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Harper Barrett, Secteur 437, Dispensaire de la Station de Transport Zenith, Etoile Latiri
Cheveux noirs. Yeux verts perçants. L’homme qui me regardait depuis plusieurs minutes à l’autre bout de la salle ferait mouiller n’importe quelle femme.
Sauf que ce n’était pas un homme, mais un extraterrestre.
Et on n’était pas dans un bar en plein centre de Los Angeles, où j’avais grandi. On était sur la Station de Transport Zenith, la salle était remplie d’immenses guerriers extraterrestres aguerris mesurant tous au moins deux mètres, pour les plus petits d’entre eux.
Je me suis toujours sentie petite avec mon mètre quatre-vingts. Trop petite, trop blonde, trop jolie, trop féminine pour être prise au sérieux. Les hommes ne voyaient en moi qu’une blondasse aux gros seins et me prenaient par conséquent pour une écervelée. Mais cet extraterrestre ? Il s’approcha l’air fasciné sans respecter la fameuse distance de « politesse ». Il était très près, un peu trop à mon goût.
— J’ai jamais vu de cheveux de cette couleur, dit-il en mettant une boucle derrière mon oreille. C’est très joli.
Je ne pus m’empêcher de rire et le regardais en battant des cils, comme lors d’un vrai flirt. Ce n’était qu’un simple compliment, il n’y avait pas eu le moindre contact entre nous mais j’avais la gorge nouée.
C’était un truc de dingue. Ce mec était un vrai ouf, torride en diable. Il portait une armure noire intégrale inconnue. Certainement pas de la Coalition. Le brassard argenté à son bras ne me disait rien, il ne portait aucun grade ou insigne. Aucune marque indiquant qu’il faisait partie de la Coalition. Je connaissais toutes les races de la Flotte de la Coalition, les blessés étaient rapatriés via les plateformes de transport et soignés grâce aux baguettes ReGen, ils n’avaient qu’à lever la main s’ils se sentaient mourir. Mais ce mec ? Il était différent, les cellules de mon corps étaient en alerte maximale.
Pourquoi les autres guerriers l’évitaient ? Pourquoi le regardaient-ils d’un air méfiant ? Comme un tigre en cage ? Non, pas un tigre. Un serpent. Dangereux. Venimeux. J’avais déjà vu la plupart de ces guerriers à cran, prêts à en découdre. C’était exactement l’attitude qu’ils adoptaient à son égard.
Fascinant. Mais j’essayais de ne pas lui montrer ma réaction, ou de ne pas lui faire ressentir ce désir qui pulsait dans ma chatte, mes seins tendus, mon cœur qui battait la chamade. Ouf. Vous allez croire que j’avais pas couché depuis … un bail. Attendez un peu. Non. J’avais jamais fait l’amour tout compte fait, et mon corps ne demandait que ça en voyant ce mec aux épaules de Golgoth et au regard intense.
Sur le champ.
La serveuse était une grande Atlan mesurant au moins un mètre quatre-vingts avec des seins gros comme des obus et de magnifiques cheveux auburn. Elle était sublime et dévorait littéralement ce mec des yeux.
Malheureusement, j’avais exactement les mêmes vues qu’elle à son sujet.
Il lui sourit, elle lui offrit un verre. Sa main s’attarda sur le verre, leurs doigts s’effleurèrent, la proposition était plus qu’évidente.
Je lui aurais arraché les yeux.
Merde. Je me détournai et retournai à ma boisson, bien déterminée à retrouver mon sang-froid. Je ne pouvais pas le blâmer de désirer la serveuse. Ce serait également mon cas si j’étais portée sur les femmes.
Ce mec portait le mot emmerdes en majuscules sur son front. Et probablement bien d’autres. Mauvais garçon. Sexy. Jouissif. Rebelle. Coureur de jupons. Ouais. Un vrai coureur de jupons. Il avait dû coucher avec la moitié des femmes de la station.
Fais-ci, fais-ça. Mes ex sur Terre me trompaient. J’avais déjà donné, merci.
— Pourquoi tu me regardes de travers ?
Le timbre de sa voix grave me pénétra jusqu’à la moelle. Un frisson me parcourut, sa voix était semblable à une caresse. Mes tétons durcirent, je me fis violence pour respirer normalement. Dangereux ? Ah ! Je ferais mieux de me pencher sur mes compétences en matière d’évaluation des risques. Enrichir mon vocabulaire. Dangereux était un doux euphémisme.
— Je croyais que les Terriens avaient le monopole des techniques de drague à deux balles, répondis-je.
— Des techniques de drague ?
— T’as jamais vu de blonde ? Vraiment ? T’as pas autre chose à me sortir ?
— C’est la vérité. Il baissa doucement la tête, ses cheveux noirs tombant sur son front lui donnaient un air canaille.
J’avais dit qu’il me rappelait Joe Manganiello, le mec canon de True Blood ? Je supposais que ce mec n’était pas un vampire et n’avait pas l’intention de me mordre, il avait tout du héros taciturne et boudeur. Je levai mon verre de bière, ou du moins ce qui s’en rapprochait de plus dans l’espace, en direction de deux guerriers de Prillon Prime à l’autre bout de la pièce. L’un d’entre eux avait des yeux couleur miel et des cheveux roux foncé. Quant à l’autre ? Blond comme un lion. Un vrai blond. Ils étaient canons mais pas de quoi casser des briques. Pas comme ce mec.
— C’est quoi cette couleur ? lança-t-il en indiquant le guerrier blond.
Il s’approcha, les Prillons détournèrent leur regard.
— On dirait qu’ils sont brûlés, tannés par le soleil. Leur peau est épaisse et moche. Il leva la main vers ma queue de cheval laissant échapper des mèches rebelles. Tu es lumineuse. Douce. Fragile.
Je pouffai de rire. S’il savait. J’avais vingt-sept ans, pas dix-sept. J’avais été infirmière aux urgences pendant trois ans dans un grand hôpital avant de passer presque deux dans à bord de la Station de Transport Zenith, avant d’être envoyée sur le terrain pour recenser les blessés et gérer les urgences au sein du dispensaire de la Coalition. J’étais une secouriste de l’espace— sa réflexion, ça me trouait le cul. Moi pure ? Fragile ? Mon œil. J’essayais de garder mon calme et me détournai.
J’étais pas pure mais j’avais un cœur. Après avoir tiré mon ami, Henry, d’un amas d’éclaireurs de la Ruche, et regardé une dernière fois son regard jadis d’un brun chaleureux et rieur—désormais froid et vitreux—cet organe souffrait. J’avais besoin d’autre chose qu’une simple bière. Henry Swanson était un Anglais originaire de Londres. Du 22ème bataillon des Forces Spéciales. Un vétéran aguerri. A l’accent marrant. Un super joueur de poker. Y’a deux jours encore, il fumait le cigare et avait foutu la dérouillée à mon commandant au poker.
Il y a cinq heures, j’avais retiré son cadavre enseveli sous une pile d’ennemis morts.
Il avait tout de même réussi à abattre cinq de ces enculés de la Ruche.
Ouais, j’avais grand besoin d’un autre verre pour soulager ma peine.
J’adressai un signe de tête à la serveuse Atlan.
— Je pourrais avoir un whisky, s’il vous plaît ?
Son regard s’adoucit, c’était une vraie beauté.
— Bien sûr, ma belle. Jack, Johnnie, Jim ou Glen ?
— Glen.
— Dure journée ? Elle bossait sur la station de transport mais elle savait pertinemment ce à quoi nous étions confrontés, elle avait conscience des horreurs que nous affrontions. Ces émotions persistaient avec le temps.
— Oui.
Elle hocha la tête et fit glisser un verre plein à ras bord de whisky de synthèse vers moi. , sorti tout droit du S-Gen, le générateur de matière qui nous approvisionnait en vêtements, nourriture et autres accessoires provenant des différentes planètes de la Coalition. La station de transport recevait du Jim Beam, Johnnie Walker, Jack Daniels et du Glenlivet, ainsi qu’un vaste choix de vodka, gin, bière, vin et tous les alcools imaginables venant de Terre. Ainsi que d’autres boissons dont je n’avais jamais entendu parler provenant d’autres planètes. Au lycée, je ne jurais que par la tequila, mais j’évitais en général les alcools forts en semaine.
Cependant, aujourd’hui n’était pas un jour ordinaire. J’avais besoin d’oublier. Du moins jusqu’à ma prochaine mission de nettoyage.
Mon mystérieux extraterrestre canon me regardait descendre mon verre, je fermai les yeux et savourai la brûlure de l’alcool dans mon gosier, je reposai doucement le verre sur le comptoir comme s’il s’agissait d’un ami cher.
— Je vous en sers un autre ? demanda la serveuse.
— Non merci. Je risque de devoir y retourner.
On n’y retournait pas illico mais on devait être prêts à partir en cas d’urgence. Ce qui voulait dire que je pouvais pas me pinter au whisky et m’endormir dans mon lit comme j’aurais souhaité le faire. Je tripotais le bracelet à mon poignet, il était connecté au système d’alerte et à mes équipiers. D’un vert plus foncé que mon uniforme de médecin, le centre du bracelet émettait une fréquence lumineuse qui transmettait des ordres, des coordonnées, tout ce dont nous avions besoin lorsque nous étions au sol. Mais à l’instant T, la lumière colorée était d’un bleu très clair. Un bleu layette, semblable à une boule de coton. La couleur changeait selon le degré d’urgence. Rouge c’étaient les appels d’urgence, bleu pour une urgence relative, et noir quand il était inactif. On l’appelait le « temps mort », ce qui était très rare et appréciable.
Il n’y avait que trois équipes de secouristes sur Zenith, et on était tous extrêmement occupés.
— C’est quoi l’urgence relative ?
Il me dévisageait comme s’il assemblait les pièces d’un puzzle. Sans se décourager pour autant, il s’approcha de moi alors que je l’ignorais, comme s’il …
— Vous me reniflez ou quoi ? aboyai-je en reculant, nos regards se croisèrent, j’avais l’impression d’être une biche prise dans la lumière des phares. J’aurais dû me lever et partir loin, très loin. Pourquoi rester figée sur place, comme si je voulais voir ce qu’il allait me faire ? J’avais l’impression de danser face à un cobra, c’était fascinant.
— En général, j’ai pas besoin de parler à une femme pour coucher avec.
Ses yeux étaient d’un vert plus clair que les miens ; ma mère disait toujours qu’ils étaient émeraudes. Il dardait sur moi son regard intense presque hypnotique.
— C’est ça oui, et ben, continuez de la fermer.
Il sourit, ça avait l’air de l’amuser, il contemplait mon visage, ma bouche, mes cheveux, il se mit à les caresser. Je baissais involontairement la tête sous sa caresse chaude. Ses grosses mains me rappelaient notre différence de taille. J’étais grande mais il faisait une tête de plus que moi, si ce n’est plus. Il était immense. Certainement partout. Sa main glissa sur mon épaule, descendit jusqu’à ma main.
— Tu es une terrienne.
— Oui, confirmai-je, bien que sa remarque ne soit pas vraiment une question. T’as jamais vu de Terrienne ? Ma question puait le sarcasme à plein nez mais contre toute attente, il esquissa un grand sourire.
— Une seule fois.
Il n’épilogua pas et je ne posai pas de question. Je me fichais de qui ça pouvait bien être. C’était. Pas. Mes. Affaires. S’il s’agissait d’une femme, j’avais envie de lui arracher les yeux, ce qui était totalement stupide. Ce qu’il faisait, et avec qui, n’étaient pas mes oignons. Ça ne me regardait pas.
— C’est quoi cette odeur de sang ?
Il me renifla de nouveau, fronça les sourcils, il ne rigolait plus.
Je haussai les épaules. Je m’étais douchée et j’avais enfilé un uniforme tout propre mais aucun de mes coéquipiers n’avait fait soigner ses blessures. On s’en était sortis, on s’était débarbouillés de toute cette crasse qui puait la mort avant de foncer tout droit au bar. On avait l’habitude de perdre des effectifs mais la mort d’Henry était très dure à avaler. C’était un plaisantin de première, un comédien et un farceur qui se jouait de la mort et respirait la joie de vivre sur cette station spatiale isolée. Tous les humains de la station qui apprendraient sa mort viendraient noyer leur chagrin dans l’alcool. Ce bar serait bientôt bourré à craquer.
Je devrais peut-être boire un autre verre de whisky. Les chants graves et les toasts allaient durer des heures. Je soupirai et me massai les tempes. Je sentais la migraine arriver.
Les yeux de cet extraterrestre sexy se rétrécirent en voyant ma main—celle qu’il tenait—avec un pansement vert foncé.
— Vous êtes blessée.
Il prit ma main blessée, je me sentais toute petite. C’était très personnel, intime, je me sentais précieuse. Chouchoutée. Je rêvais d’une telle sensation. Il se permettait des libertés en gardant ma main dans la sienne, comme si je lui appartenais. Il défit l’étroit bandage.
— C’est trois fois rien, je vous assure. Un morceau de métal avait entaillé la paume de ma main. Je m’étais déjà fait bien plus mal en travaillant, et de loin.
Il tourna ma paume vers le haut, la prit dans la sienne, son doigt effleura doucement l’estafilade. Ça s’était arrêté de saigner avant que je ne rentre sur Zenith. Juste une éraflure. J’accueillais la douleur cuisante avec bonheur. Parfois, la douleur était tout ce qui me rappelait que j’étais encore en vie. J’avais pris le temps, une fois notre transport achevé, de m’assurer que le corps d’Henry était bien à la morgue et j’avais rejoint mon équipe.
En regardant par-dessus l’épaule du beau gosse, je vis notre second, Rovo, me contempler. Il était avec les autres, mais son regard me fit m’arrêter net. Il détourna ses yeux inquiets— cette expression était tout ce qu’il y avait de plus normal pour Rovo lorsqu’il me voyait anxieuse— et jeta un regard noir au dos de mon compagnon. Le beau gosse dut s’apercevoir de mon manque d’attention soudain et adressa à son tour à Rovo un regard qui en disait long. Ils se défièrent une fraction de seconde, encore un truc de mâle alpha qui m’échappait. Mais je n’avais pas de souci à me faire, j’étais saine et sauve. Toute mon équipe était là, assis le long du mur, ils mataient mes fesses, se chambraient, se détendaient après notre retour de cette planète merdique et désolée.
On se battait pour des planètes stériles. Ça pouvait sembler ridicule, pourtant ça tombait sous le sens. Personne ne voulait d’une base de la Ruche dans ce système solaire. Merde, dans cette galaxie même. Les troupes de la Coalition se battaient bec et ongle. Ne pas céder de terrain. Eloigner la Ruche.
L’espace ? La Terre ? Certaines choses ne changeaient pas, surtout lorsque la lutte opposait le bien au mal. La guerre.
Il se tourna vers moi, sans calculer Rovo. Il tenait toujours ma main. J’avais vraiment pas espéré ça quand j’étais partie boire un verre au bar. J’étais censée être en compagnie de mes coéquipiers à l’autre bout de la salle, mais non. Je n’avais pas bougé depuis qu’il avait envahi mon espace personnel. J’en avais pas envie. Leurs boutades ne m’intéressaient même pas.
Mais ce mec ? p****n de merde. J’étais prête à faire ce qu’il me demanderait, ce qu’il voudrait. Sur le champ.
Pourquoi ? Parce qu’il était bandant, super bandant même. Scotchée ici, dans le Secteur 437, connu pour être le trou du cul du monde, mon vagin était en train de devenir aussi aride que le désert Trion à force d’être négligé. J’étais pas contre un peu d’attention masculine.
Surtout venant de lui. Il me regardait comme s’il allait me dévorer toute crue. Ou me jeter sur son épaule et me sauter sur la première surface plane venue—à moins qu’un mur fasse aussi l’affaire pour une p’tite cartouche. Torride, sauvage, brutal. Un tantinet dangereux ? Peut-être bien.
Voilà ce dont j’avais besoin. Quelque chose d’intense, qui me fasse frémir, crier, désirer. Je ne voulais pas penser.
Je voulais ressentir.