PROLOGUE
PROLOGUE
Il avait lu ce bouquin au moins une demi-douzaine de fois mais ce n’était pas grave. C’était un bon bouquin et il était même arrivé au point de donner à chaque personnage du livre sa propre voix. Ça aidait aussi beaucoup qu’il s’agisse là d’un de ses ouvrages favoris – Quelque chose de diabolique est sur le point d’arriver par Ray Bradbury. Pour beaucoup, ce serait un choix étrange de livre à lire aux pensionnaires d’une résidence pour aveugles, mais tous ceux à qui il l’avait lu avaient eu l’air de l’apprécier.
Il arrivait à la fin de l’histoire et sa pensionnaire avait été subjuguée par le récit. Ellis, une femme de cinquante-sept ans, lui avait expliqué qu’elle était née aveugle et qu’elle vivait dans cette résidence depuis onze ans, après que son fils ait décidé qu’il ne voulait plus s’occuper d’elle et l’avait placée dans la résidence Wakeman pour aveugles.
Ellis avait eu l’air de l’apprécier directement. Elle lui avait raconté plus tard qu’elle n’avait parlé de lui qu’à très peu d’autres pensionnaires car elle avait envie de le garder pour elle toute seule. Et c’était très bien comme ça. En fait, c’était même plutôt parfait en ce qui le concernait.
Mieux encore, il y a environ trois semaines, elle avait insisté pour qu’ils sortent de la résidence ; elle avait envie d’entendre son récit en plein air, avec le visage au vent. Et bien qu’il n’y ait pas vraiment de brise aujourd’hui – il faisait en fait vraiment très chaud – c’était très bien comme ça. Ils étaient assis dans une petite roseraie à environ cinq cents mètres de la résidence. C’était un endroit, lui avait-elle dit, où elle aimait se rendre. Elle y aimait l’odeur des roses et le bourdonnement des abeilles.
Et maintenant, elle y écoutait sa voix lui lire l’histoire écrite par Ray Bradbury.
Il était content qu’elle l’apprécie autant. Il l’aimait beaucoup aussi. Ellis ne l’interrompait pas avec des dizaines de questions comme d’autres pensionnaires pouvaient le faire. Elle restait simplement assise là, le regard perdu au loin, et se concentrait sur chacun des mots qu’il prononçait.
Au moment où il arriva à la fin d’un chapitre, il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était déjà resté dix minutes de plus que d’habitude. Il n’avait pas prévu de rendre visite à d’autres pensionnaires aujourd’hui mais il avait des projets pour ce soir.
Il plaça son marque-page à l’endroit où il s’était arrêté et déposa le livre. Maintenant qu’il n’avait plus l’histoire pour le distraire, il réalisa combien la chaleur du sud était oppressante dans son dos.
« C’est tout pour aujourd’hui ? » demanda Ellis.
Il sourit à sa question. Il était toujours aussi étonné de constater que les autres sens aient autant compensé l’absence de la vue. Elle l’avait entendu bouger sur le petit banc au centre du jardin, puis le bruit léger du livre qu’il avait reposé sur ses genoux.
« Oui, j’en ai bien peur, » dit-il. « J’ai déjà dépassé de dix minutes le temps de ma visite. »
« Il reste encore beaucoup ? » demanda-t-elle.
« Environ quarante pages. Alors on le terminera la semaine prochaine. C’est d’accord ? »
« Oui, tout à fait, » dit-elle. Puis elle fronça légèrement les sourcils et ajouta : « Est-ce que ça vous dérange si je vous demande… et bien, vous savez… c’est bête, mais… »
« Non, il n’y a pas de problème, Ellis. »
Il se pencha plus près d’elle et la laissa toucher son visage. Elle promena ses mains le long du contour de sa tête. Il comprenait ce besoin (et Ellis n’était pas la seule femme aveugle qui lui ait demandé la même chose) mais ça lui paraissait toujours aussi bizarre. Un léger sourire se dessina sur les lèvres d’Ellis au moment où elle parcourait son visage des doigts, puis elle retira ses mains.
« Merci, » dit-elle. « Et merci pour la lecture. Je me demandais si vous aviez déjà des idées pour le prochain bouquin ? »
« Ça dépend de quoi vous avez envie. »
« Un classique, peut-être ? »
« C’est Ray Bradbury, » dit-il. « C’est le plus classique que je puisse faire. Mais je pense que je dois avoir Sa Majesté des mouches quelque part. »
« C’est le livre racontant l’histoire de ces garçons échoués sur une île, n’est-ce pas ? »
« De manière résumée, oui. »
« Ça me paraît une bonne idée. Mais celui-ci… ce Quelque chose de diabolique est sur le point d’arriver est vraiment excellent. Un très bon choix ! »
« Oui, c’est un de mes livres préférés. »
Il était plutôt content qu’elle ne puisse pas voir le sourire perfide qui se dessina sur ses lèvres. Quelque chose de diabolique est sur le point d’arriver, de fait, pensa-t-il.
Il prit son livre en main, usé par des années d’utilisation, ouvert pour la première fois il y a environ trente ans. Il attendit qu’elle se lève avec lui, comme un amoureux impatient. Elle avait son bâton de marche avec elle mais elle l’utilisait rarement.
La marche retour vers la résidence Wakeman pour aveugles était courte. Il aimait regarder la concentration qui envahissait son visage quand elle se mettait à marcher. Il se demanda quel effet cela pouvait-il faire de compter sur tous ses autres sens pour pouvoir se déplacer. Ça devait être très fatigant de se déplacer dans un univers sans être capable de le voir.
Tout en scrutant son visage, il espérait surtout qu’Ellis ait apprécié le récit qu’elle avait entendu jusqu’à maintenant.
Il serra le livre contre lui, presque déçu qu’Ellis n’ait jamais l’occasion de savoir comment l’histoire se terminait.
*
Ellis se prit à penser aux jeunes garçons de Quelque chose de diabolique est sur le point d’arriver. C’était le mois d’octobre dans le livre. Elle aurait aimé être aussi au mois d’octobre. Mais non… c’était la fin du mois de juillet dans le sud de la Virginie et elle avait l’impression qu’il ne pouvait pas faire plus chaud que ça. Elle envisageait de faire une ballade avant le crépuscule, mais il faisait toujours un insupportable trente-deux degrés dehors comme le lui avait appris Siri, l’application sur son iPhone.
Hélas, elle avait appris à bien connaître Siri. Cette application était un bon moyen de faire passer le temps. Elle lui parlait d’une voix prétentieuse de robot et maintenait Ellis informée sur des sujets divers, les prévisions météo ou les résultats sportifs.
Il y avait quelques personnes à la résidence qui s’y connaissaient en technologie et qui veillaient à ce que tous ses gadgets informatiques soient mis à jour. Elle avait un MacBook rempli d’iTunes et une bibliothèque musicale assez conséquente. Elle avait également le dernier iPhone et même une excellente application qui lui permettait de communiquer en Braille.
Siri venait juste de lui dire qu’il faisait trente degrés à l’extérieur. Ça avait l’air impossible vu qu’il était presque dix-neuf trente du soir. Enfin, pensa-t-elle. Un peu de transpiration n’a jamais fait de mal à personne.
Elle envisagea d’abandonner l’idée de sa ballade. C’était une promenade qu’elle faisait au moins cinq fois par semaine. Mais elle en avait déjà fait une aujourd’hui avec l’homme qui lui faisait la lecture. Elle n’avait pas vraiment besoin de faire de l’exercice mais… et bien, elle avait sa routine et ses petites habitudes qui lui donnaient l’impression d’être normale, qui lui donnaient l’impression d’être saine d’esprit. De plus, il y avait quelque chose dans l’air à la fin de la journée, au moment du crépuscule. Elle était capable de littéralement sentir le moment où le soleil se couchait et d’entendre une sorte de bourdonnement électrique dans l’air au moment où le silence envahissait le monde autour d’elle, amenant l’obscurité et la nuit.
Alors elle décida finalement d’aller faire sa promenade. Deux personnes de la résidence lui dirent au revoir, des voix familières – l’une remplie d’ennui, l’autre avec un enthousiasme réfréné. Elle savoura la sensation de l’air frais sur son visage au moment où elle sortit sur la pelouse principale.
« Où vas-tu, Ellis ? »
C’était une autre voix familière – celle du directeur de la résidence Wakeman, un homme jovial du nom de Randall Jones.
« Ma promenade habituelle, » répondit-elle.
« Mais il fait si chaud ! Ne traîne pas de trop. Je n’ai vraiment pas envie que tu nous fasses une syncope ! »
« Ou rater mon ridicule couvre-feu, » dit-elle.
« Oui, c’est ça, » dit Randall, avec un petit air moqueur.
Elle sortit pour sa ballade, laissant derrière elle la résidence. Elle sentit un espace ouvert devant elle, la pelouse qui l’attendait. Au-delà se trouvait le trottoir et, cinq cent mètres plus loin, la roseraie.
Ellis détestait l’idée d’avoir près de soixante ans et d’avoir un couvre-feu. Elle en comprenait la raison mais ça lui donnait l’impression d’être un enfant. Mais d’un autre côté, à part le fait d’être aveugle, elle était plutôt bien à la résidence Wakeman. Elle avait même cet homme gentil qui venait lui faire la lecture une fois par semaine – et parfois deux fois. Elle savait qu’il faisait aussi la lecture à d’autres personnes. Mais c’était des pensionnaires d’autres résidences. Ici à Wakeman, elle était la seule à qui il faisait la lecture. Elle avait du coup l’impression d’être spéciale. Elle avait l’impression qu’il avait une préférence pour elle. Il s’était plaint du fait que la plupart des pensionnaires préféraient des romans à l’eau de rose ou des best-sellers inintéressants. Mais avec Ellis, il pouvait lire des ouvrages qu’il appréciait vraiment. Deux semaines plus tôt, ils avaient terminé Cujo de Stephen King. Et maintenant, c’était ce livre de Bradbury et –
Elle s’arrêta de marcher, en penchant légèrement la tête sur le côté.
Elle avait eu l’impression d’entendre un bruit tout près d’elle. Mais après s’être arrêtée, elle n’entendit plus rien.
C’était probablement juste un animal traversant les bois sur ma droite, pensa-t-elle. Après tout, c’était la Virginie du Sud… et il y avait beaucoup de forêts et d’animaux qui y vivaient.
Elle tapota de sa canne devant elle, trouvant une sorte de bien-être dans le bruit familier du clic clic au moment où elle touchait le trottoir. Bien qu’elle n’ait jamais vu le trottoir ou la route qui le longeait, on les lui avait plusieurs fois décrits. Elle avait même fini par s’en créer une image mentale avec les descriptions des fleurs et des arbres que certains des aides-soignants de la résidence lui en avaient faites.
Cinq minutes plus tard, elle sentit l’odeur des roses à quelques mètres devant elle. Elle entendit le bourdonnement des abeilles voletant autour des fleurs. Elle avait parfois l’impression qu’elle pouvait même sentir les abeilles, couvertes de pollen et du miel qu’elles produisaient quelque part tout près.
Elle connaissait si bien le chemin qui menait à la roseraie qu’elle aurait pu s’y rendre sans l’aide de sa canne. Elle en avait fait le tour au moins un millier de fois durant ces onze dernières années à la résidence. Elle y venait pour réfléchir sur sa vie, sur le fait qu’elle était devenue si compliquée que son mari l’avait quittée quinze ans plus tôt et son fils avait fait de même il y a onze ans. Son s****d d’ex-mari ne lui manquait pas du tout mais ce qui lui manquait, c’était de sentir les mains d’un homme sur son corps. Pour être tout à fait honnête, c’était une des raisons pour laquelle elle appréciait autant toucher le visage de l’homme qui lui faisait la lecture. Il avait un menton volontaire, des pommettes saillantes et un accent du Sud qu’elle adorait écouter. Même s’il lui avait lu l’annuaire téléphonique, elle aurait apprécié.
Elle pensait à lui au moment où elle sentit qu’elle entrait dans l’espace familier du jardin. Le béton était résistant sous ses pas mais tout ce qui l’entourait était doux et accueillant. Elle fit une pause durant un instant et réalisa que, comme c’était généralement le cas dans l’après-midi, elle y était toute seule. Il n’y avait personne d’autre.
Elle s’arrêta à nouveau. Elle avait entendu un bruit derrière elle.
Ressenti, aussi, pensa-t-elle.
« Qui va là ? » demanda-t-elle.
Elle ne reçut aucune réponse. Elle était sortie aussi tard car elle savait que le jardin serait désert. Très peu de personnes sortaient le soir après dix-huit heures dans la minuscule petite ville de Stateton, où se trouvait la résidence Wakeman. Quand elle était sortie un quart d’heure plus tôt, elle avait tendu l’oreille pour savoir si quelqu’un se trouvait dans la pelouse à l’avant et elle n’avait rien entendu. Elle n’avait également entendu personne sur le trottoir en descendant vers le jardin. Il était possible que quelqu’un soit sorti avec l’intention de se glisser furtivement derrière elle et l’effrayer mais c’était assez risqué. Un tel comportement avait des conséquences, des lois rigoureusement appliquées par une force de police qui ne rigolait pas quand il s’agissait d’adolescents cherchant à faire une mauvaise blague à une personne handicapée.
Mais elle entendit à nouveau quelque chose.
Elle avait entendu un bruit et elle était d’autant plus certaine que quelqu’un se trouvait à proximité. Elle pouvait sentir son odeur. Ce n’était pas du tout une odeur désagréable. En fait, c’était plutôt une odeur familière.
Un sentiment de peur l’envahit et elle ouvrit la bouche pour crier.
Mais avant qu’elle ne puisse émettre un seul son, elle sentit soudain une pression immense autour de sa gorge. Elle sentit autre chose aussi, irradiant de la personne.
C’était de la haine.
Elle étouffait, incapable de hurler, de parler, de respirer, et elle sentit qu’elle tombait à genoux.
La pression autour de son cou s’intensifia et la haine émanant de son attaquant la pénétrait de toute part alors que son corps était envahi par la douleur. Et pour la première fois de sa vie, Ellis fut soulagée d’être aveugle. Alors qu’elle sentait la vie la quitter, elle était soulagée de ne pas devoir regarder dans les yeux le visage du mal. Au lieu de ça, elle avait devant elle cette obscurité si familière pour l’accueillir dans ce qui l’attendait après cette vie.