I-4

3573 Words
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, n’aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons – comme en ce moment j’aimais Françoise – l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons ; voici qu’un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous l’avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul. Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de réponse » que depuis j’ai si souvent entendu des concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit, mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et – de même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il fait échanges entre le concierge et un chasseur qu’il envoie tout d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d’un client – ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle que j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur, de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicament puissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans une allégresse extraordinaire, non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement afin qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire que quoiqu’on n’en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux abonnés – les sœurs de ma grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places – tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise. Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin. J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il faudra essayer d’un autre parfum ». « Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grand-tante, il est d’un vieux ! » Ma grand-tante avait tellement l’habitude de voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale ; excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. » « Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins d’amour, pour sa femme. Eh bien ! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié pour l’Asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remercié ? je crois, entre nous ; que je lui ai même tourné cela assez délicatement », répondit ma tante Flora. « Oui, tu as très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit ma tante Céline. « Mais toi, tu as été très bien aussi. » « Oui, j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. » « Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. » « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un instant ; puis mon père dit : « Eh bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher ». « Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil ; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même ; je m’élançai. À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole, c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer ; le b****r qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! » Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. » « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant. » « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. » On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand-mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand-mère savaient bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement comme un état nerveux dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme aurait pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand-mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand-mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand-mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »
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