II

3898 Words
IILe général Épantchine habitait une maison dont il était propriétaire à peu de distance de la Liteïnaïa, vers la Transfiguration. À part ce confortable immeuble, dont les cinq sixièmes étaient loués, le général possédait encore une énorme maison dans la Sadovaïa et il en retirait également un loyer considérable. Il avait aussi un vaste domaine de grand rapport aux portes de la capitale, et une fabrique quelque part dans le district de Pétersbourg. Tout le monde savait que le général Épantchine avait jadis été intéressé à la ferme des eaux-de-vie. Actuellement il était gros actionnaire de plusieurs sociétés fort importantes. Il passait pour avoir une jolie fortune ; on lui attribuait le maniement d’affaires considérables et l’avantage de hautes relations. Dans certains milieux il avait réussi à se rendre absolument indispensable ; c’était notamment le cas pour l’administration où il servait. Néanmoins, il était de notoriété publique qu’Ivan Fiodorovitch Épantchine était un homme sans instruction et qu’il avait commencé par être enfant de troupe. Sans doute, ce trait était à son honneur, mais le général, bien qu’intelligent, était sujet à de petites faiblesses fort excusables et certaines allusions lui étaient désobligeantes. C’était en tout cas un homme avisé et habile. Il avait pour principe de ne pas se mettre en avant là où il est opportun de s’effacer, et beaucoup de gens appréciaient précisément en lui la simplicité et l’art de toujours savoir se tenir à sa place. Ah ! si ceux qui le jugeaient ainsi avaient pu voir ce qui se passait dans l’âme de cet Ivan Fiodorovitch qui savait si bien se tenir à sa place ! Bien qu’il eût réellement, avec l’expérience de la vie et la pratique des affaires, certaines aptitudes très remarquables, il n’en aimait pas moins à se présenter comme l’homme qui exécute les idées d’autrui plutôt que comme un esprit indépendant. Il posait au « serviteur dévoué mais sans flagornerie » et il tenait (signe des temps) à passer pour le vrai Russe qui a le cœur sur la main. Sous ce dernier rapport il lui était arrivé des aventures assez amusantes, mais le général n’était pas homme à se décourager pour une déconvenue, si comique fût-elle. D’ailleurs il avait de la chance, même aux cartes, où il jouait gros jeu ; non seulement il ne cachait pas ce faible, dont il avait tant de fois tiré un beau profit, mais encore il le soulignait. Il appartenait à une société mêlée bien que composée de « gros bonnets ». Mais il pensait toujours à l’avenir : savoir patienter, tout est là, chaque chose vient en son temps et à son tour. Au demeurant, le général était, comme on dit, encore vert ; il avait cinquante-six ans tout au plus, âge où l’homme s’épanouit et commence sa vie véritable. Sa santé, son teint prospère, sa dentition robuste quoique noirâtre, sa complexion vigoureuse et musclée, sa manière d’affecter la préoccupation quand il se rendait le matin à son service et la gaîté quand il faisait le soir sa partie de cartes chez Son Altesse, tout cela contribuait à ses succès présents et futurs et semait les roses sous les pas de Son Excellence. Le général avait une famille florissante. À la vérité, tout n’y était pas couleur de rose, mais Son Excellence y trouvait depuis longtemps déjà bien des motifs justifiant les espérances les plus sérieuses et les ambitions les plus légitimes. Après tout, y a-t-il dans l’existence un but plus important et plus sacré que la vie de famille ? À quoi s’attacher si ce n’est à la famille ? Celle du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. Il s’était marié de très bonne heure, alors qu’il n’était encore que lieutenant, avec une jeune fille presque de même âge, qui ne lui apportait ni beauté ni instruction et qui n’avait que cinquante âmes pour toute dot. Il est vrai que ce fut sur cette dot que s’édifia par la suite la fortune du général. Celui-ci ne récrimina jamais contre ce mariage prématuré ; jamais il ne l’imputa à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse. À force de respecter son épouse, il était arrivé à la craindre et même à l’aimer. La générale était née princesse Muichkine. Elle appartenait à une maison sans éclat mais fort ancienne, ce qui lui donnait une haute opinion d’elle-même. Un personnage influent de l’époque, qui était de ces gens auxquels une protection ne coûte rien, avait consenti à s’intéresser au mariage de la jeune princesse. Il facilita les débuts du lieutenant et lui donna la poussée initiale. Or, le jeune homme n’avait pas besoin d’une poussée pour aller de l’avant ; un simple regard aurait suffi et n’eût pas été perdu. À de rares exceptions près, les époux vécurent en parfaite harmonie pendant le cours de leur longue union. Toute jeune encore, la générale avait réussi à trouver des protectrices très haut placées, grâce à son titre de princesse et à sa qualité de dernière représentante de sa maison ; grâce peut-être aussi à ses mérites personnels. Plus tard, lorsque son mari eut fait fortune et conquis une haute position sociale, elle commença à se sentir assez à l’aise dans le meilleur monde. Dans ces dernières années les trois filles du général, Alexandra, Adélaïde et Aglaé étaient sorties de l’adolescence et s’étaient épanouies. Elles n’étaient que des Épantchine tout court. Mais elles tenaient par leur mère à une famille princière ; leur dot était assez élevée ; leur père pouvait prétendre à un poste de premier ordre, et toutes les trois étaient – ce qui ne gâtait rien – d’une insigne beauté, y compris l’aînée, Alexandra, qui avait dépassé vingt-cinq ans. La seconde avait vingt-trois ans et la cadette, Aglaé, venait d’atteindre ses vingt ans. Cette dernière avait un physique si remarquable qu’elle commençait à faire sensation dans le monde. Mais ce n’était pas tout : les trois jeunes filles se distinguaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait qu’elles avaient beaucoup d’affection les unes pour les autres et se soutenaient entre elles. On parlait même de certains sacrifices que les deux plus âgées auraient consentis à leur sœur, idole de toute la famille. En société, loin de chercher à paraître, elles péchaient par excès de modestie. Nul ne pouvait leur reprocher d’être orgueilleuses ou arrogantes, bien qu’on les sût fières et conscientes de leur valeur. L’aînée était musicienne. La puînée avait un don particulier pour la peinture, mais, durant des années, personne n’en avait rien su, et, si on s’en était aperçu récemment, c’était pur hasard. Bref on faisait d’elles un vif éloge. Mais elles étaient aussi l’objet de certaines malveillances et on énumérait avec épouvante les livres qu’elles avaient lus. Elles ne manifestaient aucune hâte de se marier. Satisfaites d’appartenir à un certain rang social, elles ne poussaient pas ce sentiment au-delà de la mesure. Cette discrétion était d’autant plus remarquable que tout le monde connaissait le caractère, les ambitions et les espérances de leur père. Il pouvait être onze heures lorsque le prince sonna chez le général. Celui-ci occupait au premier étage un appartement qui pouvait passer pour assez modeste tout en répondant à sa situation sociale. Un domestique en livrée vint ouvrir au prince qui dut lui fournir de longues explications après que sa personne et son paquet eurent provoqué un regard soupçonneux. Quand il eut déclaré formellement et à plusieurs reprises qu’il était bien le prince Muichkine et qu’il avait un besoin absolu de voir le général pour une affaire pressante, le domestique perplexe le fit passer dans une petite antichambre attenante à la pièce de réception qui était elle-même contiguë au cabinet de travail. Puis il le confia à un autre laquais de service chaque matin dans cette antichambre et dont la fonction était d’annoncer les visiteurs au général. Ce second domestique portait le frac ; il avait dépassé la quarantaine et l’expression de sa physionomie était gourmée. Le fait d’être spécialement attaché au cabinet de Son Excellence lui donnait visiblement une haute opinion de lui-même. – Attendez dans cette antichambre et laissez ici votre petit paquet, dit-il posément en s’asseyant dans un fauteuil et en jetant un regard sévère au prince, qui s’était assis sans façon sur la chaise voisine, son baluchon à la main. – Si vous le permettez, dit le prince, je préfère attendre ici à côté de vous. Que ferais-je là-bas tout seul ? – Il ne convient pas que vous restiez dans l’antichambre, puisque vous êtes ici en qualité de visiteur. C’est au général lui-même que vous désirez parler ? Évidemment le domestique hésitait devant la pensée d’introduire un pareil visiteur ; c’est pourquoi il le questionnait de nouveau. – Oui, j’ai une affaire qui… commença le prince. – Je ne vous demande pas de me dire l’objet de votre visite. Mon rôle se limite à faire passer votre nom. Mais, comme je vous l’ai déclaré, en l’absence du secrétaire, je ne puis vous introduire. La méfiance de cet homme paraissait croître de minute en minute, tant l’extérieur du prince différait de celui des gens qui venaient à la réception du général, encore que ce dernier eût souvent, presque chaque jour, l’occasion de recevoir, à une certaine heure, surtout pour affaires, des visiteurs de toutes les sortes. Malgré cette expérience et l’élasticité de ses instructions, le valet de chambre restait hésitant, l’intervention du secrétaire pour introduire ce visiteur lui semblant de toute nécessité. – Mais, là vraiment… est-ce bien de l’étranger que vous venez ? se décida-t-il enfin à lui demander, comme machinalement. Peut-être commettait-il un lapsus : la véritable question qu’il voulait poser était sans doute celle-ci : est-il vrai que vous soyez un prince Muichkine ? – Oui, je descends de wagon. J’ai l’impression que vous vouliez me demander si je suis bien le prince Muichkine et que, si vous ne l’avez pas fait, c’est par politesse. – Hum… murmura le domestique avec étonnement. – Je vous assure que je ne vous ai pas menti ; vous n’encourrez aucune responsabilité à propos de moi. Mon extérieur et mon petit paquet ne doivent pas vous étonner : pour l’instant mes affaires ne sont guère brillantes. – Hum… ce n’est pas là ce que je crains, voyez-vous. Mon devoir est de vous annoncer et le secrétaire ne manquera pas de venir vous parler, à moins que… Voilà : il y a un « à moins que ». Oserai-je vous demander si vous n’êtes pas venu solliciter le général en raison de votre pauvreté ? – Oh non ! Vous pouvez en être sûr. Mon affaire est d’un tout autre genre. – Vous m’excuserez, mais la question m’est venue à l’esprit en vous voyant. Attendez le secrétaire ; le général est en ce moment occupé avec un colonel ; ensuite ce sera le tour du secrétaire de la société. – Je vois que j’aurai longtemps à attendre. Dans ce cas n’y aurait-il pas un coin quelconque où l’on puisse fumer ? J’ai ma pipe et mon tabac. – Fumer ! s’écria le domestique en jetant sur le visiteur un regard de stupeur et de mépris, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles. Fumer ! non ! on ne fume pas ici. C’est même honteux d’avoir une idée pareille. Ah bien ! voilà qui est extravagant ! – Oh ! ce n’est pas dans cette pièce que je pensais fumer. Je sais bien qu’on ne le peut pas. Mais je me serais volontiers rendu pour cela dans tel endroit que vous m’auriez indiqué. C’est chez moi une habitude, et voilà bien trois heures que je n’ai pas fumé. Après tout, ce sera comme il vous plaira. Vous connaissez le proverbe qui dit : « À religieux d’un autre ordre… » – Mais comment voulez-vous que je vous annonce ? marmonna presque involontairement le domestique. – Et d’abord votre place n’est pas ici mais dans le salon d’attente, puisque vous êtes un visiteur, donc un hôte ; vous risquez de me faire attraper. Est-ce que vous avez l’intention de vous installer chez nous ? ajouta-t-il en glissant de nouveau un regard oblique sur le petit paquet qui continuait à l’inquiéter. – Non, ce n’est point mon intention. Même si on m’invitait, je ne resterais pas ici. Je suis venu tout bonnement pour faire connaissance, et rien de plus. – Comment ? pour faire connaissance ? demanda le domestique avec surprise et d’un air encore plus méfiant. – Pourquoi avoir commencé par me dire que vous veniez pour affaire ? – Oh ! il s’agit d’une affaire si insignifiante que c’en est à peine une. J’ai seulement un conseil à demander. L’essentiel est pour moi de me présenter, car je suis un prince Muichkine et la générale Épantchine est, elle aussi, la dernière des princesses Muichkine. En dehors d’elle et de moi, il n’existe plus de princes de ce nom. – Mais alors vous êtes de la famille ? s’exclama le domestique avec une sorte d’épouvante. – Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Certainement, en cherchant bien et à un degré très éloigné, nous sommes parents. Mais cela ne compte guère. Je me suis adressé un jour à la générale dans une lettre expédiée de l’étranger, mais n’ai pas reçu de réponse. J’ai tout de même cru qu’il était de mon devoir d’entrer en relations avec elle à mon retour. Si je vous explique tout cela, c’est pour que vous n’ayez aucun doute, car je vous vois toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, cela suffira pour que l’on comprenne le but de ma visite. Si l’on me reçoit, tant mieux. Si l’on ne me reçoit pas, c’est peut-être également très bien. Mais il me semble que l’on ne peut pas refuser de me recevoir. La générale voudra probablement voir l’aîné et l’unique représentant de son sang. J’ai d’ailleurs entendu dire qu’elle tient beaucoup à sa lignée. La conversation du prince paraissait empreinte de la plus grande simplicité, mais cette simplicité même, dans le cas donné, avait quelque chose de choquant. Le domestique, homme expérimenté, ne pouvait manquer de sentir qu’un ton parfaitement convenable d’homme à homme devenait tout à fait inconvenant d’un visiteur à un valet. Or, comme les gens de service sont beaucoup plus sensés que leurs maîtres ne le croient en général, le domestique arriva à cette conclusion : de deux choses l’une, ou le prince était un vagabond quelconque venu pour quémander un secours, ou bien c’était un benêt, dénué de toute espèce d’amour-propre, vu qu’un prince intelligent et ayant le sentiment de sa dignité ne resterait pas assis dans l’antichambre à causer de ses affaires avec un laquais. Dans un cas comme dans l’autre, il devait prévoir les désagréments dont il serait tenu pour responsable. – Je vous prierai tout de même de passer au salon de réception, observa-t-il en mettant dans sa phrase toute l’insistance possible. – Mais si je m’étais assis là-bas, je n’aurais pas eu l’occasion de vous raconter tout cela, repartit gaîment le prince ; vous seriez donc toujours alarmé par ma houppelande et mon petit paquet. Peut-être n’y a-t-il plus lieu d’attendre le secrétaire si vous vous décidez à m’annoncer vous-même ? – Je ne puis annoncer un visiteur tel que vous sans l’avis du secrétaire, d’autant que le général vient de me recommander spécialement de ne le déranger sous aucun prétexte tant qu’il sera occupé avec le colonel. Il n’y a que Gabriel Ardalionovitch qui puisse entrer sans prévenir. – C’est un fonctionnaire ? – Gabriel Ardalionovitch ? Non : c’est un employé privé de la Société. Posez au moins votre petit paquet dans ce coin. – J’y pensais. Puisque vous le permettez… Savez-vous ? je laisserai aussi mon manteau. – Naturellement. Vous n’allez pas entrer chez le général avec cela. Le prince se leva, ôta prestement son manteau et apparut dans un veston de bonne coupe, encore que passablement râpé. Sur son gilet une chaînette d’acier laissait pendre une montre en argent de fabrication genevoise. Bien qu’il eût décidément classé le prince au nombre des pauvres d’esprit, le domestique finit par se rendre compte qu’il était inconvenant que le valet de chambre d’un général prolongeât de son chef la conversation avec un visiteur. Pourtant le prince lui plaisait, dans son genre bien entendu. Mais à un autre point de vue il lui inspirait une réprobation décisive et brutale. – Et la générale, quand reçoit-elle ? demanda le prince en se rasseyant à la même place. – Ceci n’est pas mon affaire, monsieur. Elle reçoit différemment selon les personnes. Une modiste sera reçue même à onze heures. Gabriel Ardalionovitch passe également avant tout le monde ; il a ses entrées même à l’heure du petit déjeuner. – En hiver la température est plus élevée ici qu’à l’étranger dans les appartements, observa le prince. En revanche, elle est plus basse à l’extérieur. Il fait si froid là-bas dans les maisons qu’un Russe a de la peine à s’y faire. – On ne chauffe donc pas ? – C’est-à-dire que les poêles et les fenêtres ne sont pas construits de la même façon. – Ah ! Vous avez voyagé longtemps ? – Oui : quatre ans. D’ailleurs je suis resté presque tout le temps au même endroit, à la campagne. – Et vous avez perdu l’habitude de la vie russe ? – C’est vrai aussi. Vous le croirez si vous voulez, mais je m’étonne parfois de ne pas avoir désappris le russe. En parlant avec vous je me dis : « mais je parle tout de même bien ». C’est peut-être pour cela que je parle tant. Depuis hier j’ai toujours envie de parler russe. – Vous avez vécu auparavant à Pétersbourg ? (Malgré qu’il en eût, le laquais ne pouvait se décider à rompre un entretien aussi amène et aussi courtois). – Pétersbourg ? Je n’y ai habité que par moments et de passage. Du reste en ce temps-là je n’étais au courant de rien. Aujourd’hui j’entends qu’il y a tant d’innovations qu’on doit réapprendre tout ce qu’on a appris. Ainsi on parle beaucoup ici de la création de nouveaux tribunaux. – Hum ! les tribunaux… Bien sûr, il y a les tribunaux. Et à l’étranger, dites-moi, les tribunaux sont-ils plus justes qu’ici ? – Je ne saurais vous répondre. J’ai entendu dire beaucoup de bien des nôtres. Chez nous, par exemple, la peine de mort n’existe pas. – Et là-bas on exécute ? – Oui. Je l’ai vu en France, à Lyon ; Schneider m’a emmené assister à une exécution. – On pend ? – Non, en France on coupe la tête aux condamnés. – Est-ce qu’ils crient ? – Pensez-vous ! C’est l’affaire d’un instant. On couche l’individu et un large couteau s’abat sur lui grâce à un mécanisme que l’on appelle guillotine. La tête rebondit en un clin d’œil. Mais le plus pénible, ce sont les préparatifs. Après la lecture de la sentence de mort, on procède à la toilette du condamné et on le ligote pour le hisser sur l’échafaud. C’est un moment affreux. La foule s’amasse autour du lieu d’exécution, les femmes elles-mêmes assistent à ce spectacle, bien que leur présence en cet endroit soit réprouvée là-bas. – Ce n’est pas leur place. – Bien sûr que non. Aller voir une pareille t*****e ! Le condamné que j’ai vu supplicier était un garçon intelligent, intrépide, vigoureux et dans la force de l’âge. C’était un nommé Legros. Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, en montant à l’échafaud il était pâle comme un linge et il pleurait. Est-ce permis ? N’est-ce pas une horreur ? Qui voit-on pleurer d’épouvante ? Je ne croyais pas que l’épouvante pût arracher des larmes, je ne dis pas à un enfant mais à un homme qui jusque-là n’avait jamais pleuré, à un homme de quarante-cinq ans ! Que se passe-t-il à ce moment-là dans l’âme humaine et dans quelles affres ne la plonge-t-on pas ? Il y a là un outrage à l’âme, ni plus ni moins. Il a été dit : Tu ne tueras point. Et voici que l’on tue un homme parce qu’il a tué. Non, ce n’est pas admissible. Il y a bien un mois que j’ai assisté à cette scène et je l’ai sans cesse devant les yeux. J’en ai rêvé au moins cinq fois. Le prince s’était animé en parlant : une légère coloration corrigeait la pâleur de son visage, bien que tout ceci eût été proféré sur un ton calme. Le domestique suivait ce raisonnement avec intérêt et émotion ; il semblait craindre de l’interrompre. Peut-être était-il, lui aussi, doué d’imagination et enclin à la réflexion. – C’est du moins heureux, observa-t-il, que la souffrance soit courte au moment où la tête tombe. – Savez-vous ce que je pense ? rétorqua le prince avec vivacité. La remarque que vous venez de faire vient à l’esprit de tout le monde, et c’est la raison pour laquelle on a inventé cette machine appelée guillotine. Mais je me demande si ce mode d’exécution n’est pas pire que les autres. Vous allez rire et trouver ma réflexion étrange ; cependant avec un léger effort d’imagination vous pouvez avoir la même idée. Figurez-vous l’homme que l’on met à la t*****e : les souffrances, les blessures et les tourments physiques font diversion aux douleurs morales, si bien que jusqu’à la mort le patient ne souffre que dans sa chair. Or ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel, c’est la certitude que dans une heure, dans dix minutes, dans une demi-minute, à l’instant même, l’âme va se retirer du corps, la vie humaine cesser, et cela irrémissiblement. La chose terrible, c’est cette certitude. Le plus épouvantable, c’est le quart de seconde pendant lequel vous passez la tête sous le couperet et l’entendez glisser. Ceci n’est pas une fantaisie de mon esprit : savez-vous que beaucoup de gens s’expriment de même ? Ma conviction est si forte que je n’hésite pas à vous la livrer. Quand on met à mort un meurtrier, la peine est incommensurablement plus grave que le crime. Le meurtre juridique est infiniment plus atroce que l’assassinat. Celui qui est égorgé par des brigands la nuit, au fond d’un bois, conserve, même jusqu’au dernier moment, l’espoir de s’en tirer. On cite des gens qui, ayant la gorge tranchée, espéraient quand même, couraient ou suppliaient. Tandis qu’en lui donnant la certitude de l’issue fatale, on enlève au supplicié cet espoir qui rend la mort dix fois plus tolérable. Il y a une sentence, et le fait qu’on ne saurait y échapper constitue une telle t*****e qu’il n’en existe pas de plus affreuse au monde. Vous pouvez amener un soldat en pleine bataille jusque sous la gueule des canons, il gardera l’espoir jusqu’au moment où l’on tirera. Mais donnez à ce soldat la certitude de son arrêt de mort, vous le verrez devenir fou ou fondre en sanglots. Qui a pu dire que la nature humaine était capable de supporter cette épreuve sans tomber dans la folie ? Pourquoi lui infliger un affront aussi infâme qu’inutile ? Peut-être existe-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation, de manière à lui imposer cette t*****e, pour lui dire ensuite : « Va, tu es gracié ! ». Cet homme-là pourrait peut-être raconter ce qu’il a ressenti. C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. Non ! on n’a pas le droit de traiter ainsi la personne humaine ! Bien qu’il eût été incapable d’énoncer ces idées dans les mêmes termes, le domestique en comprit la partie essentielle comme on pouvait en juger par l’expression attendrie de son visage. – Ma foi, dit-il, si vous avez tellement envie de fumer, on pourrait arranger les choses. Mais il faudrait que vous vous dépêchiez, car voyez-vous que le général vous demande au moment où vous n’êtes pas là ? Tenez, sous ce petit escalier, il y a une porte. Vous la pousserez et vous trouverez à main droite un petit réduit où vous pourrez fumer, en ouvrant le vasistas pour que votre fumée ne gêne pas… Mais le prince n’eut pas le temps d’aller fumer. Un jeune homme qui portait des papiers à la main entra soudain dans l’antichambre. Tandis que le valet le débarrassait de sa pelisse il regarda le prince de côté. – Voici, Gabriel Ardalionovitch, – dit le serviteur sur un ton de confidence et presque de familiarité – un monsieur qui se donne pour le prince Muichkine et le parent de Madame. Il vient d’arriver de l’étranger par le train, avec le seul paquet qu’il a à la main… Le prince n’entendit pas le reste qui fut prononcé à voix basse. Gabriel Ardalionovitch écoutait attentivement et regardait le prince avec curiosité. Puis, cessant d’écouter, il aborda le visiteur, non sans une certaine précipitation : – Vous êtes le prince Muichkine ? demanda-t-il avec une amabilité et une politesse extrêmes. C’était un fort joli garçon d’environ vingt-huit ans, blond, svelte et de taille moyenne. Il portait une barbiche à l’impériale ; ses traits étaient affinés et sa physionomie intelligente. Mais son sourire, pour affable qu’il fût, avait quelque chose d’affecté ; il découvrait par trop des dents qui ressemblaient à une rangée de perles, et dans la gaîté et l’apparente bonhomie de son regard perçait quelque chose de fixe et d’inquisitorial. – Il n’a probablement pas ce regard quand il est seul, pensa machinalement le prince, – et peut-être ne rit-il jamais. Le prince expliqua à la hâte tout ce qu’il put, à peu près dans les termes où il l’avait fait précédemment avec Rogojine, puis avec le domestique. Gabriel Ardalionovitch eut l’air d’interroger ses souvenirs : – N’est-ce pas vous, demanda-t-il, qui avez envoyé, il y a une année ou peu s’en faut, de Suisse, si je ne me trompe, une lettre à Élisabeth Prokofievna ? – Parfaitement. – En ce cas on vous connaît ici et on se souvient certainement de vous. Vous désirez voir Son Excellence ? Je vais tout de suite vous annoncer. Il sera libre dans un moment. Mais vous devriez… Veuillez passer au salon de réception… Pourquoi monsieur est-il resté ici ? demanda-t-il d’un ton sévère au domestique. – Je vous le dis : ce monsieur n’a pas voulu entrer. À ce moment la porte du cabinet s’ouvrit brusquement pour laisser passage à un militaire qui tenait une serviette sous le bras et prenait congé à haute voix. – Es-tu là, Gania ? cria une voix du fond du cabinet. – Viens donc ici. Gabriel Ardalionovitch fit un signe de tête au prince et s’empressa d’entrer dans le cabinet. Une ou deux minutes s’écoulèrent, puis la porte se rouvrit et l’on entendit la voix sonore mais avenante de Gabriel Ardalionovitch : – Prince, donnez-vous la peine d’entrer.
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