Les Jeux du Soleil-2

2001 Words
— Non, son docteur défend qu’on entre dans sa chambre. Il m’a repris la clef. — Qui ? — Le docteur. C’est lui-même qui vient le soigner, deux ou trois fois par jour. Tenez, il sort de la maison, il n’y a pas vingt minutes…, un vieux à barbe grise et à lunettes, tout cassé… Mais où allez-vous, monsieur ? — Je monte, conduisez-moi, dit Lupin, qui, déjà, avait couru jusqu’à l’escalier. C’est bien au troisième étage, à gauche ? — Mais ça m’est défendu, gémissait la bonne femme en le poursuivant. Et puis, je n’ai plus la clef… puisque le docteur… » L’un derrière l’autre, ils montèrent les trois étages. Sur le palier, Lupin tira de sa poche un instrument, et, malgré les protestations de la concierge, l’introduisit dans la serrure. La porte céda presque aussitôt. Nous entrâmes. Au bout d’une pièce obscure, on apercevait de la clarté qui filtrait par une porte entrebâillée. Lupin se précipita, et, dès le seuil, il poussa un cri : « Trop tard ! Ah ! crebleu ! » La concierge tomba à genoux, comme évanouie. Ayant pénétré à mon tour dans la chambre, je vis sur le tapis un homme à moitié nu qui gisait, les jambes recroquevillées, les bras tordus, et la face toute pâle, une face amaigrie, sans chair, dont les yeux gardaient une expression d’épouvante, et dont la bouche se convulsait en un rictus effroyable. « Il est mort, fit Lupin, après un examen rapide. — Mais comment ? m’écriai-je, il n’y a pas trace de sang. — Si, si, répondit Lupin, en montrant sur la poitrine, par la chemise entrouverte, deux ou trois gouttes rouges… Tenez, on l’aura saisi d’une main à la gorge, et de l’autre on l’aura piqué au cœur. Je dis « piqué », car vraiment, la blessure est imperceptible. On croirait le trou d’une aiguille très longue. » Il regarda par terre, autour du cadavre. Il n’y avait rien qui attirât l’attention, rien qu’un petit miroir de poche, le petit miroir avec lequel M. Lavernoux s’amusait à faire danser dans l’espace des rayons de soleil. Mais, soudain, comme la concierge se lamentait et appelait au secours, Lupin se jeta sur elle et la bouscula : « Taisez-vous !… Écoutez-moi… Vous appellerez tout à l’heure… Écoutez-moi et répondez. C’est d’une importance considérable. M. Lavernoux avait un ami dans cette rue, n’est-ce pas ? à droite et sur le même côté… un ami intime ? — Oui. — Un ami qu’il retrouvait tous les soirs au café, et avec lequel il échangeait des journaux illustrés ? — Oui. — Son nom ? — Monsieur Dulâtre. — Son adresse ? — Au 92 de la rue. — Un mot encore : ce vieux médecin, à barbe grise et à lunettes, dont vous m’avez parlé, venait depuis longtemps ? — Non. Je ne le connaissais pas. Il est venu le soir même où M. Lavernoux est tombé malade. » Sans en dire davantage, Lupin m’entraîna de nouveau, redescendit et, une fois dans la rue, tourna sur la droite, ce qui nous fit passer devant mon appartement. Quatre numéros plus loin, il s’arrêtait en face du 92, petite maison basse dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vins qui, justement, fumait sur le pas de sa porte, auprès du couloir d’entrée. Lupin s’informa si M. Dulâtre se trouvait chez lui. « M. Dulâtre est parti, répondit le marchand… voilà peut-être une demi-heure… Il semblait très agité, et il a pris une automobile, ce qui n’est pas son habitude. — Et vous ne savez pas… — Où il se rendait ? Ma foi, il n’y a pas d’indiscrétion. Il a crié l’adresse assez fort ! « À la Préfecture de Police », qu’il a dit au chauffeur… » Lupin allait lui-même héler un taxi-auto, quand il se ravisa, et je l’entendis murmurer : « À quoi bon, il a trop d’avance ! » Il demanda encore si personne n’était venu après le départ de M. Dulâtre. « Si, un vieux monsieur à barbe grise et à lunettes qui est monté chez M. Dulâtre, qui a sonné et qui est reparti. — Je vous remercie, monsieur, » dit Lupin en saluant. Il se mit à marcher lentement, sans m’adresser la parole et d’un air soucieux. Il était hors de doute que le problème lui semblait fort difficile et qu’il ne voyait pas très clair dans les ténèbres où il paraissait se diriger avec tant de certitude. D’ailleurs, lui-même m’avoua : « Ce sont là des affaires qui nécessitent beaucoup plus d’intuition que de réflexion. Seulement, celle-ci vaut fichtre la peine qu’on s’en occupe… » Nous étions arrivés sur les boulevards. Lupin entra dans un cabinet de lecture et consulta très longuement les journaux de la dernière quinzaine. De temps à autre, il marmottait : « Oui… oui… Évidemment ce n’est qu’une hypothèse, mais elle explique tout. Or une hypothèse qui répond à toutes les questions n’est pas loin d’être une vérité. » La nuit était venue, nous dînâmes dans un petit restaurant et je remarquai que le visage de Lupin s’animait peu à peu. Ses gestes avaient plus de décision. Il retrouvait de la gaieté, de la vie. Quand nous partîmes, et durant le trajet qu’il me fit faire sur le boulevard Haussmann, vers le domicile du baron Repstein, c’était vraiment le Lupin des grandes occasions, le Lupin qui a résolu d’agir et de gagner la bataille. Un peu avant la rue de Courcelles, notre allure se ralentit. Le baron Repstein habitait à gauche, entre cette rue et le faubourg Saint-Honoré, un hôtel à trois étages dont nous pouvions apercevoir la façade enjolivée de colonnes et de cariatides. « Halte dit Lupin tout à coup. — Qu’y a-t-il ? — Encore une preuve qui confirme mon hypothèse… — Quelle preuve ? Je ne vois rien. — Je vois… Cela suffit… » Il releva le col de son vêtement, rabattit les bords de son chapeau mou, et prononça : « Crebleu ! le combat sera rude. Allez vous coucher, mon bon ami. Demain, je vous raconterai mon expédition si toutefois elle ne me coûte pas la vie. — Hein ? — Eh, eh ! je risque gros. D’abord, mon arrestation, ce qui est peu. Ensuite, la mort, ce qui est pis ! Seulement… Il me prit violemment par l’épaule : « Il y a une troisième chose que je risque, c’est d’empocher deux millions… Et quand j’aurai une première mise de deux millions, on verra de quoi je suis capable. Bonne nuit, mon cher, et si vous ne me revoyez pas… » Il déclama : « Plantez un saule au cimetière, J’aime son feuillage éploré… » Je m’éloignai aussitôt. Trois minutes plus tard, – et je continue le récit d’après celui qu’il voulut bien me faire le lendemain – trois minutes plus tard, Lupin sonnait à la porte de l’hôtel Repstein. « M. le baron est-il chez lui ? — Oui, répondit le domestique, en examinant cet intrus d’un air étonné, mais M. le baron ne reçoit pas à cette heure-ci. — M. le baron connaît l’assassinat de son intendant Lavernoux ? — Certes. — Eh bien, veuillez lui dire que je viens à propos de cet assassinat, et qu’il n’y a pas un instant à perdre. » Une voix cria d’en haut : « Faites monter, Antoine. » Sur cet ordre émis de façon péremptoire, le domestique conduisit Lupin au premier étage. Une porte était ouverte au seuil de laquelle attendait un monsieur que Lupin reconnut pour avoir vu sa photographie dans les journaux, le baron Repstein, le mari de la fameuse baronne, et le propriétaire d’Etna, le cheval le plus célèbre de l’année. C’était un homme très grand, carré d’épaules, dont la figure, toute rasée, avait une expression aimable, presque souriante, que n’atténuait pas la tristesse des yeux. Il portait des vêtements de coupe élégante, un gilet de velours marron, et, à sa cravate, une perle que Lupin estima d’une valeur considérable. Il introduisit Lupin dans son cabinet de travail, vaste pièce à trois fenêtres, meublée de bibliothèques, de casiers verts, d’un bureau américain et d’un coffre-fort. Et, tout de suite, avec un empressement visible, il demanda : « Vous savez quelque chose ? — Oui, monsieur le baron. — Relativement à l’assassinat de ce pauvre Lavernoux ? — Oui, monsieur le baron, et relativement aussi à Mme la baronne. — Serait-ce possible ? Vite, je vous en supplie… » Il avança une chaise. Lupin s’assit, et commença : « Monsieur le baron, les circonstances sont graves. Je serai bref. — Au fait ! Au fait ! — Eh bien, monsieur le baron, voici en quelques mots, et sans préambule. Tantôt, de sa chambre, Lavernoux, qui, depuis quinze jours, était tenu par son docteur en une sorte de réclusion, Lavernoux a… – comment dirais-je ? – a télégraphié certaines révélations à l’aide de signaux, que j’ai notés en partie, et qui m’ont mis sur la trace de cette affaire. Lui-même a été surpris au milieu de cette communication et assassiné. — Mais par qui ? par qui ? — Par son docteur ? — Le nom de ce docteur ? — Je l’ignore. Mais un des amis de M. Lavernoux, M. Dulâtre, celui-là précisément avec lequel il communiquait, doit le savoir, et il doit savoir également le sens exact et complet de la communication car, sans en attendre la fin, il a sauté dans une automobile et s’est fait conduire à la Préfecture de Police. — Pourquoi ? Pourquoi ?… et quel est le résultat de cette démarche ? — Le résultat, monsieur le baron, c’est que votre hôtel est cerné. Douze agents se promènent sous vos fenêtres. Dès que le soleil sera levé, ils entreront au nom de la loi, et ils arrêteront le coupable. — L’assassin de Lavernoux se cache donc dans cet hôtel ? Un de mes domestiques ? Mais non, puisque vous parlez d’un docteur !… — Je vous ferai remarquer, monsieur le baron, que, en allant transmettre à la Préfecture de Police les révélations de son ami Lavernoux, le sieur Dulâtre ignorait que son ami Lavernoux allait être assassiné. La démarche du sieur Dulâtre visait autre chose… — Quelle chose ? — La disparition de Mme la baronne, dont il connaissait le secret par la communication de Lavernoux. — Quoi ! on sait enfin ! On a retrouvé la baronne ! Où est-elle ? Et l’argent qu’elle m’a extorqué ? » Le baron Repstein parlait avec une surexcitation extraordinaire. Il se leva et, apostrophant Lupin : « Allez jusqu’au bout, monsieur. Il m’est impossible d’attendre davantage. » Lupin reprit d’une voix lente et qui hésitait : « C’est que… voilà… l’explication devient difficile… étant donné que nous partons d’un point de vue tout à fait opposé. — Je ne comprends pas. — Il faut pourtant que vous compreniez, Monsieur le baron… Nous disons, n’est-ce pas, – je m’en rapporte aux journaux, – nous disons que la baronne Repstein partageait le secret de toutes vos affaires, et qu’elle pouvait non seulement ouvrir ce coffre-fort, mais aussi celui du Crédit Lyonnais où vous enfermiez toutes vos valeurs. — Oui. — Or, il y a quinze jours, un soir, tandis que vous étiez au cercle, la baronne Repstein, qui avait réalisé toutes ces valeurs à votre insu, est sortie d’ici avec un sac de voyage où se trouvait votre argent, ainsi que tous les bijoux de la princesse de Berny ? — Oui. — Et depuis on ne l’a pas revue ? — Non. — Eh bien, il y a une excellente raison pour qu’on ne l’ait pas revue. — Laquelle ? — C’est que la baronne Repstein a été assassinée… — Assassinée !… la baronne !… mais vous êtes fou ! — Assassinée, et ce soir-là, tout probablement. — Je vous répète que vous êtes fou ! Comment la baronne aurait-elle été assassinée, puisqu’on suit sa trace, pour ainsi dire, pas à pas ?…
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