I. — L’ALBATROS.
A l’aube d’un beau jour de printemps, un albatros à l’immense envergure, de l’espèce que certains naturalistes appellent le vautour des mers, planait au large sur les flots de l’Atlantique. Soudain, il arrêta son vol majestueux : quelque chose au-dessous de lui avait attiré son attention.
C’était un radeau, dont la surface n’excédait guère celle d’une grande table. Il était formé de trois ou quatre planches, reliées entre elles par des traverses et par-dessus lesquelles avaient été jetés sans art et sans méthode des lambeaux de toile goudronnée ou de voiles arrachées.
Si frêle que fût sa structure, si restreint que fût son contour, le radeau servait de refuge à deux individus : un homme et un enfant. Ce dernier, à demi roulé dans les replis de la toile, semblait endormi. L’homme se tenait debout. Sa main protégeait ses yeux de la réverbération du soleil, tandis que son regard interrogeait anxieusement la surface unie du flot.
A ses pieds, on apercevait un anspect, une paire d’avirons et une hache. Rien autre chose n’était visible sur ce pauvre radeau désemparé.
L’oiseau reprit son vol vers l’ouest.
Quelques lieues plus loin il s’arrête de nouveau dans son calme et puissant essor, et son regard s’abaisse et se fixe.
Un second radeau est en vue ; mais quelle différence avec le premier ! Ils n’ont de commun que le nom. Celui-ci est au moins dix fois plus grand que l’autre. Construit avec les mille débris d’un navire, il est plus solide et tient mieux le flot. Il est rendu plus léger à la course par une certaine quantité de tonnes vides attachées à ses flancs. Une voile grossière relie entre eux deux mâts à peine assujettis. Des barils, une caisse défoncée, des avirons et divers objets spéciaux à la marine gisent épars sur les planches. A l’entour se trouvent groupés une trentaine d’hommes dans les attitudes les plus diverses, debout, couchés, assis.
Quelques-uns sont immobiles et comme endormis ; mais leurs poses abandonnées et l’expression tourmentée de leurs physionomies trahissent plutôt le sommeil de l’ivresse qu’un bienfaisant repos. D’autres, par leurs gestes immodérés et leurs vociférations décousues, ne laissent aucun doute sur leur état d’ébriété complète. Du reste, rien d’étonnant. Le gobelet d’étain toujours plein de rhum circule de main en main et se vide avec une rapidité croissante. Seul le petit nombre est en apparence de sang froid. Mais, hâves, pâles, affamés, ces hommes attachent un long regard vers l’immensité où le ciel et l’eau se confondent dans une désolante monotonie, et l’on sent qu’un morne désespoir les envahit.
Le grand radeau.
L’oiseau des mers peut à bon droit les couver du regard. Son instinct carnassier l’avertit qu’avant longtemps il aura là une proie assurée et un riche banquet.
Quelques centaines de brasses encore, et là-bas, vers l’ouest, l’albatros a découvert autre chose d’insolite. A cette distance, on ne saurait rien distinguer du radeau. L’œil même de l’albatros n’a discerné qu’une tache indistincte, quoiqu’en réalité ce soit un petit bateau, une chaloupe dans laquelle six hommes sont assis. Point de voiles à cette embarcation, ni même la possibilité d’en tendre une. Des avirons oisifs reposent près des rameurs découragés. Gomme les deux radeaux précédents, cette embarcation subit les effets d’un calme plat, et, comme eux, abandonnée sur la vaste solitude de l’Océan, elle semble vouée à un sort inévitable et fatal.
Pour peu que l’albatros fût doué de la faculté de raisonner, il conclurait aisément qu’il plane sur le théâtre d’une catastrophe. Ou bien un bâtiment a fait eau ici et y a sombré, ou il a pris feu et sauté.
En effet, un peu à l’est du plus petit radeau se trouvent les traces irrécusables du désastre, des poutres calcinées indiquent suffisamment que la tempête lui est restée étrangère, et les débris de toute nature dispersés sur une circonférence d’un kilomètre de diamètre établissent clairement qu’il y a eu incendie, et que l’incendie s’est terminé brusquement par quelque terrible explosion.
Sur les flancs du canot est tracé ce nom : Le Pandore. Nous le retrouvons sur les barils fixés au grand radeau et sur deux des traverses du petit radeau.
Sans nul doute c’est le nom du navire perdu.
Le Pandore était un bâtiment anglais s’occupant de la traite des noirs. C’est dire que son équipage se composait d’hommes de sac et de corde-, de ces gens dont on a coutume de dire qu’ils ne craignent ni Dieu ni diable. Leur dernière campagne les avait conduits sur les côtes de la Guinée. Après y avoir embarqué cinq cents misérables créatures destinées aux marchés du Brésil, ils avaient repris la mer et se rendaient à destination.
En pleine mer, et par suite d’une négligence, le navire prit feu. Dans la précipitation inséparable du lancement des embarcations dans un pareil moment, la pinasse ne put fonctionner et dut être abandonnée. Le grand canot à peine à l’eau fut rendu inutile par la chute d’une caisse qui le défonça et obligea de le laisser couler. Seule la chaloupe put être mise à flot ; mais le capitaine, le second et quatre autres hommes de l’équipage s’en emparèrent à l’insu de tous, et, à force de rames, disparurent dans l’obscurité : pas si promptement toutefois qu’ils ne pussent entendre les imprécations de l’équipage lorsqu’il s’aperçut de cette lâche désertion.
Ceux qui restaient, une trentaine d’hommes environ, livrés à leurs seules ressources, parvinrent à se construire un radeau. Bien leur en prit. A peine y étaient-ils depuis quelques secondes, qu’une flammèche embrasée tomba dans la soute aux poudres et abrégea la durée de ce grandiose et terrible spectacle.
Durant ces péripéties ? qu’était devenue la malheureuse cargaison humaine du navire ?
Il se trouva dans cet équipage un cœur généreux, un seul. Malgré le trouble et le tumulte général, un enfant songea à briser les écoutilles derrière lesquelles ces infortunés se torchaient en vain sous l’étreinte suffocante de la fumée ou sous les premières morsures des flammes. Mais quoi ! Rendre cette liberté tardive à ces infortunés semblait seulement leur donner le choix entre deux morts affreuses, la mort par asphyxie à l’air libre ou par asphyxie dans les flots. Pourtant il n’en fut rien. Il en surgit une troisième, horrible, épouvantable. Ces centaines d’êtres de tout âge et de tout sexe furent sans exception dévorés par des requins accourus en foule vers le lieu du sinistre.
Au moment où débute notre histoire, quelques jours s’étaient écoulés depuis la catastrophe. Nous savons déjà pourquoi la chaloupe avait intérêt à se tenir à l’écart du grand radeau ; mais ce que nous ignorons, c’est la raison qui faisait faire b***e à part aux deux infortunés relégués sur le petit radeau, triste épave que le premier vent de tempête devait disperser sans retour.
Il faut d’abord que nous les présentions au lecteur.
Ben Brace était le meilleur matelot et le plus brave cœur de l’équipage du négrier. La seule chose dont on pourrait s’étonner à bon droit, c’est qu’il y fût mêlé à un titre quelconque. Hélas ! les meilleurs d’entre nous ont de ces inconséquences. A la suite d’une injustice dont il avait eu à se plaindre au service de son pays, Brace avait juré de se venger. Il se vengea en effet en se faisant inscrire comme matelot sur le livre de bord du négrier. Si jamais vengeance tourna contre celui qui s’était promis de la savourer, ce fut celle-là, et le repentir n’avait pas tardé à la suivre.
L’histoire du jeune garçon son camarade était à peu près identique. L’enfant avait voulu voir du pays, et il avait abandonné la maison paternelle pour cette brillante carrière delà marine vers laquelle l’entraînaient ses goûts, ses aspirations et surtout ses rêveries d’enfance. Par suite d’un concours fâcheux de circonstances, ce fut vers le Pandore que le dirigea sa mauvaise étoile. Les traitements cruels qui lui furent infligés à bord lui firent bien souvent regretter la désobéissance première qui le livrait sans défense aux mains de ses persécuteurs. Son existence eût été tout à fait intolérable et même en danger, sans la protection toute paternelle et l’amitié de Ben Brace, son unique recours. Ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour se trouver liés à de pareils scélérats, et depuis longtemps ils méditaient un plan de fuite simultanée.
La destruction du bâtiment n’avait pas facilité l’exécution de leur projet, Bien au contraire, cela les mettait dans la nécessité de resserrer leurs rapports avec d’indignes camarades, afin de partager avec le reste de l’équipage les chances de sauvetage qu’offrait le grand radeau. Si incertaines qu’elles fussent, elles étaient de beaucoup préférables à celles que leur réservait leur frêle embarcation. Il est vrai que, grâce à elle, ils avaient pu s’éloigner du navire incendié ; mais ils n’avaient pas tardé à faire force de rames pour rejoindre le grand radeau et y avaient amarré le leur.
Ils passèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits à la merci des brises changeantes qui les portaient tantôt en avant, tantôt en arrière, et le plus souvent les laissaient stationnaires dans un de ces calmes des tropiques où le flot semble uni comme une glace. Au moins partageaient-ils le sort et les ressources de l’équipage.
Quelle circonstance imprévue les avait donc déterminés à rompre ces relations que la prudence conseillait d’entretenir à tout prix ? Pourquoi Ben Brace et son protégé étaient-ils revenus à leur solitude sur quelques planches mal jointes ?
Hélas ! c’était pour une raison majeure. Oserons-nous bien l’écrire ? C’était pour empêcher l’enfant d’être dévoré par ses compagnons que Ben Brace avait dû le soustraire à leur férocité Encore lui fallut-il user de stratagème et risquer sa propre existence pour l’arracher au sort cruel qui lui était réservé.
Le peu de provisions sauvées à la hâte au moment de la catastrophe s’étaient vite épuisées. L’équipage, réduit à souffrir les horreurs de la faim, avait tout d’une voix réclamé la mort du mousse, sans même le soumettre à l’épreuve préalable du tirage au sort. Seule la voix de Ben Brace s’éleva pour protester. Mais que pouvait-il contre tous ? Il était décidé que William devait mourir, et tout ce que son protecteur put obtenir fut un sursis jusqu’au lendemain matin.
Ben Brace avait un plan en tâchant d’obtenir un délai. Durant la nuit, les radeaux flottaient de conserve comme à l’ordinaire sous une fraîche brise. Les ténèbres étaient profondes. Ben Brace, qui s’était à l’avance muni pour cela, coupa le filin qui reliait les deux embarcations, laissant celle qu’il occupait avec William, et qui n’avait point de voiles, rester en arrière. Quand ils furent assez loin pour ne plus courir le risque d’être entendus, ils firent usage de leurs rames, afin d’accroître la distance.
C’était la fatigue de ces efforts prolongés qui avait vaincu le jeune garçon.
Toute la nuit ils ramèrent contre le vent. Ce ne fut qu’au matin qu’ils songèrent à prendre un peu de repos. La mer était, calme. Leurs ennemis n’étaient plus en vue, et ils avaient bien mis dix milles entre les deux radeaux.
C’était la fatigue de ces efforts prolongés, survenus après des émotions pénibles et bien des nuits d’insomnie, qui avait vaincu le jeune garçon. Il s’était laissé tomber sur le canevas, et un sommeil de plomb l’avait immédiatement saisi. C’était l’appréhension d’être poursuivi qui empêchait Ben Brace de suivre son exemple et le faisait rester debout, malgré la fatigue à promener son regard inquiet à tous les points de l’horizon.