V-1

3193 Words
VLa générale était fière de son origine. Quel ne fut pas son désappointement lorsqu’elle apprit, à brûle-pourpoint et sans aucune préparation, que le dernier rejeton des princes Muichkine, dont elle avait déjà entendu vaguement parler, n’était qu’un pauvre idiot et presque un miséreux réduit à l’aumône. Le général avait ménagé les effets, afin d’intéresser son épouse et de créer une diversion à la faveur de laquelle il esquiverait discrètement une question au sujet du collier de perles. Dans les cas particulièrement graves la générale avait l’habitude d’ouvrir de grands yeux, de fixer ses regards dans le vide et de rejeter un peu le buste en arrière sans proférer une parole. C’était une femme grande et maigre, du même âge que son mari ; sa chevelure épaisse et foncée grisonnait fortement ; son nez était légèrement aquilin ; ses joues étaient jaunes et creuses, ses lèvres minces et pincées. Son front était haut mais étroit. Ses yeux gris et assez grands prenaient par moment l’expression la plus inattendue. Ayant eu jadis la faiblesse de croire que son regard produisait un effet extraordinaire, elle avait toujours persisté dans cette conviction. – Le recevoir ? Vous voulez que je le reçoive maintenant, sur-le-champ ? dit la générale en fixant de toute l’intensité de ce regard Ivan Fiodorovitch qui allait et venait devant elle. – Oh ! il n’y a aucune cérémonie à faire avec lui, si seulement, ma chère, tu veux bien le recevoir, s’empressa d’expliquer le général. C’est un véritable enfant, et qui fait même pitié. Il est malade et sujet à certains accès. Arrivé de Suisse aujourd’hui même, il est venu ici en descendant du train. Son accoutrement est étrange ; on dirait celui d’un Allemand. Comme il n’a littéralement pas un kopek en poche et que les larmes lui viennent presque aux yeux, je lui ai donné vingt-cinq roubles. Je tâcherai de lui trouver une place dans notre chancellerie. Quant à vous, mesdames, je vous prie de le restaurer un peu, car il a l’air affamé. – Vous m’étonnez, fit la générale en fixant toujours son mari. Vous dites qu’il est affamé et qu’il est sujet à des accès. Des accès de quoi ? – Oh, ces accès ne sont pas très fréquents ! D’ailleurs, tout en étant presque un enfant, il ne manque pas d’instruction. Puis le général se tourna vers ses filles : – Je voulais vous prier, mesdames, de lui faire subir un examen. Il serait bon de savoir de quoi il est capable. – Lui faire subir un examen ? répéta la générale en scandant les syllabes et en dirigeant un regard de profonde surprise tantôt sur son mari, tantôt sur ses filles. – Ah ! ma chère, ne donne pas à cela une pareille importance ! Du reste il en sera comme tu voudras. J’avais l’intention de lui témoigner de l’affabilité et de l’introduire chez nous, car c’est presque un acte de charité. – L’introduire chez nous ? venant de Suisse ? – La Suisse n’a rien à voir ici ; au surplus, je le répète, il en sera comme tu voudras. J’ai agi ainsi d’abord parce qu’il porte le même nom de famille que toi et qu’il est peut-être ton parent ; ensuite parce qu’il ne sait pas même où reposer sa tête. J’avais même pensé que tu lui porterais quelque intérêt, puisque après tout c’est un membre de notre famille. – Bien sûr, maman, puisqu’on peut le recevoir sans cérémonie, dit l’aînée des filles, Alexandra. Après un long voyage il doit avoir faim ; pourquoi ne pas lui donner à manger, s’il ne sait où aller ? – Et puis, s’il est vraiment comme un enfant, on pourra jouer à colin-maillard avec lui. – Jouer à colin-maillard ? comment cela ? – Ah, maman, cessez de faire des manières, je vous en prie ! interrompit Aglaé sur un ton d’énervement. Adélaïde, la sœur puînée, qui était d’humeur enjouée, n’y tint plus et se mit à rire. – Allons, papa, faites-le venir ! maman permet, dit Aglaé en tranchant la question. Le général sonna et donna l’ordre d’introduire le prince. – Soit, déclara la générale, mais à la condition qu’on lui nouera une serviette sous le menton quand il se mettra à table, et qu’on dise à Fiodor ou plutôt à Mavra de se tenir derrière lui et de l’observer pendant qu’il mangera. Est-il calme au moins pendant ses accès ? Est-ce qu’il ne gesticule pas ? – Mais non ; au contraire, il est très gentiment élevé et il a d’excellentes manières. Parfois sans doute il est un peu trop simple… Mais le voici… Je vous présente le dernier des princes Muichkine, qui porte votre nom de famille et qui est peut-être un parent. Faites-lui bon accueil. Prince, ces dames vont déjeuner, veuillez nous faire l’honneur… Quant à moi, vous m’excuserez ; je suis déjà en retard, je me sauve… – On sait où vous vous sauvez, dit gravement la générale. – Je me sauve, je me sauve, ma chère amie, car je suis en retard. Mesdemoiselles, apportez-lui vos albums pour qu’il vous écrive quelque chose. C’est un calligraphe d’un rare talent : il m’a fait là-bas une reproduction de l’écriture russe ancienne : « ceci est la signature de l’hégoumène Paphnuce »… Allons, au revoir ! – Paphnuce ? un hégoumène ? attendez, attendez ! Où allez-vous ? et qu’est-ce que c’est ce Paphnuce ? s’exclama la générale en poursuivant de son insistance inquiète et dépitée le général qui prenait déjà la porte. – Oui, oui, ma chère, il s’agit d’un hégoumène d’autrefois… mais il faut que j’aille chez le comte, qui m’attend depuis longtemps et qui m’a fixé lui-même rendez-vous… Prince, au revoir ! Et le général s’éloigna d’un pas rapide. – Je sais chez quel comte il est attendu, dit aigrement Élisabeth Prokofievna, dont les yeux courroucés se portèrent sur le prince. – De quoi parlions-nous ? ajouta-t-elle sur un ton d’ennui et de dédain. Puis, paraissant rappeler ses souvenirs : – Ah ! j’y suis ; qu’est-ce que c’était que cet hégoumène ? – Maman… s’interposa Alexandra, tandis qu’Aglaé frappait du pied. – Ne m’interrompez pas, Alexandra Ivanovna, reprit la générale ; moi aussi je veux savoir. Asseyez-vous là, prince, dans ce fauteuil, en face de moi. Ou plutôt non, ici, au soleil, en pleine lumière, afin que je vous voie mieux. Et maintenant, de quel hégoumène s’agit-il ? – L’hégoumène Paphnuce, répondit le prince d’un air prévenant et sérieux. – Paphnuce ? C’est intéressant ; mais qui était-il ? La générale posait ces questions sur un ton sec et impatient, les yeux toujours fixés sur le prince dont elle accompagnait chaque réponse d’un hochement de tête. – L’hégoumène Paphnuce, reprit le prince, vivait au XIVe siècle. Il dirigeait un monastère sur les bords de la Volga dans la région où se trouve aujourd’hui la province de Kostroma. Il vivait dans une réputation de sainteté et était allé à la Horde pour régler certaines affaires. Il a apposé sa signature au bas d’un acte et j’ai vu un fac-similé de cette signature. L’écriture m’a plu et je l’ai étudiée de près. Tout à l’heure le général a voulu voir comment j’écrivais afin de pouvoir m’assigner un emploi. J’ai écrit plusieurs phrases dans des types différents d’écriture. Parmi ces phrases se trouvait celle-ci : « Ceci est la signature de l’hégoumène Paphnuce. » J’y ai reproduit l’écriture personnelle de cet abbé et le général a beaucoup goûté mon travail ; voilà pourquoi il vient d’y faire allusion. – Aglaé, dit la générale, rappelle-toi ce nom : Paphnuce. Ou plutôt écris-le, car je ne retiens rien. Du reste je croyais que ce serait plus intéressant. Où est cette signature ? – Elle a dû rester dans le cabinet du général, sur sa table. – Envoyez tout de suite la chercher. – Je puis la transcrire à nouveau pour vous, si cela vous est agréable. – Certainement, maman, dit Alexandra. Pour le moment il vaut mieux déjeuner ; nous avons faim. – Bien, décida la générale. Venez, prince. Vous devez avoir hâte de vous mettre à table ? – Oui, je mangerai volontiers et je vous suis très reconnaissant. – C’est très bien d’être poli, et je remarque que vous n’êtes pas, il s’en faut, aussi… original qu’on me l’avait annoncé. Venez. Asseyez-vous là, en face de moi, dit-elle en montrant au prince sa place lorsqu’ils furent dans la salle à manger. Je veux pouvoir vous regarder. Alexandra, Adélaïde, occupez-vous du prince. N’est-ce pas qu’il n’est pas du tout aussi… malade ? Peut-être que la serviette n’est pas nécessaire… Dites-moi, prince : est-ce qu’on vous nouait une serviette sous le menton ? – Oui, autrefois, quand j’avais sept ans, pour autant que je me souviens. Maintenant j’ai l’habitude d’étendre ma serviette sur mes genoux lorsque je mange. – C’est ainsi que l’on doit faire. Et les accès ? – Les accès ? fit le prince quelque peu étonné, je n’en ai plus qu’assez rarement. Au reste, je ne sais pas : on dit que le climat d’ici me sera nuisible. – Il s’exprime bien, observa la générale en s’adressant à ses filles et en continuant à souligner d’un hochement de tête toutes les paroles du prince. – Je ne m’y attendais pas. Ainsi tout ce que l’on m’a dit n’était que niaiserie et mensonge, comme toujours. Mangez, prince, et parlez-nous de vous : où êtes-vous né ? où avez-vous été élevé ? je veux tout savoir ; vous m’intéressez au plus haut point. Le prince remercia et, tout en faisant honneur au repas, il recommença le récit qu’il avait tant de fois répété depuis le matin. La générale se montrait de plus en plus satisfaite. Les jeunes filles écoutaient également avec assez d’attention. On discuta la question de parenté. Le prince prouva qu’il connaissait assez bien ses ascendants, mais on eut beau faire des rapprochements, on ne trouva presque aucun lien de parenté entre la générale et lui. Tout au plus aurait-on pu établir un lointain cousinage entre les grands-pères et les grand-mères. Cette aride discussion plut particulièrement à la générale, qui n’avait presque jamais l’occasion de parler de sa généalogie, quelque envie qu’elle en eût. Aussi était-elle pleine d’entrain quand elle se leva de table. – Allons à notre lieu de réunion, dit-elle ; on nous y apportera le café. Il faut vous dire que nous désignons ainsi une pièce qui n’est, en réalité, que mon salon, expliqua-t-elle au prince. Nous aimons à nous y réunir quand nous sommes seules, et chacune s’y adonne à son occupation favorite. Alexandra, mon aînée que voici, joue du piano, lit ou brode ; Adélaïde peint des paysages et des portraits, qu’elle n’achève d’ailleurs jamais ; quant à Aglaé, elle reste assise à ne rien faire. À moi aussi l’ouvrage me tombe des mains ; je n’arrive à rien. Allons, nous y voici ; asseyez-vous ici, prince, près de la cheminée et racontez quelque chose. Je veux savoir comment vous racontez. Je veux m’en rendre parfaitement compte, et, lorsque je verrai la vieille princesse Biélokonski, je lui rapporterai tout ce qui vous concerne. Je veux que tous, tant qu’ils sont, s’intéressent à votre personne. Eh bien ! parlez. – Mais, maman, dit Adélaïde qui avait entre temps disposé son chevalet, c’est une drôle d’idée que de faire raconter quelque chose de cette manière-là ! La jeune fille prit ses pinceaux et sa palette et se remit à un travail commencé depuis longtemps qui consistait à reproduire un paysage d’après une estampe. Alexandra et Aglaé s’assirent toutes deux sur un petit canapé et, les bras croisés, se disposèrent à écouter la conversation. Le prince remarqua que l’attention générale était concentrée sur lui. – Moi, je serais incapable de rien raconter si on me l’ordonnait ainsi, observa Aglaé. – Pourquoi ? Qu’y a-t-il d’étrange ? Pourquoi se refuserait-il à raconter ? Il a une langue pour s’en servir. Je veux savoir s’il a le don de la parole. Racontez-nous n’importe quoi. Parlez-nous de ce qui vous a plu en Suisse et de vos premières impressions. Vous allez voir qu’il va commencer tout de suite et s’en tirer fort bien. – Ma première impression fut vive,… dit le prince. – Vous voyez comme il se lance, interrompit avec pétulance Élisabeth Prokofievna en s’adressant à ses filles. – Laissez-le au moins parler, maman, coupa Alexandra, qui chuchota à l’oreille d’Aglaé : ce prince est peut-être un malin, et nullement un idiot. – Sûrement ; il y a un moment que je m’en doute, répondit Aglaé. C’est bien vilain de sa part de jouer la comédie. Où veut-il en venir par là ? – Ma première impression fut très vive, répéta le prince. Quand on me fit quitter la Russie et voyager à travers diverses villes d’Allemagne, je regardai tout sans mot dire et je me rappelle même n’avoir alors posé aucune question. J’avais eu précédemment une série de violentes attaques de mon mal et j’avais beaucoup souffert ; chaque fois que la maladie s’aggravait et que les accès devenaient plus fréquents, je tombais dans l’hébétude et perdais complètement la mémoire. Mon esprit continuait à travailler, mais le cours logique de mes pensées était en quelque sorte interrompu. Je n’arrivais pas à réunir plus de deux ou trois idées à la suite. C’est l’impression qui m’en reste. Quand les accès se calmaient, je recouvrais la santé et la force que vous me voyez à présent. Je me souviens de la tristesse intolérable qui m’envahissait ; j’avais envie de pleurer ; tout m’étonnait et m’inquiétait. Ce qui m’oppressait affreusement, c’était la sensation que tout m’était étranger. Je comprenais que l’étranger me tuait. Je me rappelle être sorti complètement de ces ténèbres le soir où, arrivant à Bâle, je mis le pied sur le col de la Suisse ; je m’éveillai en entendant braire un âne au marché. Cet âne me fit une profonde impression et, je ne sais pourquoi, un plaisir extrême ; dès ce moment une clarté soudaine se produisit dans mon esprit. – Un âne ? Voilà qui est singulier, observa la générale. Après tout, il n’y a là rien de singulier ; peut-être que l’une ou l’autre d’entre nous pourrait s’enticher d’un âne, ajouta-t-elle en jetant un regard courroucé sur ses filles qui riaient. – Cela s’est vu dans la mythologie. Continuez, prince. – Depuis lors, j’ai une très vive sympathie pour les ânes. C’est même chez moi une affection spéciale. Je me mis à m’enquérir à leur sujet, car jusque-là je ne savais rien d’eux. Je me convainquis rapidement que c’étaient des animaux très utiles, laborieux, robustes, patients, peu coûteux et endurants. À travers cet animal ma sympathie alla à la Suisse tout entière, en sorte que ma mélancolie se dissipa complètement. – Tout cela est fort curieux, mais laissons-là cet âne et passons à un autre sujet. Qu’as-tu à rire sans cesse, Aglaé ? et toi, Adélaïde ? Le prince a parlé de l’âne d’une façon charmante. Il l’a vu, cet âne ; et toi, qu’est-ce que tu as vu ? Tu n’es pas allée à l’étranger ! – Mais maman, j’ai vu un âne, dit Adélaïde. – Et moi j’en ai entendu un, ajouta Aglaé. Les trois jeunes filles partirent d’un nouvel éclat de rire. Le prince rit avec elles. – C’est très mal de votre part, remarqua la générale. Excuse-les, prince ; au fond ce sont de bonnes filles. Je me dispute constamment avec elles, mais je les aime. Elles sont légères, inconséquentes, extravagantes. – Pourquoi cela ? reprit le prince en riant ; j’en aurais fait autant à leur place. Néanmoins je garde mon opinion sur l’âne : il est utile et bon garçon. – Et vous, prince, êtes-vous bon ? Je vous pose cette question par pure curiosité, fit Élisabeth Prokofievna. La question souleva derechef un éclat de rire unanime. – Voilà encore ce maudit âne qui leur revient en tête ; moi, je n’y pensais même plus ! s’écria-t-elle. Croyez bien, prince, que je ne voulais faire aucune… – Aucune allusion ? Oh ! j’en suis bien persuadé. Et le prince fut pris d’un rire interminable. – Vous avez raison de rire. Je vois que vous êtes un très bon jeune homme, dit la générale. – Je ne le suis pas toujours, répliqua le prince. – Et moi je suis bonne, déclara-t-elle de but en blanc. Si vous voulez même, je suis toujours bonne ; c’est là mon unique défaut, car il ne faut pas toujours être bonne. Je m’irrite très souvent contre mes filles et plus encore contre Ivan Fiodorovitch ; mais le plus désagréable, c’est que je ne suis jamais si bonne que lorsque je suis en colère. Tenez, il y a un moment, avant votre entrée, j’ai eu un accès d’humeur et j’ai fait semblant de ne rien comprendre et de ne pouvoir, rien comprendre. Cela m’arrive ; je deviens alors comme une enfant. Aglaé m’a donné une leçon : merci, Aglaé. D’ailleurs tout cela ne rime à rien. Je ne suis pas si bête que j’en ai l’air et que mes filles veulent le faire croire. J’ai du caractère et je ne suis pas trop timide. Et du reste je parle de tout cela sans malice. Approche, Aglaé, et embrasse-moi… Maintenant assez de tendresses, dit-elle à Aglaé qui l’embrassait affectueusement sur les lèvres et sur la main. – Continuez, prince. Peut-être vous rappellerez-vous quelque chose d’encore plus intéressant que l’histoire de l’âne. – Je répète que je ne comprends pas que l’on puisse ainsi raconter quelque chose au pied levé, fit de nouveau observer Adélaïde. Moi, je resterais coite. – Le prince trouvera quelque chose car il est extrêmement intelligent ; il l’est au moins dix fois plus que toi, et peut-être même douze. Après cela, j’espère que tu le sentiras. Prouvez-leur, prince, que j’ai raison ; continuez. Nous pouvons enfin laisser l’âne de côté, voyons, en dehors de l’âne, qu’avez-vous vu à l’étranger ? – Mais l’histoire de l’âne n’était pas dénuée de sens, observa Alexandra. Le prince nous a exposé d’une manière très intéressante son état morbide et le choc extérieur à la suite duquel il a repris goût à la vie. J’ai toujours éprouvé le désir de me renseigner sur les circonstances dans lesquelles les gens perdent la raison puis la recouvrent, surtout lorsque ces phénomènes se produisent soudainement. – N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? s’exclama la générale avec vivacité. Je vois que, toi aussi, tu as parfois de l’esprit ; mais trêve de rire ! Vous en étiez resté, prince, il me semble, à la description de la nature en Suisse. – Nous arrivâmes à Lucerne et on m’emmena sur le lac. J’en admirai la beauté mais j’éprouvai en même temps un sentiment très pénible, dit le prince. – Pourquoi ? demanda Alexandra. – Je ne me l’explique pas. J’ai toujours ce sentiment pénible et inquiet lorsque je contemple pour la première fois un site de ce genre : j’en saisis la beauté, mais elle m’angoisse. Au surplus, j’étais encore malade à ce moment. – Eh bien ! moi je ne suis pas de votre avis ; je désirerais vivement voir un site pareil, dit Adélaïde. Et je ne comprends pas pourquoi nous n’allons pas à l’étranger. Je cherche en vain depuis deux ans un sujet de tableau : L’Orient et le Midi sont depuis longtemps dépeints… Trouvez-moi, prince, un sujet de tableau. – Je n’entends rien à la peinture. Pour moi, on regarde et on peint. – Je ne sais pas regarder. – Pourquoi parlez-vous par énigmes ? Je ne vous comprends pas ! interrompit la générale. Comment peux-tu dire que tu ne sais pas regarder ? Tu as des yeux, regarde. Si tu ne sais pas regarder ici, ce n’est pas à l’étranger que tu apprendras à le faire. Racontez-nous plutôt, prince, comment vous-même avez regardé là-bas la nature ? – Cela vaudra mieux, ajouta Adélaïde. Le prince a appris à regarder à l’étranger. – Je n’en sais rien ; je n’ai fait là-bas que rétablir ma santé. J’ignore si j’ai appris à regarder. D’ailleurs j’ai été presque tout le temps très heureux. – Heureux ! s’exclama Aglaé. Vous avez appris l’art d’être heureux ? Alors comment pouvez-vous dire que vous n’avez pas appris celui de regarder ? Enseignez-nous-le. – Oui, enseignez-le-nous, dit Adélaïde en riant. – Je ne puis rien vous enseigner, répondit le prince en riant aussi. Pendant presque tout mon séjour à l’étranger, j’ai vécu dans le même village suisse ; j’en sortais rarement et ne m’en éloignais jamais ; que pourrais-je donc vous enseigner ? Je ne réussis d’abord qu’à chasser l’ennui ; puis je ne tardai pas à reprendre des forces ; enfin je me mis à apprécier chaque journée davantage et m’aperçus moi-même de ce changement. Je me couchais de fort bonne humeur et me levais avec plus d’entrain que la veille. D’où cela venait-il ? il me serait assez malaisé de le dire. – En sorte que vous n’aviez plus aucun désir de vous déplacer ? demanda Alexandra. Rien ne vous attirait ? – Si fait : au début, j’éprouvais ce désir et il me plongeait dans une grande inquiétude. Je me demandais toujours quelle serait ma vie dans l’avenir ; je cherchais à scruter mon destin ; je me sentais particulièrement angoissé à certaines minutes. Il y a, vous le savez, de ces minutes-là, surtout quand on est seul. Dans le village, il y avait une petite cascade qui tombait presque verticalement d’une montagne en minces filets d’eau ; son écume blanche se précipitait avec fracas. Bien que haute, cette chute d’eau, vue de chez nous, paraissait assez basse ; elle était à cinq cents mètres et semblait à cinquante pas. La nuit, j’aimais à l’entendre gronder ; c’est alors qu’il m’arrivait d’éprouver une angoisse intense. Cette angoisse, je l’éprouvais aussi quelquefois au milieu de la journée lorsque j’allais en montagne et que je m’y isolais au milieu des vieux pins résineux. Au sommet d’un rocher se voyaient les ruines d’un château médiéval ; c’est à peine si, de là, on distinguait notre village dans le creux de la vallée. Le soleil brillait, le ciel était bleu, le silence impressionnant. C’est à ces moments-là que je me sentais appelé au loin : il me semblait qu’en marchant tout droit devant moi et sans m’arrêter jusqu’à la ligne où le ciel rejoint la terre, je trouverais le mot de l’énigme et j’entreverrais une vie nouvelle mille fois plus intense et mille fois plus tumultueuse que celle que je menais au village. Je rêvais d’une grande ville comme Naples, remplie de palais, de bruit, de turbulence, de vie… Mes rêves étaient immenses. Par la suite, il me parut que l’on pouvait se faire une vie sans borne même dans une prison.
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