ils étaient placés dans une grande boîte ou étui. Il restait deux poches à visiter : celles-ci, il les appelait goussets. C’étaient deux ouvertures coupées dans le haut de son couvre-milieu, mais fort serrées par son ventre, qui les pressait. Hors du gousset droit pendait une grande chaîne d’argent, avec une machine très merveilleuse au bout. Nous lui avons commandé de tirer hors du gousset tout ce qui tenait à cette chaîne ; cela paraissait être un globe dont la moitié était d’argent et l’autre était un métal transparent. Sur le côté transparent, nous avons vu certaines figures étranges tracées dans un cercle ; nous avons cru que nous pourrions les toucher, mais nos doigts ont été arrêtés par une substance lumineuse. Nous avons appliqué cette machine à nos oreilles ; elle faisait un bruit continuel, à peu près comme celui d’un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c’est ou quelque animal inconnu, ou la divinité qu’il adore ; mais nous penchons plus du côté de la dernière opinion, parce qu’il nous a assuré (si nous l’avons bien entendu, car il s’exprimait fort imparfaitement) qu’il faisait rarement une chose sans l’avoir consultée ; il l’appelait son oracle, et disait qu’elle désignait le temps pour chaque action de sa vie. Du gousset gauche il tira un filet presque assez large pour servir à un pêcheur (une bourse), mais qui s’ouvrait et se refermait ; nous avons trouvé au-dedans plusieurs pièces massives d’un métal jaune ; si c’est du véritable or, il faut qu’elles soient d’une valeur inestimable. Ainsi, ayant, par obéissance aux ordres de Votre Majesté, fouillé exactement toutes ses poches, nous avons observé une ceinture autour de son corps, faite de la peau de quelque animal prodigieux, à laquelle, du côté gauche, pendait une épée de la longueur de six hommes, et du côté droit une bourse ou poche partagée en deux cellules, chacune étant capable de tenir trois sujets de Votre Majesté. Dans une de ces cellules il y avait plusieurs globes ou balles d’un autre métal très pesant, environ de la grosseur de notre tête, et qui exigeaient une main très forte pour les lever ; l’autre cellule contenait un amas de certaines graines noires, mais peu grosses et assez légères, car nous en pouvions tenir plus de cinquante dans la paume de nos mains (des balles et de la poudre). Tel est l’inventaire exact de tout ce que nous avons trouvé sur le corps de l’homme Montagne, qui nous a reçus avec beaucoup d’honnêteté et avec des égards conformes à la commission de Votre Majesté. Signé et scellé le quatrième jour de la lune quatre-vingt-neuvième du règne très heureux de Votre Majesté. « Flessen Frelock, Marsi Frelock. » Quand cet inventaire eut été lu en présence de l’empereur, il m’ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces choses en particulier. D’abord il demanda mon sabre : il avait donné ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes qui l’accompagnaient de l’environner à quelque distance avec leurs arcs et leurs flèches ; mais je ne m’en aperçus pas dans le moment, parce que mes yeux étaient fixés sur Sa Majesté. Il me pria donc de tirer mon sabre, qui, quoique un peu rouillé par l’eau de la mer, était néanmoins assez brillant. Je le fis, et tout aussitôt les troupes jetèrent de grands cris. Il m’ordonna de le remettre dans le fourreau et de le jeter à terre, aussi doucement que je pourrais, environ à six pieds de distance de ma chaîne. La seconde chose qu’il me demanda fut un de ces piliers creux de fer, par lesquels il entendait mes pistolets de poche ; je les lui présentai et, par son ordre, je lui en expliquai l’usage comme je pus, et, ne les chargeant que de poudre, j’avertis l’empereur de n’être point effrayé, et puis je les lirai en l’air. L’étonnement, à cette occasion, fut plus, grand qu’à la vue de mon sabre ; ils tombèrent tous à la renverse comme s’ils eussent été frappés du tonnerre ; et même l’empereur, qui était très brave, ne put revenir à lui-même qu’après quelque temps. Je lui remis mes deux pistolets de la même manière que mon sabre, avec mes sacs de plomb et de poudre, l’avertissant de ne pas approcher le sac de poudre du feu, s’il ne voulait voir son palais impérial sauter en l’air, ce qui le surprit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre, qu’il fut fort curieux de voir, et il commanda à deux de ses gardes les plus grands de la porter sur leurs épaules, suspendue à un grand bâton, comme les charretiers des brasseurs portent un baril de bière en Angleterre. Il était étonné du bruit continuel qu’elle faisait et du mouvement de l’aiguille qui marquait les minutes ; il pouvait aisément le suivre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus perçante que la nôtre. Il demanda sur ce sujet le sentiment de ses docteurs, qui furent très partagés, comme le lecteur peut bien se l’imaginer. Ensuite je livrai mes pièces d’argent et de cuivre, ma bourse, avec neuf grosses pièces d’or et quelques-unes plus petites, mon peigne, ma tabatière d’argent, mon mouchoir et mon journal. Mon sabre, mes pistolets de poche et mes sacs de poudre et de plomb furent transportés à l’arsenal de Sa Majesté ; mais tout le reste fut laissé chez moi. J’avais une poche en particulier, qui ne fut point visitée, dans laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers quelquefois à cause de la faiblesse de mes yeux, un télescope, avec plusieurs autres bagatelles que je crus de nulle conséquence pour l’empereur, et que, pour cette raison, je ne découvris point aux commissaires, appréhendant qu’elles ne fussent gâtées ou perdues si je venais à m’en dessaisir.
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