VII-2

1356 Words
– Et quelle réponse dois-je lui donner ? – Aucune, naturellement. C’est la meilleure réponse. Il paraît que vous avez l’intention de loger chez lui ? – C’est Ivan Fiodorovitch lui-même qui m’a recommandé de le faire, dit le prince. – Prenez garde à lui, je vous avertis. Il ne vous pardonnera pas une fois que vous lui aurez rendu le billet. Aglaé serra légèrement la main du prince et sortit. Sa figure était sérieuse et renfrognée ; elle n’eut pas même un sourire en lui faisant de la tête un signe d’adieu. – Je vous suis ; je vais seulement prendre mon petit paquet, dit le prince à Gania ; nous sortirons ensemble. Le secrétaire frappa du pied avec impatience. Son visage était sombre de rage. Ils sortirent enfin, le prince tenant son petit paquet à la main. – La réponse ? où est la réponse ? lui jeta Gania d’un ton agressif. Que vous a-t-elle dit ? Lui avez-vous remis ma lettre ? Sans proférer une parole le prince lui rendit son billet. Gania resta stupéfait. – Comment ? mon billet ! s’exclama-t-il. Il ne l’a même pas remis ! Oh ! j’aurais dû m’en douter. Le maudit !… Il est évident qu’elle n’a rien dû comprendre à la scène de tout à l’heure. Mais comment, comment donc avez-vous pu ne pas remettre cette lettre ? Ah ! maud… – Permettez : c’est tout le contraire ; j’ai réussi à lui passer votre billet aussitôt après que vous me l’avez remis et de la manière que vous aviez prescrite. S’il est derechef entre mes mains, c’est qu’Aglaé Ivanovna vient de me le rendre. – Quand ? À quel moment ? – Dès que j’eus terminé d’écrire sur son album, elle m’a prié de l’accompagner (vous l’avez entendue ?). Nous sommes passés dans la salle à manger ; elle m’a remis ce billet, me l’a fait lire, puis m’a ordonné de vous le rendre. – Elle vous l’a fait lire ! hurla Gania. Elle vous l’a fait lire ! Et vous l’avez lu ? Il s’arrêta de nouveau frappé de stupeur et il resta, bouche bée, planté au milieu du trottoir. – Oui, je l’ai lu il y a un instant. – Et c’est elle qui vous l’a donné à lire, elle-même ? – Elle-même. Vous pouvez croire que je ne l’aurais pas lu si elle ne l’avait exigé. Gania se tut un moment, fit un pénible effort pour se ressaisir et s’écria soudain : – Ce n’est pas possible. Elle n’a pas pu vous ordonner de lire ma lettre. Vous mentez. Vous l’avez lue de vous-même. – Je dis la vérité, répondit le prince sans se départir de son calme. Croyez-moi : je regrette bien que cela vous cause une aussi vive contrariété. – Mais, malheureux, ne vous a-t-elle pas au moins dit quelque chose en vous rendant la lettre ? Elle a bien dû répondre quelque chose ? – Oui, certes. – Parlez, mais parlez donc, que diable !… Et Gania, qui était chaussé de galoches, frappa deux fois du pied sur le trottoir. – Quand j’ai eu fini de lire le billet, elle m’a dit que vous cherchiez à surprendre sa bonne foi et à la compromettre de manière à vous assurer, de son côté, des espérances qui vous permissent de renoncer sans perte aux cent mille roubles que vous attendiez d’autre part. Elle a ajouté que si vous étiez résolu à cette renonciation sans marchander avec elle ni chercher à lui extorquer des garanties, elle serait peut-être devenue votre amie. C’est je crois, tout. Ah ! il y a encore ceci : après avoir pris le billet, je lui ai demandé quelle réponse je devais vous donner. Elle m’a dit que la meilleure réponse serait de n’en faire aucune, ou quelque chose comme cela ; excusez-moi si j’ai oublié les termes exacts, mais c’est ce que j’ai compris. Une fureur sans bornes s’empara de Gania et le mit hors de lui : « Ah ! c’est comme cela que l’on jette mes billets par la fenêtre ! Ah ! elle se refuse à un marchandage, ce qui veut dire que moi, j’en fais un ! Nous verrons ! Je n’ai pas dit mon dernier mot… Nous verrons !… Elle aura de mes nouvelles !… Il était crispé, blême, écumant. Il menaçait du poing. Il fit dans cet état quelques pas avec le prince. La présence de celui-ci ne lui causait aucune gêne ; le comptant pour rien, il se tenait comme s’il eût été seul dans sa chambre. Tout à coup une réflexion lui vint à l’esprit et le fit se ressaisir : – Comment, dit-il à brûle-pourpoint au prince, comment vous y êtes-vous pris (idiot comme vous l’êtes, ajouta-t-il mentalement) pour devenir l’objet d’une pareille confiance deux heures seulement après avoir fait connaissance ? Expliquez-moi cela ? Parmi tous les tourments qui l’accablaient, la jalousie avait été jusque-là absente. Et c’était elle qui venait de le mordre au cœur. – C’est ce que je ne saurais vous expliquer, répondit le prince. Gania le regarda haineusement. – N’était-ce pas une marque de confiance que de vous faire venir dans la salle à manger ? N’a-t-elle pas dit qu’elle voulait vous donner quelque chose ? – Je ne puis en effet comprendre autrement ce qu’elle m’a dit. – Mais le diable m’emporte, pourquoi cette confiance ? Qu’est-ce que vous avez fait pour cela ? Par quoi avez-vous plu ? Écoutez, fit-il avec la plus vive surexcitation (il se sentait à ce moment une telle dispersion et un tel désordre dans l’esprit qu’il n’arrivait pas à rassembler ses idées), écoutez : ne pouvez-vous pas vous remémorer un peu ce que vous leur avez dit et me le répéter depuis le début dans le même ordre et les mêmes termes ? N’avez-vous rien remarqué ? Ne vous rappelez-vous rien ? – Rien ne m’est plus facile, répliqua le prince. Au début, après mon entrée et ma présentation, nous ayons parlé de la Suisse. – Au diable la Suisse ! Passez ! – Ensuite de la peine de mort… – De la peine de mort ? – Oui, cela est venu incidemment. Je leur ai raconté comment j’ai vécu là-bas durant trois années et j’ai relaté l’histoire d’une pauvre paysanne… – Au diable, la pauvre paysanne ! Après ? s’exclama Gania avec impatience. – Je leur ai rapporté ensuite l’opinion de Schneider sur mon caractère, et comment il m’a poussé à… – Que Schneider aille se faire pendre ! je me fiche de son opinion ! Après ? – Après, j’ai été amené par la conversation à parler des visages, ou plutôt de leur expression, et j’ai dit qu’Aglaé Ivanovna était presque aussi belle que Nastasie Philippovna. C’est alors que m’a échappé l’allusion au portrait… – Mais vous n’avez pas répété ce que vous avez entendu tout à l’heure dans le cabinet ? Vous ne l’avez pas répété, n’est-ce pas ? Non ? Non ? – Je vous assure encore une fois que je ne l’ai pas répété. – Mais alors, d’où diable… Ah ! est-ce qu’Aglaé n’aurait pas montré le billet à la vieille ? – Je puis vous garantir formellement qu’elle ne l’a pas fait. Je n’ai pas quitté la pièce, et elle n’en aurait pas eu le temps. – Oui, mais il se peut que quelque chose vous soit passé inaperçu… Oh ! maudit idiot ! s’exclama-t-il hors de lui ; il ne sait même pas raconter ce qu’il a vu ! Comme il est courant chez certaines gens, Gania, ayant commencé à se montrer grossier et n’ayant pas été remis à sa place, perdait peu à peu toute retenue. Encore un peu et il aurait peut-être craché au visage du prince, tant il enrageait. Mais sa fureur même l’aveuglait : sans quoi il eût remarqué depuis longtemps que celui qu’il traitait d’« idiot » saisissait parfois les choses avec autant de vivacité que de finesse et les rendait d’une manière très adéquate. À ce moment une surprise se produisit. – Je dois vous faire observer, Gabriel Ardalionovitch, dit brusquement le prince, qu’il est de fait que la maladie m’a autrefois éprouvé au point de me rendre presque idiot. Mais je suis maintenant guéri, et depuis longtemps. Aussi m’est-il assez désagréable de m’entendre traiter ouvertement d’idiot. Bien que vos déconvenues puissent vous servir d’excuse, vous vous êtes emporté au point de m’insulter à deux reprises. Cela me déplaît tout à fait, surtout quand la chose se produit, comme c’est le cas, à la première rencontre. Nous voici à présent devant un carrefour ; le mieux est que nous nous séparions. Vous prendrez à droite pour rentrer chez vous, et moi j’irai à gauche. J’ai vingt-cinq roubles en poche, je trouverai aisément à me loger dans un hôtel garni. Gania eut l’impression d’être pris au piège ; il se sentit affreusement confus et rougit de honte. – Excusez-moi, prince ! dit-il avec chaleur et en substituant soudain une politesse extrême à son ton insolent ; – pour l’amour de Dieu, excusez-moi ! Vous voyez quelle est ma détresse. Vous ne savez encore presque rien ; si vous saviez tout, vous auriez à n’en pas douter un peu d’indulgence pour moi, bien que certainement je n’en mérite guère… – Oh ! vous n’avez pas besoin de me faire tant d’excuses, répliqua vivement le prince. Je comprends en effet votre grande contrariété ; elle explique votre attitude offensante. Eh bien ! allons chez vous. Je vous accompagnerai volontiers. « Non, je ne puis pour le moment le laisser partir », pensa Gania qui, chemin faisant, jeta un regard haineux sur le prince. Ce maraud m’a tiré les vers du nez, puis a brusquement levé le masque… Il y a quelque chose là-dessous. Nous verrons bien. Tout sera tiré au clair, tout, tout. Et pas plus tard qu’aujourd’hui ! Ils arrivèrent bientôt à la maison.
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