Préfacede Daniel David
Parmi la vingtaine de romans d’aventures militaires qu’Emile Driant signe Capitaine Danrit, L’Invasion Jaune occupe une place à part. Après L’Invasion Noire, œuvre de jeunesse publiée en 1894, qui décrivait la submersion de l’Europe par les peuples africains, il s’agissait maintenant des masses asiatiques. On était en 1905, à l’époque de la guerre russo-japonaise et du « grand tournant de la politique mondiale », titre du livre de l’ambassadeur Maurice Paléologue. Le roman peut ainsi être lu à deux niveaux, soit une suite d’aventures haletantes, soit l’évocation d’une situation politique internationale tendue et complexe.
Cette situation fut analysée par l’auteur lors des conférences qu’il donna, hors de toute fiction romanesque, entre 1906 et 1910. La première de ces dates marqua son retour à la vie civile et son échec aux élections législatives, à Pontoise. La seconde fut celle de son élection de député, à la 3e circonscription de Nancy. Les manuscrits de ces conférences permettent de connaître sa pensée et leurs titres sont éloquents : « Comment restaurer l’idée patriotique menacée », « La France en Afrique », « Contre la révolution », « La bataille moderne »… C’est dans celle-ci qu’il compara les doctrines tactiques alors en discussion, celles prônées par les généraux Kessler, de Négrier, le colonel Colin, et surtout le général Langlois sous les ordres duquel il avait servi comme chef de corps du 1er BCP.
Ce théoricien défendait l’idée de « l’impression morale du choc irrésistible, de la trouée qui emporte tout ». Très réservé, Driant évoquait pour sa part l’impression qu’il avait tirée de son reportage aux manœuvres allemandes de 1906, procédant du mouvement davantage que du choc.
Ces reportages furent rassemblés dans un petit livre au titre évocateur, Vers un nouveau Sedan. La définition d’une doctrine tactique n’était pas simple car, si on a stigmatisé les massacres causés par les attaques françaises en 1914, les formations serrées furent également utilisées par les Allemands. Le général Culmann, dans sa Tactique d’artillerie publiée en 1937, a rappelé l’action du 75, les « atroces hécatombes dans les masses souvent compactes de l’infanterie ennemie ».
Quant à la situation politique, l’analyse de Driant aboutissait à une impasse :
« La main dans la main de l’Allemagne, tant que la question d’Alsace-Lorraine sera entre elle et nous, c’est impossible.
La main dans la main de l’Angleterre avec confiance dans son intervention, pas davantage.
Mais pour être neutre, il faut être fort, et forts, hélas ! nous ne le sommes plus. »
La publication de Vers un nouveau Sedan fut aussi l’occasion de dénoncer les utopies de Jaurès sur la puissance des légions populaires, ainsi que l’anarchisme de Hervé :
« Je ferai fusiller sans pitié avant de partir à la frontière, s’il me tombe sous la main, le bandit qui a planté sur le f****r le drapeau de la France. »
Une autre particularité de L’Invasion Jaune, outre des évocations de violences extrêmes qui reflétaient certes la réalité, mais pouvaient être choquantes pour de jeunes lecteurs, est le noir pessimisme de la conclusion. Une seule flamme subsiste, garante de l’âme de la France immortelle. Elle se réfugie à Djerba, l’ancienne île des Lotophages rebaptisée l’Ile de France, réminiscence du passé tunisien de la famille Driant et de sa belle villa de Sidi Bou Saïd, aujourd’hui Carthage. La vieille cité punique, puis latine, devient le siège du gouvernement provisoire dont l’impulsion s’étend à toute l’Afrique du Nord française, prélude à la reconquête de la métropole. Comment ne pas faire le rapprochement avec le livre de Pierre Ordioni Tout commence à Alger, qui relate l’expérience de l’auteur entre son évasion de 1940 et son engagement dans l’armée d’Afrique pour la campagne d’Italie ?
Tout n’est pas prémonitoire dans L’Invasion Jaune, car on y retrouve l’obsession anglophobe de l’auteur. Là encore, il faut se replacer dans l’atmosphère du temps, sept années seulement après Fachoda. Mais, les événements s’étaient précipités et c’est l’antagonisme franco-allemand, attisé par la question du Maroc et la plaie béante de l’Alsace-Lorraine, qui allait conditionner l’avenir.
Pour ce roman, appuyé sur un arrière-plan politique serrant de près l’actualité, les éditions Flammarion réalisèrent un très beau volume, dont certains exemplaires sont revêtus de cartonnages polychromes qui en font aujourd’hui des raretés. Les illustrations étaient de Georges Dutriac, collaborateur habituel du Capitaine Danrit. Il avait dessiné celle du Péril Jaune, hors-texte dont le principal personnage est Guillaume II. L’empereur, dans une pose théâtrale, montre à ses interlocuteurs français un immense tableau, représentant un archange qui désigne aux peuples d’Europe le dragon du Péril jaune. Le souverain allemand incarnait alors, pour Driant, les vertus patriotiques et guerrières qu’il eût aimé trouver chez les dirigeants français1.
Le thème de l’alliance russe lui inspira un autre roman, Ordre du Tzar, publié lui aussi vers 1905. Quant à l’antagonisme franco-anglais, il avait donné dès 1902 le sujet de La Guerre fatale, le volumineux roman que Driant eut l’honnêteté de regretter lorsqu’il présenta sa candidature à l’Académie. Sa mort au feu le 22 février 1916 empêcha qu’il y fût donné suite.
La présente réédition2 est donc bien davantage qu’un simple roman d’aventures, datant d’un siècle et par là même assez décalé des mentalités actuelles. Il est, pour son époque, l’un de ceux dont la lecture présente aujourd’hui le plus d’intérêt.
1 Lire notre aticle « L’Invasion jaune du Capitaine Danrit : l’Asie à l’assaut de l’Europe au début du XXe siècle » in Jules Verne & Cie n°1 (2011).
2 Le texte de cette édition est intégral par rapport à l’édition originale, contrairement à celui de la précédente réédition (Flammarion, 1979).
Première partieLa mobilisation sino-japonaise