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2039 Words
— Cette pauvre Maroussia est dans un état d’exaltation telle que lui refuser serait une véritable cruauté, dit-elle ; d’ailleurs elle monte remarquablement à cheval, m’a dit son oncle ; elle possède une résolution forte, une santé de fer, elle est donc de force à nous suivre : qu’en pensez-vous, Robert ? — Je pense que si nous pouvons donner à ce voyage que je désapprouvais d’abord, l’appoint d’une bonne action, d’un sauvetage à tenter, il n’y a pas à hésiter. — C’est bien aussi ce que je m’étais dit : au lieu d’un but humanitaire, nous en aurons deux. — Vous désirez toujours attendre pour me faire part du premier, Maggy ? — Oui, Robert, et à vous dire vrai, j’aimerais assez que vous le deviniez vous-même ; cela me prouverait une communauté d’idées et de résolutions plus étroite aujourd’hui qu’hier ; or, la vie commune, voyez-vous, c’est ainsi que je la comprends, une seule âme, une seule volonté pour deux. — Je crois avoir déjà trouvé, fit le jeune homme en souriant, mais à dire vrai, cela me paraît tellement… énorme dans les circonstances actuelles, tellement inattendu de la part de l’associée de sir Jonathan Wishburn, homme d’affaires avant tout, que j’ai refoulé l’idée qui m’est venue à l’esprit tout d’abord. Elle persiste cependant… et s’impose à moi plus fortement à mesure que je vous connais mieux. — Alors, dites-la. — Permettez-moi d’attendre aussi… que d’autres indices, une plus intime communion de pensées avec vous l’aient confirmée : si je m’étais trompé, il m’en coûterait de paraître vous donner une orientation aussi… étrange. — Je veux bien : c’est gentil, ce secret que nous nous découvrirons un jour : le même peut-être… Et comme les Américains, sous le vernis de leurs allures indépendantes, ont toujours un brin de superstition, croyez, Robert, que si vous êtes tombé juste, il y aura au fond de moi une grande joie de plus… Alors pour Maroussia, c’est entendu, nous l’emmenons. — Tout à fait entendu… Elle sera en même temps pour vous une autre compagne que miss Krockett. Mais, j’y pense, la présence de Mlle Birileff ne pourrait-elle nous dispenser d’emmener cette Anglaise, ce paravent aux airs toujours effarouchés, au masque désagréable… — Pauvre Mary… vous ne l’aimez pas, Robert. — Mon Dieu, Maggy, elle m’était parfaitement indifférente au début, mais je sens son antipathie grandissante contre moi… et dame !… — C’est vrai, elle n’aime pas les Français ; pour elle votre pays est celui des Philistins, des Babyloniens, des Madianites, de tous ces réprouvés dont la Bible lui fait un tableau de dépravation et de scélératesse… — Aimable duègne ! — Et puis elle s’était faite à l’idée qu’elle allait avoir encore quelques années agréables à passer auprès de moi, en voyage surtout, car elle adore les voyages, cette vieille fille : elle rédige même un journal d’impressions, saviez-vous cela ? — Non, mais il ne doit pas être banal, son journal ; je dirai à Luc Harn d’essayer d’en avoir les bonnes feuilles. — Oui, il renferme des appréciations extraordinaires, car miss Krockett voit la vie, les mœurs, les événements au bout d’une lunette de fabrication anglaise : elle les juge avec sa mentalité anglaise et elle s’en tient à ses appréciations avec tout l’entêtement de sa race. Or la voilà bientôt sevrée de voyages, d’impressions et de tous les agréments qui s’y rattachent. Et c’est vous, Robert, qui osez interrompre le cours de cette vie heureuse ! Ne soyez donc pas surpris qu’elle vous en garde un peu rancune… « Quant à la renvoyer dès maintenant, c’est peut-être aller un peu vite, et mon père en la voyant arriver trois mois avant nous, en l’entendant parler de vous dans des termes que vous devinez, sera peut-être fâcheusement impressionné avant de vous avoir vu. Je le ferais certainement revenir sur cette impression, mais elle me peinerait. — Vous avez toujours raison, ma jolie fiancée, convint Robert, mais elle monte donc à cheval, votre miss Krockett ? — Elle monte sans grâce, mais elle se tient solidement ; le plus souvent je lui fais donner une mule ; c’est ainsi que nous avons parcouru Ceylan et une autre fois le Venezuela. — Alors, va pour miss Krockett et sa mule, conclut Robert… nous confierons l’une et l’autre à Luc Harn qui est un joyeux compagnon et en tirera quelques chroniques amusantes. Maroussia, aussitôt informée de l’assentiment de Maggy, avait remercié avec effusion les deux fiancés. Enfin elle allait sortir de cet enlisement de l’âme, de cette solitude morale où elle se débattait sans espoir depuis neuf ans. Et elle qui n’avait jamais voulu, depuis l’origine de son deuil, adresser la parole à un Jaune, elle qui éprouvait pour tout ce qui était Japonais ou Chinois une haine féroce, déréglée, sauvage, elle écouta ce jour-là sans répulsion les renseignements que lui donna, au sujet de son voyage, le Chinois, chef du bureau des interprètes du gouverneur ; ce Jaune connaissait le Sé-Tchouen, le Chen-Si, il avait séjourné à Si-Ngan-Fou et croyait se souvenir de la localité de Kolan dont Dimitri faisait mention : il y avait là, croyait-il, un couvent lamaïste important, et, comme dans certains de ces monastères bouddhiques où l’imprimerie est inconnue, il devait se trouver des lamas fabricants de livres de prières qu’ils vendaient aux pèlerins adorateurs du dalaï-lama. Si Dimitri Sankoff était enfermé dans une de ces prisons monastiques, il serait fort difficile de l’y découvrir, mais par la voie diplomatique on pouvait espérer y arriver. Le Chinois promettait de trouver cette localité de Kôlan : il avait beaucoup voyagé et se mettait à l’entière disposition de la jeune Russe pour lui faciliter ses recherches. * * * C’était un être singulier que ce Jaune, qui, depuis quelques mois seulement, remplissait auprès de Karlow les fonctions d’interprète et de lettré chinois. Il se nommait Tchao-Tsing dont on avait fait Tsing tout court. En arrivant à Tachkend, Karlow avait trouvé ce poste important sans titulaire ; ou plutôt, l’ancien titulaire, un Mandchou vénérable qui, depuis l’occupation russe, avait rendu au précédent gouverneur les plus grands services, avait déclaré qu’il voulait se retirer. Mais selon l’usage, avait-il dit, et pour ne pas laisser Karlow dans l’embarras, il avait présenté son successeur, un tout jeune homme, fils d’un de ses amis, tao-taï 9 de la province du Hou-Pé. Tsing avait ainsi fait son entrée dans la maison. Très vite il avait gagné la confiance de tous, celle du gouverneur surtout. D’abord il était évidemment d’une excellente famille, car s’il pratiquait à merveille les minuties de la politesse orientale, aucun des raffinements de la civilisation européenne ne lui était étranger ; il avait d’ailleurs, disait-il, étudié à Changhaï et visité les principales villes de l’Extrême-Orient. Supérieurement doué au point de vue des langues, il parlait, outre la langue « mandarine » ou « pékinoise », le chinois de Canton, l’anglais, le russe, et suffisamment de français pour suivre et soutenir une conversation. Il savait aussi un peu de japonais et étudiait d’ailleurs avec ardeur cette langue difficile pour combler cette lacune. En peu de temps, Tsing s’était donc taillé une place à part dans les bureaux. Il savait tout : aucune question ne lui paraissait étrangère ; infatigable et d’une assiduité extraordinaire au travail, il avait déjà accompagné le gouverneur général dans ses tournées : il chiffrait les télégrammes, expédiait les dépêches sans une faute, sans une erreur et accomplissait les besognes de chancellerie les plus délicates. Mais c’est surtout dans ses rapports avec les autorités chinoises de la frontière, que ses services étaient précieux à Karlow. Ses fonctions, dans une des principales provinces russes, avaient dû lui valoir un très grand crédit chez ses compatriotes, car toutes les négociations dont il était chargé se terminaient invariablement à l’entière satisfaction du général ; or, ces contestations étaient nombreuses, toujours les mêmes d’ailleurs, vols de troupeaux, pillages, assassinats, désertions ; chaque jour quelque nouvel incident provoquait l’envoi d’un ou plusieurs courriers à l’adresse des mandarins voisins. Depuis deux ou trois mois surtout, il semblait régner sur toute la frontière une agitation extraordinaire. Les lettrés, disait-on, s’étaient réunis dans les provinces ; des placards hostiles aux chrétiens, aux étrangers, avaient été apposés partout dans les marchés, dans les yamens. On attribuait aux sociétés secrètes une sérieuse recrudescence d’activité. L’une d’elles surtout, répondant au nom symbolique du Dragon dévorant, semblait galvaniser le vieux corps inerte de la Chine et avait fait en quelques années des millions de prosélytes. Tout le centre de l’empire, disait-on, lui était acquis. Mais Tsing avait envoyé des émissaires jusqu’au Sé-Tchouen dès que ces bruits avaient franchi la frontière du Turkestan, et les renseignements rapportés par ces Chinois dont l’interprète attestait hautement la fidélité aux Russes, avaient fait justice de tous ces bruits alarmants. Il y avait bien des rassemblements, des mouvements très marqués dans les provinces centrales, dans ces agglomérations dont le chiffre de population était inconnu des empereurs eux-mêmes ; mais il ne s’agissait là que d’agitation religieuse. Le grand pèlerinage qui s’apprêtait à partir pour le Thibet par le Tzaïdam, et qui se rassemblait aux environs de la mer Bleue ou Koukou-Noor, était d’abord beaucoup plus important que ceux des années précédentes ; de plus il était traversé par deux courants contraires ; la plus grande partie des pèlerins ne voulaient reconnaître comme Bouddha-vivant, en arrivant à Lhassa, que le Dalaï-Lama qui s’était enfui de sa capitale lorsque les Anglais y étaient entrés en 1904 : lui seul aurait droit à leur adoration et à leurs présents ; les autres se déclaraient partisans d’un autre Bouddha, intronisé par l’empereur de Pékin, à l’instigation du ministre de la Grande-Bretagne. Pour qui connaissait comme Karlow la puissance de l’idée religieuse dans le monde bouddhiste, rien n’était plus naturel que cette explication. Quant à la dynastie impériale de Chine, au sujet de laquelle avaient couru des bruits inquiétants, Tsing reconnaissait qu’elle était, en effet, peu populaire, mais le respect inspiré à tout Chinois par le Fils du Ciel, le sentiment de l’obéissance due à cet être divin étaient tels, que la solidité de la dynastie mandchoue ne pouvait être ébranlée. — Songez, disait Tsing, que l’Etat chinois étant une grande famille, l’empereur est à la fois « le père et la mère » de ses sujets ; que s’il daigne ordonner à l’un d’eux de lui livrer sa fortune et sa vie, c’est avec reconnaissance que le condamné doit livrer l’une et l’autre ; qu’il peut donner des ordres au sol, aux eaux, à l’atmosphère, que les génies de la Terre et de l’Air accomplissent ses volontés, qu’il est en même temps que le Fils du Ciel, le Souverain des Quatre mers et des Dix mille peuples ! « Songez que, présent ou absent, il reçoit de ses sujets des hommages divins, que les plus hauts dignitaires se prosternent devant son trône vide et son paravent de soie jaune, que dans les provinces, les mandarins brûlent de l’encens au reçu d’une dépêche impériale, et qu’enfin son nom est tellement sacré que les caractères employés pour le désigner ne peuvent plus servir pour les autres mots et doivent être modifiés par un trait 10. « Et vous voudriez qu’un homme déifié de cette façon soit détrôné, assassiné comme un prince vulgaire ! C’est impossible. « Il ne s’agit donc pas de révolution, mais d’une agitation qui est d’ailleurs toute de surface et qui tombera d’elle-même à la dislocation du pèlerinage. Toutes ces raisons, d’ailleurs connues de Karlow, avaient fait justice dans son esprit des bruits révolutionnaires parvenus jusqu’à Tachkend. Enfin, le Dragon dévorant, affirmait le secrétaire, était une de ces nombreuses affiliations qui pullulent en Chine ; elle était à la vérité ou du moins paraissait un peu plus active que les autres, parce que son origine et ses hauts dignitaires semblaient être du Japon, mais elle n’avait de racines que dans le bas peuple : l’empereur lui était hostile et dès lors, elle ne pouvait faire concevoir aux Russes aucune inquiétude. Pour mieux tenir au courant de ce dernier danger le gouverneur du Turkestan, dont l’estime lui tenait à cœur par-dessus tout, l’interprète ajoutait qu’il profiterait de son premier voyage en territoire chinois pour essayer de s’affilier lui-même au Dragon dévorant. Il préviendrait ainsi les Russes si, par extraordinaire, les agissements de cette société secrète devenaient dangereux. Ce dernier trait avait achevé de convaincre le gouverneur : Karlow ne tarissait point sur le compte de son interprète principal. Il lui avait donné une place de plus en plus large dans sa confiance, et même dans son intimité, car il invitait assez fréquemment le fils du tao-taï à sa table. Tsing, de son côté, avait été particulièrement touché de cette attention ; il avait exhibé pour la circonstance un élégant smoking et des escarpins vernis qui avaient remplacé la robe bleue et les bottes de feutre du Chinois lettré. Et vraiment, avec son teint peu coloré, très mat plutôt que jaune, ses grands yeux bruns à peine bridés, ses cheveux noirs coupés en brosse, il avait un type asiatique très peu prononcé, et, en tout cas, nullement choquant à considérer. Il avait d’ailleurs su se montrer convive discret, causeur spirituel et enjoué. Il avait plu. Xénia surtout le voyait avec plaisir. N’était-il pas toujours prêt, avec une inlassable complaisance, à fabriquer pour son fils Ivan, les jouets les plus ingénieux et les plus étranges, à dessiner pour lui des animaux fantastiques, des dragons, des licornes, des oiseaux, et aussi des fleurs, et des bambous avec leur grêle feuillage ; en l’absence de Mikaïlowich, le fidèle Cosaque, c’était Tsing qui mettait l’enfant sur son petit cheval turkmène, qui le maintenait en selle en courant auprès de lui sans se lasser, et l’enfant, amusé, s’était attaché au Chinois avec toute la ténacité que mettent ces petits êtres dans leurs instinctives préférences.
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