Cela faisait déjà trois mois que Kosbassi et ses hommes se relayaient pour faire respirer les fumigations d'herbes de la chamane à Aspen.
Trois mois que la jeune femme oscillait entre états de conscience et comas profonds.
Elle avait tenté un soir de s'enfuir. Mais, les semaines passées, assise, enchaînée au fond du lourd carrosse en bois ébène, qui la transportait vers son futur époux, l'avaient affaiblie. Elle s'était retrouvée plaquée contre le sol et traînée de nouveau vers sa cage dorée en un mouvement.
Dès qu'elle respirait l'odeur âcre des herbes, elle pouvait entendre la voix de son père au loin, lui disant : « Respire doucement, fille de mon âme... respire et plonge dans un doux sommeil... »
Aspen pensait sombrement qu'un jour, ce serait elle qui plongerait son père dans un profond sommeil.
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On put entendre la voix de Kosbassi gronder : « Soyez délicats avec elle ! Si sa peau porte ne serait-ce qu'un bleu, j'offrirai vos corps aux chacals du désert ! »
« Ce n'est pas que l'on refuse de prendre soin d'elle, père des Suyeks ! C'est juste qu'elle est complètement amorphe ! Il est vraiment difficile de l'habiller correctement quand elle n'est même pas maîtresse de ses propres mouvements » avait répondu l'une des demoiselles de compagnie.
Kosbassi s'impatientait de plus en plus. Dans une heure, il serait reçu dans la salle du trône du Sì Shòu. Cette union marquerait un nouveau départ pour sa tribu et il fallait que les noces se passent correctement.
Il avait refusé de se préparer dans la salle que le roi leur avait allouée, prétextant détester être enfermé. Le roi du Sì Shòu leur avait accordé le droit de planter une yourte dans un jardin reculé du palais.
« Kosbassi… Père des Suyeks. » Un de ses hommes venait de s'avancer. « On a un problème. »
Kosbassi se retourna vivement : « Quel problème ?! »
L'homme fit un mouvement de la main en direction de la tente dans laquelle se changeait la fille de son chef : « On a mal calculé le temps d'effet des herbes… La panthère est toujours endormie. »
Kosbassi fit un mouvement de tête. Il se rendit sous la tente et vit le filet de bave couler des lèvres de sa fille. Elle avait le regard dans le vide. Alors, il se passa la main sur le visage et ordonna à l'une des demoiselles de compagnie : « Mettez-lui un voile nuptial. Ainsi, ils n'y verront que du feu ! »
« Mais Père des Suyeks ! Elle sera pleinement consciente dans deux heures ! Que se passera-t-il quand elle se réveillera de sa torpeur et que sa vue sera gênée par le voile ? »avait demandé l'une des jeunes filles.
« Peu importe ! Il vaut mieux une Aspen sous le choc du réveil que de présenter cette coquille sans vie à nos hôtes ! Veillez aussi à la maintenir enchaînée ! Je trouverais bien une excuse d'ici là ! » avait aboyé Kosbassi.
« Père des Suyeks... un messager vient d'arriver ! » avait appelé un des hommes de la tribu.
...
Kosbassi sortit en hâte de la yourte. Il se trouva nez à nez avec un homme vêtu d'un hanfu noir d'encre et doré. De plus, on pouvait voir brodés sur le milieu de sa tenue les quatre bêtes fantastiques emblématiques du Sì Shòu.
L'homme s'inclina devant Kosbassi : « Qi, messager royal, salue le père des Suyeks ! Son Altesse Royale vous informe que lui, le seigneur de l'Est et le seigneur du Nord sont prêts à vous recevoir dans la salle du trône. Si vous voulez bien me suivre, je me charge de vous guider en nos murs. »
Kosbassi se racla la gorge pour se donner de la contenance. Il fit signe à ses hommes de se mettre en marche.
Le messager semblait intrigué par la quantité de personnes requises au transport de la jeune fiancée. Il commença : « Je ne me rappelais pas que les Suyeks voilaient les jeunes filles à marier... »
Kosbassi le coupa : « Effectivement, mais l'une de mes épouses est originaire des frontières du Shijî, elle a voulu vous faire honneur en voilant sa fille... »
« Intéressant. », avait commenté Qi.
...
La tribu des Suyeks entra enfin dans la salle du trône.
Ils étaient sous le choc devant la hauteur du plafond et la richesse des décorations. Certains commençaient déjà à convoiter les délicates sculptures en or fin et en pierres précieuses.
Le trône fut ce qui les sidéra le plus. C'était un impressionnant fauteuil en or où les quatre créatures fantastiques paraissaient veiller sur celui qui y siégeait. Combien de moutons et de chevaux ce trône pouvait-il bien coûter ?
Qi se tourna vers eux et annonça : « Le vénéré roi du Sì Shòu arrive ! Mille ans de gloire ! »
Des courtisans par centaines vinrent se ranger aux côtés et s'inclinèrent profondément.
Le roi du Sì Shòu entra, vêtu de sa tenue dorée aux broderies raffinées. C'était un homme âgé qui n'avait rien perdu de sa force et de son charisme. Ses yeux étaient toujours vifs et scrutaient ses invités avec un grand intérêt.
Il fit un signe de tête à son messager qui annonça : « Le Seigneur des terres du Nord, Tortue Noire, l'intrépide Genbu ! »
Les Suyeks sursautèrent en entendant son nom. C'était un général de légende qui se tenait devant eux. La Tortue Noire était connue pour ses exploits sur les mers du Nord. Les récits de ses aventures étaient parvenus jusqu'à ce peuple vivant dans une région désertique où seules quelques oasis pouvaient être trouvées dans l'immensité de la steppe.
Genbu les regardait d'un air amusé et les salua d'un simple mouvement de tête. On pouvait lire dans ses yeux la curiosité et l'avidité lorsqu'il vit la jeune fille recouverte d'un voile nuptial.
Kosbassi et les hommes qui entouraient Aspen commencèrent à s'inquiéter. La panthère commençait à reprendre possession de ses esprits.
Qi reprit enfin : « Le Seigneur des terres de l'Est, Dragon D'Azur, le sage Seiryu ! »
Les Suyeks se figèrent. L'homme qui administrait les frontières entre le Sì Shòu ainsi que les terres insoumises ; celui qui veillait au flot des passages de personnes et de marchandises, venait d'entrer.
Le Dragon se tenait droit devant eux, mais ne semblait guère leur prêter la moindre attention.
Kosbassi se demanda si cet homme serait en mesure de maîtriser Aspen.
Le Dragon était grand, bien plus grand qu'eux, néanmoins il paraissait être fragile, vêtu de son long hanfu bleu ciel et doré. Il se tenait serein, les mains derrière le dos, paraissant attendre que cette assemblée soit levée au plus vite. Tout chez lui respirait le calme et l'intelligence froide.
Aspen ne ferait qu'une bouchée de lui.
Les demoiselles de compagnie d'Aspen commencèrent à se regarder d'un air paniqué. La panthère se réveillait et elle venait d'émettre une sorte de grognement étouffé.
Le roi du Sì Shòu parla : « Bienvenue dans mon Royaume Kosbassi Khan. Mon cœur se remplit de joie à l'union de nos deux enfants. »
« Nous partageons la même joie, ô noble Koryu. Les Suyeks saluent le Dragon Jaune du Sì Shòu », lança Kosbassi. Lui et ses hommes placèrent leur poing droit contre leur cœur avant d'incliner la tête.
Le roi Koryu sourit et dit : « Je suis surpris de voir ma future fille porter le voile nuptial du Shijî, mais mon messager m'a expliqué l'honneur que votre épouse a voulu nous faire. »
Le roi se tourna vers Seiryu : « Mon fils, le Dragon D'azur ne souhaitait pas reprendre d'épouse... »
Le Dragon faisait toujours mine de ne pas s'intéresser à ce qui se passait.
Le roi reprit : « Seiryu... il est temps pour toi de découvrir ton épouse, ôte-lui son voile, que nous puissions enfin connaître le visage de ta future épouse. »
Kosbassi sentit la panique monter en lui. Il était pourtant persuadé que le voile ne serait levé qu'au moment de la nuit de noce selon la tradition du Shijî.
Seiryu poussa un soupir et s'agenouilla devant Aspen. Il souleva lentement le voile et se figea.
Kosbassi vit le roi, le seigneur du Nord et Qi se pétrifier.
Aspen venait de saisir le Dragon à la gorge. Heureusement que les herbes faisaient toujours effet où elle aurait facilement arraché la trachée du seigneur de l'Est.
Le Dragon fit signe aux gardes de ne pas s'approcher, posa calmement sa main sur celle d'Aspen et approcha son visage près de l'oreille de la panthère avant de lui murmurer quelques mots.
À la surprise des Suyeks, Aspen lâcha la gorge de Seiryu puis acquiesça d'un mouvement de tête.
Le Dragon la prit dans ses bras et la porta délicatement avant de s'adresser à l'audience : « Moi, Seiryu, Dragon d'Azur et seigneur des terres de l'Est, accepte le don des Suyeks. »
Tous s'exclamèrent. Kosbassi était soulagé. L'échange s'était bien passé et allait garantir la prospérité à sa tribu.
Seiryu posa Aspen au sol et retourna à sa place près de son père.
Les demoiselles de compagnie rejoignirent Aspen : « Panthère du désert, que t'as dit le Dragon ? »
Aspen les regarda avec mépris : « Les chiennes qui ont brouillé mon esprit pendant trois mois osent m'adresser la parole ? »
Aspen marcha tant bien que mal et vint se placer à la gauche du Dragon. Ils se regardèrent tous deux d'un air entendu. Elle fut surprise de le voir l'aider à se tenir debout.
Les paroles du Dragon tournaient en boucle dans sa tête :
« Je ne suis pas ton ennemi. Ni toi ni moi n'avons souhaité cette union. Joue mon jeu et je t'aiderai à te venger de tous ceux qui t'ont mise dans cette situation. »
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J'espère que ce chapitre vous a plu.
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