CHAPITRE I-3

2002 Words
Et, comme Florent ne causait guère : – Vous avez de la famille à Paris, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la tête pleine d’histoires de police, d’agents guettant à chaque coin de rue, de femmes vendant les secrets qu’elles arrachaient aux pauvres diables. Elle était tout près de lui, elle lui semblait pourtant bien honnête, avec sa grande figure calme, serrée au front par un foulard noir et jaune. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, un peu forte, belle de sa vie en plein air et de sa virilité adoucie par des yeux noirs d’une tendresse charitable. Elle était certainement très curieuse, mais d’une curiosité qui devait être toute bonne. Elle reprit, sans s’offenser du silence de Florent : – Moi, j’ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s’est engagé… Enfin, c’est heureux quand on sait où descendre. Vos parents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c’est une joie quand on revient, n’est-ce pas ? Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sans doute par son extrême maigreur, sentant que c’était un « monsieur » sous sa lamentable défroque noire, n’osant lui mettre une pièce blanche dans la main. Enfin, timidement : – Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque chose… Mais il refusa avec une fierté inquiète ; il dit qu’il avait tout ce qu’il lui fallait, qu’il savait où aller. Elle parut heureuse, elle répéta plusieurs fois, comme pour se rassurer elle-même sur son sort : – Ah ! bien, alors, vous n’avez qu’à attendre le jour. Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin du pavillon des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents et réguliers, semblaient éveiller de proche en proche le sommeil trônant sur le carreau. Les voitures arrivaient toujours, les cris des charretiers, les coups de fouet, les écrasements du pavé sous le fer des roues et le sabot des bêtes, grandissaient ; et les voitures n’avançaient plus que par secousses, prenant la file, s’étendant au-delà des regards, dans des profondeurs grises, d’où montait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du Pont-Neuf, on déchargeait, les tombereaux acculés aux ruisseaux, les chevaux immobiles et serrés, rangés comme dans une foire. Florent s’intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de choux superbes, qu’on avait eu grand-peine à faire reculer jusqu’au trottoir ; la charge dépassait un grand diable de bec de gaz planté à côté, éclairant en plein l’entassement des larges feuilles, qui se rabattaient comme des pans de velours gros vert, découpé et gaufré. Une petite paysanne de seize ans, en casaquin et en bonnet de toile bleue, montée dans le tombereau, ayant des choux jusqu’aux épaules, les prenait un à un, les lançait à quelqu’un que l’ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue, noyée, glissait, disparaissait sous un éboulement ; puis, son nez rose reparaissait au milieu des verdures épaisses ; elle riait, et les choux se remettaient à voler, à passer entre le bec de gaz et Florent. Il les comptait machinalement. Quand le tombereau fut vide, cela l’ennuya. Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenant jusqu’à la chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaient un étroit sentier pour que le monde pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d’un bout à l’autre, s’allongeait, avec les bosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans la clarté brusque et tournante des lanternes, que l’épanouissement charnu d’un paquet d’artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l’ivoire mat des navets ; et ces éclairs de couleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Le trottoir s’était peuplé ; une foule s’éveillait, allait entre les marchandises, s’arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, au loin, criait : « Eh ! la chicorée ! » On venait d’ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes ; les revendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu noué sur leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pour ne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de leurs achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Du pavillon à la chaussée, le va-et-vient des hottes s’animait, au milieu des têtes cognées, des mots gras, du tapage des voix s’enrouant à discuter un quart d’heure pour un sou. Et Florent s’étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras et leur teint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles. Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait des fruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s’alignaient, couverts de toile ou de paille ; et une odeur de mirabelles trop mûres trônait. Une voix douce et lente, qu’il entendait depuis longtemps, lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petite femme brune, assise par terre, qui marchandait. – Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis ? L’homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et la jeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait : – Dis Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francs l’autre, ça fait-il neuf francs qu’il faut te donner ? Un nouveau silence se fit : – Alors qu’est-ce qu’il faut te donner ? – Eh ! dix francs, tu le sais bien, je te l’ai dit… Et ton Jules, qu’est-ce que tu en fais, la Sarriette ? La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie. – Ah bien ! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée… Il prétend que les hommes, ce n’est pas fait pour travailler. Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon aux fruits qu’on venait d’ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreté noire, avec les mille raies de flamme des persiennes ; sous les grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que les pavillons, au loin, restaient déserts, au milieu du grouillement grandissant de leurs trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, les boulangers et les marchands de vin ôtaient leurs volets ; les boutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumés, trouaient les ténèbres, le long des maisons grises. Florent regardait une boulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute pleine et toute dorée de la dernière cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du pain chaud. Il était quatre heures et demie. Cependant, madame François s’était débarrassée de sa marchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec son sac. – Eh bien, ça va-t-il à un sou ? dit-il. – J’étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes. – Ça fait dix-sept sous. – Non, trente-quatre. Ils tombèrent d’accord à vingt-cinq. Madame François était pressée de s’en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec ses carottes dans son sac : – Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Ce vieux-là râle sur tout le marché ; il attend quelquefois le dernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise… Ah ! ces Parisiens ! ça se chamaille pour deux liards, et ça va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin. Quand madame François parlait de Paris, elle était pleine d’ironie et de dédain ; elle le traitait en ville très éloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle ne consentait à mettre les pieds que la nuit. – À présent, je puis m’en aller, reprit-elle en s’asseyant de nouveau près de Florent, sur les légumes d’une voisine. Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. Quand Lacaille s’en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Il l’avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrière lui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeurs irritantes qui le prenaient à la gorge. – Je vais m’en aller, répéta madame François. Elle s’intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, sur ce trottoir, dont il n’avait pas remué. Elle lui fit de nouvelles offres de service ; mais il refusa encore, avec une fierté plus âpre. Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu’il était gaillard. Et, comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgré l’envie terrible qu’il avait de serrer les dents ; elle le regardait de nouveau en face, elle l’interrogeait, avec sa curiosité de brave femme. Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête. Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte. La maraîchère allait décidément partir, lorsqu’une voix forte dit tout à côté d’elle : – Bonjour, madame François. C’était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête, barbu, le nez très fin, les yeux minces et clairs. Il portait un chapeau de feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fond d’un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaient déteint en larges traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d’un frisson d’inquiétude nerveuse qui devait lui être habituel, il restait planté dans ses gros souliers lacés ; et son pantalon trop court montrait ses bas bleus. – Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. Vous savez, je vous ai attendu, lundi ; et comme vous n’êtes pas venu, j’ai garé votre toile ; je l’ai accrochée à un clou, dans ma chambre. – Vous êtres trop bonne, madame François, j’irai terminer mon étude, un de ces jours… Lundi, je n’ai pas pu… Est-ce que votre grand prunier a encore toutes ses feuilles ? – Certainement. – C’est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin du tableau. Il fera bien, à gauche du poulailler. J’ai réfléchi à ça toute la semaine… Hein ! les beaux légumes, ce matin. Je suis descendu de bonne heure, me doutant qu’il y aurait un lever de soleil superbe sur ces gredins de choux. Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchère reprit : – Eh bien, je m’en vais. Adieu… À bientôt, monsieur Claude ! Et comme elle partait, présentant Florent au jeune peintre : – Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Il ne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriez peut-être lui donner un bon renseignement. Elle s’en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommes ensemble. Claude regardait Florent avec intérêt ; cette longue figure, mince et flottante, lui semblait originale. La présentation de madame François suffisait ; et, avec la familiarité d’un flâneur habitué à toutes les rencontres de hasard, il lui dit tranquillement : – Je vous accompagne. Où allez-vous ? Florent resta gêné. Il se livrait moins vite ; mais, depuis son arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, il demanda, avec la peur d’une réponse fâcheuse : – Est-ce que la rue Pirouette existe toujours ? – Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieux Paris, cette rue-là ! Elle tourne comme une danseuse, et les maisons y ont des ventres de femme grosse… J’en ai fait une eau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vous la montrerai… C’est là que vous allez ? Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la rue Pirouette existait, jura que non, assura qu’il n’avait nulle part à aller. Toute sa méfiance se réveillait devant l’insistance de Claude. – Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même rue Pirouette. La nuit, elle est d’une couleur !… Venez donc, c’est à deux pas. Il dut le suivre. Ils marchaient côte à côte, comme deux camarades, enjambant les paniers et les légumes. Sur le carreau de la rue Rambuteau, il y avait des tas gigantesques de choux-fleurs, rangés en piles comme des boulets, avec une régularité surprenante. Les chairs blanches et tendres des choux s’épanouissaient, pareilles à d’énormes roses, au milieu des grosses feuilles vertes, et les tas ressemblaient à des bouquets de mariée, alignés dans des jardinières colossales. Claude s’était arrêté, en poussant de petits cris d’admiration.
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