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L’invasion de la mer

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Djemma était une Africaine de race touareg ayant dépassé sa soixantième année, grande, forte, la taille droite, l’attitude énergique. De ses yeux bleus, comme ceux des femmes de même origine, s’échappait un regard dont l’ardeur égalait la fierté. Blanche de peau, elle apparaissait jaune sous la teinture d’ocre qui recouvrait son front et ses joues. Elle était vêtue d’étoffe sombre, un ample haïk de cette laine si abondamment fournie par les troupeaux des Hammâma qui vivent aux alentours des sebkha ou chotts de la basse Tunisie. Un large capuchon recouvrait sa tête, dont l’épaisse chevelure commençait seulement à blanchir.

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1 L’oasis de Gabès « Que sais-tu ? – Je sais ce que j’ai entendu dans le port... – On parlait du navire qui vient chercher... qui emmènera Hadjar ?... – Oui... à Tunis, où il sera jugé... – Et condamné ?... – Condamné. – Allah ne le permettra pas, Sohar !... Non ! il ne le permettra pas !... – Silence... » dit vivement Sohar, en prêtant l’oreille comme s’il percevait un bruit de pas sur le sable. Sans se relever, il rampa vers l’entrée du marabout abandonné où se tenait cette conversation. Le jour durait encore, mais le soleil ne tarderait pas à disparaître derrière les dunes qui bordent de ce côté le littoral de la Petite-Syrte. Au début de mars, les crépuscules ne sont pas longs sur le trente-quatrième degré de l’hémisphère septentrional. L’astre radieux ne s’y rapproche pas de l’horizon par une descente oblique : il semble qu’il tombe suivant la verticale comme un corps soumis aux lois de la pesanteur. Sohar s’arrêta, puis fit quelques pas au-delà du seuil calciné par l’ardeur des rayons solaires. Son regard parcourut en un instant la plaine environnante. Vers le nord, les cimes verdoyantes d’une oasis, qui s’arrondissait à la distance d’un kilomètre et demi. Au sud, l’aire interminable des grèves jaunâtres frangées d’écume au ressac de la marée montante. À l’ouest, un amoncellement de dunes se profilant sur le ciel. À l’est, un large espace de cette mer qui forme le golfe de Gabès et baigne le littoral tunisien en s’infléchissant vers les parages de la Tripolitaine. La légère brise de l’ouest qui avait rafraîchi l’atmosphère pendant cette journée était tombée avec le soir. Aucun bruit ne vint à l’oreille de Sohar. Il avait cru entendre marcher aux environs de ce cube de vieille maçonnerie blanche, abrité d’un antique palmier, et il reconnut son erreur. Personne, ni du côté des dunes ni du côté de la grève. Il fit le tour du petit monument. Personne et aucune trace de pas sur le sable, si ce n’est celles que sa mère et lui avaient laissées devant l’entrée du marabout. À peine s’était-il écoulé une minute depuis la sortie de Sohar, lorsque Djemma parut sur le seuil, inquiète de ne pas voir revenir son fils. Celui-ci, qui tournait alors l’angle du marabout, la rassura d’un geste. Djemma était une Africaine de race touareg ayant dépassé sa soixantième année, grande, forte, la taille droite, l’attitude énergique. De ses yeux bleus, comme ceux des femmes de même origine, s’échappait un regard dont l’ardeur égalait la fierté. Blanche de peau, elle apparaissait jaune sous la teinture d’ocre qui recouvrait son front et ses joues. Elle était vêtue d’étoffe sombre, un ample haïk de cette laine si abondamment fournie par les troupeaux des Hammâma qui vivent aux alentours des sebkha ou chotts de la basse Tunisie. Un large capuchon recouvrait sa tête, dont l’épaisse chevelure commençait seulement à blanchir. Djemma resta immobile à cette place jusqu’au moment où son fils vint la rejoindre. Il n’avait rien aperçu de suspect aux environs et le silence n’était troublé que par ce chant plaintif du bou-habibi, le moineau du Djerid, dont plusieurs couples voletaient du côté des dunes. Djemma et Sohar rentrèrent dans le marabout pour attendre que la nuit leur permît de gagner Gabès sans éveiller l’attention. L’entretien se continua en ces termes : « Le navire a quitté la Goulette ? – Oui, ma mère, et, ce matin, il avait doublé le cap Bon... C’est le croiseur Chanzy... – Il arrivera cette nuit ?... – Cette nuit... à moins qu’il ne relâche à Sfax... Mais il est plus probable qu’il viendra mouiller devant Gabès, où ton fils, mon frère, lui sera livré... – Hadjar !... Hadjar !... » murmura la vieille mère. Et, toute frémissante alors de colère et de douleur : « Mon fils... mon fils ! s’écria-t-elle, ces Roumis le tueront, et je ne le verrai plus... et il ne sera plus là pour entraîner les Touareg à la guerre sainte !... Non... non ! Allah ne le permettra pas. » Puis, comme si cette crise eût épuisé ses forces, Djemma tomba agenouillée dans l’angle de l’étroite salle et demeura silencieuse. Sohar était revenu se poster sur le seuil, accoudé au montant de la porte, aussi immobile que s’il eût été de pierre, comme une de ces statues qui ornent parfois l’entrée des marabouts. Aucun bruit inquiétant ne le tira de son immobilité. L’ombre des dunes s’allongeait peu à peu vers l’est, à mesure que le soleil s’abaissait sur l’horizon opposé. À l’orient de la Petite-Syrte se levaient les premières constellations. La mince tranche du disque lunaire, au début de son premier quartier, venait de glisser derrière les extrêmes brumes du couchant. Une nuit tranquille se préparait, obscure aussi, car un rideau de légères vapeurs allait en cacher les étoiles. Un peu après sept heures, Sohar retourna près de sa mère et lui dit : « Il est temps... – Oui, répondit Djemma, et il est temps que Hadjar soit arraché des mains de ces Roumis... Il faut qu’il soit hors de la prison de Gabès avant le lever du soleil... Demain, il serait trop tard... – Tout est prêt, mère, affirma Sohar... Nos compagnons nous attendent... Ceux de Gabès ont préparé l’évasion... Ceux du Djerid serviront d’escorte à Hadjar, et le jour n’aura pas reparu qu’ils seront loin dans le désert... – Et moi avec eux, déclara Djemma, car je n’abandonnerai pas mon fils... – Et moi avec vous, ajouta Sohar. Je n’abandonnerai ni mon frère ni ma mère ! » Djemma l’attira près d’elle, le pressa dans ses bras. Puis, rajustant le capuchon de son haïk, elle franchit le seuil. Sohar la précédait de quelques pas, alors que tous deux se dirigeaient vers Gabès. Au lieu de suivre la lisière du littoral, le long du relais d’herbes marines laissées par la dernière marée sur la grève, ils suivaient la base des dunes, espérant être moins aperçus pendant ce trajet d’un kilomètre et demi. Là où était l’oasis, la masse des arbres, presque confondue dans l’ombre croissante, ne se présentait plus que confusément au regard. Aucune lumière ne brillait à travers l’obscurité. Dans ces maisons arabes, dépourvues de fenêtres, le jour ne se prend que sur les cours intérieures, et, lorsque la nuit est venue, aucune clarté ne s’échappe au-dehors. Cependant, un point lumineux ne tarda pas à apparaître au-dessus des contours vaguement entrevus de la ville. Le rayon, assez intense d’ailleurs, devait jaillir de la partie haute de Gabès, peut-être du minaret d’une mosquée, peut-être du château qui la dominait. Sohar ne s’y trompa pas, et, montrant du doigt cette lueur : « Le bordj... dit-il. – Et c’est là, Sohar ?... – Là... qu’ils l’ont enfermé, ma mère ! » La vieille femme s’était arrêtée. Il semblait que cette lumière eût établi une sorte de communication entre son fils et elle. Assurément, si ce n’était pas du cachot où il devait être emprisonné que partait cette lumière, c’était du moins du fort où Hadjar avait été conduit. Depuis que le redoutable chef était tombé entre les mains des soldats français, Djemma n’avait plus revu son fils, et elle ne le reverrait jamais, à moins que, cette nuit même, il n’échappât par la fuite au sort que lui réservait la justice militaire. Elle restait donc comme immobilisée à cette place, et il fallut que Sohar lui répétât par deux fois : « Venez, ma mère, venez ! » Le cheminement continua au pied des dunes qui s’arrondissaient en gagnant l’oasis de Gabès, l’ensemble de bourgades, de maisons, le plus considérable qui occupe la rive continentale de la Petite-Syrte. Sohar se dirigeait vers le groupe que les soldats appellent Coquinville. C’est une agglomération de huttes de bois où réside toute une population de mercantis, ce qui lui a valu ce nom assez justifié. La bourgade est située près de l’entrée de l’oued, ruisseau qui serpente capricieusement à travers l’oasis sous l’ombrage des palmiers. Là, s’élève le bordj, ou Fort-Neuf, d’où Hadjar ne sortirait que pour être transféré à la prison de Tunis. C’était de ce bordj que ses compagnons, toutes précautions prises, tous préparatifs faits en vue d’une évasion, espéraient l’enlever cette nuit même. Réunis dans une des huttes de Coquinville, ils y attendaient Djemma et son fils. Mais une extrême prudence s’imposait, et mieux valait ne point être rencontré aux approches de la bourgade. Et, d’ailleurs, avec quelle inquiétude leurs regards se portaient du côté de la mer ! Ce qu’ils craignaient, c’était l’arrivée, ce soir même, du croiseur, et le transfèrement du prisonnier à bord de ce navire, avant que l’évasion eût pu s’accomplir. Ils cherchaient à voir si quelque feu blanc apparaissait dans le golfe de la Petite-Syrte, à entendre les hennissements de vapeur, les gémissements stridents de sirène qui signalent un bâtiment venant au mouillage. Non, seuls les fanaux des bateaux de pêche se reflétaient dans les eaux tunisiennes, et aucun sifflement ne déchirait l’air. Il n’était pas huit heures, lorsque Djemma et son fils atteignirent la rive de l’oued. Encore dix minutes et ils seraient au rendez-vous. À l’instant où tous les deux allaient s’engager sur la rive droite, un homme, tapi derrière les cactus de la berge, se dressa à demi et prononça ce nom : « Sohar ?... – C’est toi, Ahmet ?... – Oui... et ta mère ?... – Elle me suit. – Et nous te suivons, dit Djemma. – Quelles nouvelles ?... demanda Sohar. – Aucune... répondit Ahmet. – Nos compagnons sont là ?... – Ils vous attendent. – Personne n’a eu l’éveil au bordj ?... – Personne. – Hadjar est prêt ?... – Oui. – Et comment l’a-t-on vu ?... – Par Harrig, mis en liberté ce matin, et qui se trouve maintenant avec les compagnons... – Allons », dit la vieille femme. Et tous trois remontèrent la rive de l’oued. La direction qu’ils suivaient alors ne leur permettait plus d’apercevoir la sombre masse du bordj à travers les épaisses frondaisons. Ce n’est vraiment qu’une vaste palmeraie, cette oasis de Gabès. Ahmet ne pouvait s’égarer et marchait d’un pas sûr. Il y aurait tout d’abord lieu de traverser Djara qui occupe les deux rives de l’oued. C’est dans ce bourg, autrefois fortifié, qui fut successivement carthaginois, romain, byzantin, arabe, que se tient le principal marché de Gabès. À cette heure, la population ne serait pas rentrée, et peut-être Djemma, son fils auraient-ils quelque peine à passer sans éveiller l’attention. Il est vrai, les rues des oasis tunisiennes n’étaient pas encore éclairées à l’électricité ni même au gaz, et, sauf à la hauteur de quelques cafés, elles seraient plongées dans une obscurité profonde. Cependant, très prudent, très circonspect, Ahmet ne cessait de dire à Sohar qu’on ne saurait prendre trop de précautions. Il n’était pas impossible que la mère du prisonnier fût connue à Gabès, où sa présence aurait pu provoquer un redoublement de vigilance autour du fort. L’évasion ne présentait déjà que trop de difficultés, bien qu’elle eût été préparée de longue main, et il importait que les gardiens ne fussent point mis en éveil. Aussi Ahmet choisissait-il de préférence les chemins qui conduisaient aux environs du bordj. Du reste, la partie centrale de l’oasis, pendant cette soirée, ne laissait pas d’être assez animée. C’était un dimanche qui allait finir. Ce dernier jour de la semaine est généralement fêté dans toutes les villes qui possèdent garnison et surtout garnison française, en Afrique comme en Europe. Les soldats obtiennent des permissions, ils s’attablent dans les cafés, ils ne rentrent que tard à la caserne. Les indigènes s’associent à cette animation, principalement dans le quartier des mercantis très mêlés d’Italiens et de Juifs. Le tumulte se prolonge jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il se pouvait – cela vient d’être dit – que Djemma ne fût pas inconnue des autorités de Gabès. En effet, depuis la capture de son fils, elle s’était plus d’une fois risquée autour du bordj. Risque, assurément, et pour sa liberté et peut-être même pour sa vie. On n’ignorait pas l’influence qu’elle avait eue sur Hadjar, cette influence de la mère, si puissante chez la race touareg. Ne la savait-on pas capable, après l’avoir poussé à la révolte, de provoquer une nouvelle rébellion, soit pour délivrer le prisonnier, soit pour le venger, si le conseil de guerre l’envoyait à la mort ?... Oui ! on devait le craindre, toutes les tribus se dresseraient à sa voix et la suivraient sur le chemin de la guerre sainte. En vain des recherches avaient-elles été entreprises pour s’emparer de sa personne. En vain les expéditions s’étaient-elles multipliées à travers ce pays des sebkha et des chotts. Protégée par le dévouement public, Djemma avait échappé jusqu’ici à toutes les tentatives faites pour capturer la mère après le fils !... Et, pourtant, voici qu’elle était venue au milieu de cette oasis, où tant de dangers la menaçaient. Elle avait voulu se joindre à ses compagnons que l’œuvre de l’évasion réunissait alors à Gabès. Si Hadjar arrivait à déjouer la surveillance de ses gardiens, s’il pouvait franchir les murs du bordj, sa mère reprendrait avec lui la route du marabout, et, à un kilomètre de là, au plus épais d’un bois de palmiers, le fugitif trouverait les chevaux préparés pour sa fuite. Ce serait la liberté reconquise, et, qui sait, quelque nouvelle tentative de soulèvement contre la domination française. Le cheminement s’était poursuivi dans ces conditions. Au milieu des groupes de Français et d’Arabes qui se rencontraient parfois, nul n’avait pu deviner la mère de Hadjar sous le haïk qui la recouvrait. Du reste, Ahmet s’ingéniait à les avertir, et tous trois se blottissaient en quelque coin obscur, derrière une hutte isolée, sous le couvert des arbres et ils reprenaient leur marche, après que les passants s’étaient éloignés. Enfin, ils n’étaient plus qu’à trois ou quatre pas du lieu de rendez-vous, lorsqu’un Targui, qui semblait guetter leur passage, se précipita devant eux. La rue ou plutôt le chemin qui obliquait vers le bordj était désert en ce moment, et, en le suivant pendant quelques minutes, il suffirait de remonter une étroite ruelle latérale pour gagner le gourbi où se rendaient Djemma et ses compagnons. L’homme avait été droit à Ahmet ; puis, joignant le geste à la parole, il l’avait arrêté en disant : « Ne va pas plus loin... – Qu’y a-t-il, Horeb ?... demanda Ahmet qui venait de reconnaître un des Touareg de sa tribu. – Nos compagnons ne sont plus au gourbi. » La vieille mère avait suspendu sa marche et, interrogeant Horeb d’une voix à la fois pleine d’inquiétude et de colère : « Est-ce que ces chiens de Roumis ont l’éveil ?... demanda-t-elle. – Non... Djemma, répondit Horeb, et les gardiens du bordj n’ont aucun soupçon... – Alors pourquoi nos compagnons ne sont-ils plus au gourbi ?... reprit Djemma. – Parce que des soldats en permission sont venus y demander à boire, et nous n’avons pas voulu rester avec eux... Il y avait là le sous-officier de spahis Nicol, qui vous connaît, Djemma... – Oui, murmura celle-ci... Il m’a vue là-bas... dans le douar... lorsque mon fils est tombé entre les mains de son capitaine... Ah ! ce capitaine, si jamais !... » Et ce fut comme un rugissement de fauve qui s’échappa de la poitrine de cette femme, la mère du prisonnier Hadjar ! « Où rejoindre nos compagnons ?... demanda Ahmet. – Venez », répondit Horeb. Et, prenant la tête, il se glissa à travers une petite palmeraie en direction du fort. Ce bois, désert à cette heure, ne s’animait que les jours où se tenait le grand marché de Gabès. Il y avait donc probabilité qu’on ne rencontrerait plus personne aux approches du bordj, dans lequel il serait d’ailleurs impossible de pénétrer. De ce que la garnison jouissait des permissions de ce dimanche, il n’aurait pas fallu conclure que le poste de service eût été abandonné. Est-ce qu’une surveillance plus sévère ne s’imposait pas tant que le rebelle Hadjar serait prisonnier dans le fort, tant qu’il n’aurait pas été transféré à bord du croiseur pour être livré à la justice militaire ?... La petite troupe marchait donc sous le couvert des arbres et atteignit la lisière de la palmeraie. En cet endroit s’aggloméraient une vingtaine de huttes, et quelques lumières filtraient à travers leurs étroites ouvertures. Il n’y avait plus qu’une portée de fusil à franchir pour atteindre le lieu du rendez-vous. Mais à peine Horeb s’était-il engagé dans une tortueuse ruelle qu’un bruit de pas et de voix le contraignit de s’arrêter. Une douzaine de soldats, des spahis, venaient de leur côté, chantant et criant, sous l’influence de libations peut-être un peu trop prolongées dans les cabarets du voisinage. Ahmet trouva prudent d’éviter leur rencontre et, pour leur livrer passage, se rejeta avec Djemma, Sohar et Horeb au fond d’un obscur enfoncement non loin de l’école franco-arabe. Là se creusait un puits dont l’orifice était surmonté d’une armature de bois qui supportait le treuil auquel s’enroulait la chaîne des seaux. En un instant, tous se furent réfugiés derrière ce puits dont la margelle assez haute les cacherait entièrement. Le groupe s’avançait, et voici qu’il s’arrêta, et l’un de ces soldats de s’écrier : « Nom d’un diable ! qu’il fait soif !... – Eh bien, bois !... Voici un puits, lui répondit le maréchal des logis-chef Nicol. – Quoi ! de l’eau... marchef ?... se récria le brigadier Pistache. – Invoque Mahomet, peut-être changera-t-il cette eau en vin... – Ah ! si j’en étais sûr !... – Tu te ferais mahométan ?... – Non, marchef, non... et d’ailleurs, puisque Allah défend le vin à ses fidèles, jamais il ne consentirait à faire ce miracle-là pour des mécréants... – Bien raisonné, Pistache, déclara le sous-officier, qui ajouta : En route pour le poste ! » Mais, au moment où ses soldats allaient le suivre, il les arrêta. Deux hommes remontaient la rue, et le sous-officier reconnut en eux un capitaine et un lieutenant de son régiment. « Halte !... commanda-t-il à ses hommes qui portèrent la main à leur chéchia. – Eh ! fit le capitaine, c’est ce brave Nicol !... – Le capitaine Hardigan ?... répondit le marchef, d’un ton qui dénotait une certaine surprise. – Moi-même !... – Et nous arrivons à l’instant de Tunis, ajouta le lieutenant Villette. – En attendant de repartir pour une expédition dont tu seras, Nicol... – À vos ordres, mon capitaine, répondit le sous-officier, et prêt à vous suivre partout où vous irez... – Entendu... entendu !... dit le capitaine Hardigan. Et ton vieux frère, comment se porte-t-il ?... – Parfaitement... sur ses quatre jambes que j’ai soin de ne point laisser se rouiller... – Bien, Nicol !... Et aussi Coupe-à-cœur ?... Toujours l’ami du vieux frère ?... – Toujours, mon capitaine, et je ne m’étonnerais point qu’ils fussent jumeaux. – Ce serait drôle... un chien et un cheval !... riposta en riant l’officier... Sois tranquille, Nicol, nous ne les séparerons pas, quand on partira !... – Pour sûr, ils en mourraient, mon capitaine. » À ce moment, une détonation retentit du côté de la mer. « Qu’est-ce, cela ?... demanda le lieutenant Villette. – Probablement le coup de canon du croiseur qui mouille dans le golfe... – Et qui vient chercher ce coquin de Hadjar... ajouta le sous-officier. Une fameuse capture que vous avez faite là, mon capitaine... – Tu peux dire que nous avons faite ensemble, reprit le capitaine Hardigan. – Oui... et aussi le vieux frère... et aussi Coupe-à-cœur », déclara le marchef. Puis les deux officiers reprirent leur route en remontant vers le bordj, tandis que le marchef Nicol et ses hommes redescendaient vers les bas quartiers de Gabès.

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