Quand tout le monde fut arrivé, que les causeries eurent cessé, non sans mille avertissements donnés aux interrupteurs par monsieur de Bargeton, que sa femme envoya comme un suisse d’église qui fait retentir sa canne sur les dalles, Lucien se mit à la table ronde, près de madame de Bargeton, en éprouvant une violente secousse d’âme. Il annonça d’une voix troublée que, pour ne tromper l’attente de personne, il allait lire les chefs-d’œuvre récemment retrouvés d’un grand poète inconnu. Quoique les poésies d’André de Chénier eussent été publiées dès 1819, personne, à Angoulême, n’avait encore entendu parler d’André de Chénier. Chacun voulut voir, dans cette annonce, un biais trouvé par madame de Bargeton pour ménager l’amour-propre du poète et mettre les auditeurs à l’aise. Lucien lut d’abord le Jeune Malade, qui fut accueilli par des murmures flatteurs ; puis l’Aveugle, poème que ces esprits médiocres trouvèrent long. Pendant sa lecture, Lucien fut en proie à l’une de ces souffrances infernales qui ne peuvent être parfaitement comprises que par d’éminents artistes, ou par ceux que l’enthousiasme et une haute intelligence mettent à leur niveau. Pour être traduite par la voix, comme pour être saisie, la poésie exige une sainte attention. Il doit se faire entre le lecteur et l’auditoire une alliance intime, sans laquelle les électriques communications des sentiments n’ont plus lieu. Cette cohésion des âmes manque-t-elle, le poète se trouve alors comme un ange essayant de chanter un hymne céleste au milieu des ricanements de l’enfer. Or, dans la sphère où se développent leurs facultés, les hommes d’intelligence possèdent la vue circumspective du colimaçon, le flair du chien et l’oreille de la taupe ; ils voient, ils sentent, ils entendent tout autour d’eux. Le musicien et le poète se savent aussi promptement admirés ou incompris, qu’une plante se sèche ou se ravive dans une atmosphère amie ou ennemie. Les murmures des hommes qui n’étaient venus là que pour leurs femmes, et qui se parlaient de leurs affaires, retentissaient à l’oreille de Lucien par les lois de cette acoustique particulière ; de même qu’il voyait les hiatus sympathiques de quelques mâchoires violemment entrebâillées, et dont les dents le narguaient. Lorsque, semblable à la colombe du déluge, il cherchait un coin favorable où son regard pût s’arrêter, il rencontrait les yeux impatientés de gens qui pensaient évidemment à profiter de cette réunion pour s’interroger sur quelques intérêts positifs. À l’exception de Laure de Rastignac, de deux ou trois jeunes gens et de l’Évêque, tous les assistants s’ennuyaient. En effet, ceux qui comprennent la poésie cherchent à développer dans leur âme ce que l’auteur a mis en germe dans ses vers ; mais ces auditeurs glacés, loin d’aspirer l’âme du poète, n’écoutaient même pas ses accents. Lucien éprouva donc un si profond découragement, qu’une sueur froide mouilla sa chemise. Un regard de feu lancé par Louise, vers laquelle il se tourna, lui donna le courage d’achever ; mais son cœur de poète saignait de mille blessures.
– Trouvez-vous cela bien amusant, Fifine ? dit à sa voisine la sèche Lili qui s’attendait peut-être à des tours de force.
– Ne me demandez pas mon avis, ma chère, mes yeux se ferment aussitôt que j’entends lire.
– J’espère que Naïs ne nous donnera pas souvent des vers le soir, dit Francis. Quand j’écoute lire après mon dîner, l’attention que je suis forcé d’avoir trouble ma digestion.
– Pauvre chat, dit Zéphirine à voix basse, buvez un verre d’eau sucrée.
– C’est fort bien déclamé, dit Alexandre ; mais j’aime mieux le whist.
En entendant cette réponse qui passa pour spirituelle à cause de la signification anglaise du mot, quelques joueuses prétendirent que le lecteur avait besoin de repos. Sous ce prétexte, un ou deux couples s’esquivèrent dans le boudoir. Lucien, supplié par Louise, par la charmante Laure de Rastignac et par l’Évêque, réveilla l’attention, grâce à la verve contre-révolutionnaire des Iambes, que plusieurs personnes, entraînées par la chaleur du débit, applaudirent sans les comprendre. Ces sortes de gens sont influençables par la vocifération comme les palais grossiers sont excités par les liqueurs fortes. Pendant un moment où l’on prit des glaces, Zéphirine envoya Francis voir le volume, et dit à sa voisine Amélie que les vers lus par Lucien étaient imprimés.
– Mais, répondit Amélie avec un visible bonheur, c’est bien simple, monsieur de Rubempré travaille chez un imprimeur. C’est, dit-elle en regardant Lolotte, comme si une jolie femme faisait elle-même ses robes.
– Il a imprimé ses poésies lui-même, se dirent les femmes.
– Pourquoi s’appelle-t-il donc alors monsieur de Rubempré ?
demanda Jacques. Quand il travaille de ses mains, un noble doit quitter son nom.
– Il a effectivement quitté le sien, qui était roturier, dit Zizine, mais pour prendre celui de sa mère qui est noble.
– Puisque ses vers (en province on nomme verse) sont imprimés, nous pouvons les lire nous-mêmes, dit Astolphe.
Cette stupidité compliqua la question jusqu’à ce que Sixte du Châtelet eût daigné dire à cette ignorante assemblée que l’annonce n’était pas une précaution oratoire, et que ces belles poésies appartenaient à un frère royaliste du révolutionnaire Marie-Joseph Chénier. La société d’Angoulême, à l’exception de l’Évêque, de madame de Rastignac et de ses deux filles, que cette grande poésie avait saisis, se crut mystifiée et s’offensa de cette supercherie. Un sourd murmure s’éleva ; mais Lucien ne l’entendit pas. Isolé de ce monde odieux par l’enivrement que produisait une mélodie intérieure, il s’efforçait de la répéter, et voyait les figures comme à travers un nuage. Il lut la sombre élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien où respire une mélancolie sublime ; puis celle où est ce vers :
Tes vers sont doux, j’aime à les répéter.
Enfin, il termina par la suave idylle intitulée Néère.
Plongée dans une délicieuse rêverie, une main dans ses boucles, qu’elle avait défrisées sans s’en apercevoir, l’autre pendant, les yeux distraits, seule au milieu de son salon, madame de Bargeton se sentait pour la première fois de sa vie transportée dans la sphère qui lui était propre. Jugez combien elle fut désagréablement distraite par Amélie, qui s’était chargée de lui exprimer les vœux publics.
– Naïs, nous étions venues pour entendre les poésies de monsieur Chardon, et vous nous donnez des vers (verse) imprimés. Quoique ces morceaux soient fort jolis, par patriotisme ces dames aimeraient mieux le vin du cru.
– Ne trouvez-vous pas que la langue française se prête peu à la poésie ? dit Astolphe au Directeur des Contributions. Je trouve la prose de Cicéron mille fois plus poétique.
– La vraie poésie française est la poésie légère, la chanson, répondit du Châtelet.
– La chanson prouve que notre langue est très musicale, dit Adrien.
– Je voudrais bien connaître les vers (verse) qui ont causé la perte de Naïs, dit Zéphirine ; mais d’après la manière dont elle accueille la demande d’Amélie, elle n’est pas disposée à nous en donner un échantillon.
– Elle se doit à elle-même de les lui faire dire, répondit Francis, car le génie de ce petit bonhomme est sa justification.
– Vous qui avez été dans la diplomatie, obtenez-nous cela, dit Amélie à monsieur du Châtelet.
– Rien de plus aisé, dit le baron.
L’ancien Secrétaire des Commandements, habitué à ces petits manèges, alla trouver l’Évêque et sut le mettre en avant. Priée par monseigneur, Naïs fut obligée de demander à Lucien quelque morceau qu’il sût par cœur. Le prompt succès du baron dans cette négociation lui valut un langoureux sourire d’Amélie.
– Décidément ce baron est bien spirituel, dit-elle à Lolotte.
Lolotte se souvenait du propos aigre-doux d’Amélie sur les femmes qui faisaient elles-mêmes leurs robes.
– Depuis quand reconnaissez-vous les barons de l’Empire ? lui répondit-elle en souriant.
Lucien avait essayé de déifier sa maîtresse dans une ode qui lui était adressée sous un titre inventé par tous les jeunes gens au sortir du collège. Cette ode, si complaisamment caressée, embellie de tout l’amour qu’il se sentait au cœur, lui parut la seule œuvre capable de lutter avec la poésie de Chénier. Il regarda d’un air passablement fat madame de Bargeton, en disant : À ELLE ! Puis il se posa fièrement pour dérouler cette pièce ambitieuse, car son amour-propre d’auteur se sentit à l’aise derrière la jupe de madame de Bargeton.
En ce moment, Naïs laissa échapper son secret aux yeux des femmes. Malgré l’habitude qu’elle avait de dominer ce monde de toute la hauteur de son intelligence, elle ne put s’empêcher de trembler pour Lucien. Sa contenance fut gênée, ses regards demandèrent en quelque sorte l’indulgence ; puis elle fut obligée de rester les yeux baissés, et de cacher son contentement à mesure que se déployèrent les strophes suivantes.
A ELLE.
Du sein de ces torrents de gloire et de lumière,Où, sur des sistres d’or, les anges attentifs,Aux pieds de Jéhova redisent la prière De nos astres plaintifs ;Souvent un chérubin à chevelure blonde,Voilant l’éclat de Dieu sur son front arrêté,Laisse aux parvis des cieux son plumage argenté, Et descend sur le monde.Il a compris de Dieu le bienfaisant regard :Du génie aux abois il endort la souffrance ;Jeune fille adorée, il berce le vieillard Dans les fleurs de l’enfance ;Il inscrit des méchants les tardifs repentirs ;A la mère inquiète, il dit en rêve : Espère !Et, le cœur plein de joie, il compte les soupirs Qu’on donne à la misère.De ces beaux messagers un seul est parmi nous,Que la terre amoureuse arrête dans sa route ;Mais il pleure, et poursuit d’un regard triste et doux La paternelle voûte.Ce n’est point de son front l’éclatante blancheurQui m’a dit le secret de sa noble origine,Ni l’éclair de ses yeux, ni la féconde ardeur De sa vertu divine.Mais par tant de lueur mon amour éblouiA tenté de s’unir à sa sainte nature,Et du terrible archange il a heurté sur lui L’impénétrable armure.Ah ! gardez, gardez bien de lui laisser revoirLe brillant séraphin qui vers les cieux revole ;Trop tôt il en saurait la magique parole Qui se chante le soir !Vous les verriez alors, des nuits perçant les voiles,Comme un point de l’aurore, atteindre les étoiles Par un vol fraternel ;Et le marin qui veille, attendant un présage,De leurs pieds lumineux montrerait le passage, Comme un phare éternel.– Comprenez-vous ce calembour ? dit Amélie à monsieur du Châtelet en lui adressant un regard de coquetterie.
– C’est des vers comme nous en avons tous plus ou moins fait au sortir du collège, répondit le baron d’un air ennuyé pour obéir à son rôle de jugeur que rien n’étonnait. Autrefois nous donnions dans les brumes ossianiques. C’était des Malvina, des Fingal, des apparitions nuageuses, des guerriers qui sortaient de leurs tombes avec des étoiles au-dessus de leurs têtes. Aujourd’hui, cette friperie poétique est remplacée par Jéhova, par les sistres, par les anges, par les plumes des séraphins, par toute la garde-robe du paradis remise à neuf avec les mots immense, infini, solitude, intelligence. C’est des lacs, des paroles de Dieu, une espèce de panthéisme christianisé, enrichi de rimes rares, péniblement cherchées, comme émeraude et fraude, aïeul et glaïeul, etc. Enfin, nous avons changé de latitude : au lieu d’être au nord, nous sommes dans l’orient ; mais les ténèbres y sont tout aussi épaisses.
– Si l’ode est obscure, dit Zéphirine, la déclaration me semble très claire.
– Et l’armure de l’archange est une robe de mousseline assez légère, dit Francis.
Quoique la politesse voulût que l’on trouvât ostensiblement l’ode ravissante à cause de madame de Bargeton, les femmes, furieuses de ne pas avoir de poète à leur service pour les traiter d’anges, se levèrent comme ennuyées, en murmurant d’un air glacial : très bien, joli, parfait.
– Si vous m’aimez, vous ne complimenterez ni l’auteur ni son ange, dit Lolotte à son cher Adrien d’un air despotique auquel il dut obéir.
– Après tout, c’est des phrases, dit Zéphirine à Francis, et l’amour est une poésie en action.
– Vous avez dit là, Zizine, une chose que je pensais, mais que je n’aurais pas aussi finement exprimée, repartit Stanislas en s’épluchant de la tête aux pieds par un regard caressant.
– Je ne sais pas ce que je donnerais, dit Amélie à du Châtelet, pour voir rabaisser la fierté de Naïs qui se fait traiter d’archange, comme si elle était plus que nous, et qui nous encanaille avec le fils d’un apothicaire et d’une garde-malade, dont la sœur est une grisette, et qui travaille chez un imprimeur.
– Puisque le père vendait des biscuits contre les vers, dit Jacques, il aurait dû en faire manger à son fils.
Il continue le métier de son père, car ce qu’il vient de nous donner me semble de la d****e, dit Stanislas en prenant une de ses poses les plus agaçantes. d****e pour d****e, j’aime mieux autre chose.
En un moment chacun s’entendit pour humilier Lucien par quelque mot d’ironie aristocratique. Lili, la femme pieuse, y vit une action charitable en disant qu’il était temps d’éclairer Naïs, bien près de faire une folie. Francis, le diplomate, se chargea de mener à bien cette sotte conspiration à laquelle tous ces petits esprits s’intéressèrent comme au dénouement d’un drame, et dans laquelle ils virent une aventure à raconter le lendemain.
L’ancien consul, peu soucieux d’avoir à se battre avec un jeune poète qui, sous les yeux de sa maîtresse, enragerait d’un mot insultant, comprit qu’il fallait assassiner Lucien avec un fer sacré contre lequel la vengeance fût impossible. Il imita l’exemple que lui avait donné l’adroit du Châtelet quand il avait été question de faire dire des vers à Lucien. Il vint causer avec l’Évêque en feignant de partager l’enthousiasme que l’ode de Lucien avait inspiré à Sa Grandeur ; puis il le mystifia en lui faisant croire que la mère de Lucien était une femme supérieure et d’une excessive modestie, qui fournissait à son fils les sujets de toutes ses compositions. Le plus grand plaisir de Lucien était de voir rendre justice à sa mère, qu’il adorait. Une fois cette idée inculquée à l’Évêque, Francis s’en remit sur les hasards de la conversation pour amener le mot blessant qu’il avait médité de faire dire par monseigneur.
Quand Francis et l’Évêque revinrent dans le cercle au centre duquel était Lucien, l’attention redoubla parmi les personnes qui déjà lui faisaient boire la ciguë à petits coups. Tout à fait étranger au manège des salons, le pauvre poète ne savait que regarder madame de Bargeton, et répondre gauchement aux gauches questions qui lui étaient adressées. Il ignorait les noms et les qualités de la plupart des personnes présentes, et ne savait quelle conversation tenir avec des femmes qui lui disaient des niaiseries dont il avait honte. Il se sentait d’ailleurs à mille lieues de ces divinités angoumoisines en s’entendant nommer tantôt monsieur Chardon, tantôt monsieur de Rubempré, tandis qu’elles s’appelaient Lolotte, Adrien, Astolphe, Lili, Fifine. Sa confusion fut extrême quand, ayant pris Lili pour un nom d’homme, il appela monsieur Lili le brutal monsieur de Senonches. Le Nembrod interrompit Lucien par un : –Monsieur Lulu ? qui fit rougir madame de Bargeton jusqu’aux oreilles.
– Il faut être bien aveuglée pour admettre ici et nous présenter ce petit bonhomme, dit-il à demi-voix.
– Madame la marquise, dit Zéphirine à madame de Pimentel à voix basse, mais de manière à se faire entendre, ne trouvez-vous pas une grande ressemblance entre monsieur Chardon et monsieur de Cante-Croix ?
– La ressemblance est idéale, répondit en souriant madame de Pimentel.
– La gloire a des séductions que l’on peut avouer, dit madame de Bargeton à la marquise. Il est des femmes qui s’éprennent de la grandeur comme d’autres de la petitesse, ajouta-t-elle en regardant Francis.
Zéphirine ne comprit pas, car elle trouvait son consul très grand ; mais la marquise se rangea du côté de Naïs en se mettant à rire.
– Vous êtes bien heureux, monsieur, dit à Lucien monsieur de Pimentel qui se reprit pour le nommer monsieur de Rubempré après l’avoir appelé Chardon, vous ne devez jamais vous ennuyer ?
– Travaillez-vous promptement ? lui demanda Lolotte de l’air dont elle eût dit à un menuisier : Êtes-vous longtemps à faire une boîte ?
Lucien resta tout abasourdi sous ce coup d’assommoir ; mais il releva la tête en entendant madame de Bargeton répondre en souriant : – Ma chère, la poésie ne pousse pas dans la tête de monsieur de Rubempré comme l’herbe dans nos cours.
– Madame, dit l’Évêque à Lolotte, nous ne saurions avoir trop de respect pour les nobles esprits en qui Dieu met un de ses rayons. Oui, la poésie est chose sainte. Qui dit poésie, dit souffrance. Combien de nuits silencieuses n’ont pas values les strophes que vous admirez ! Saluez avec amour le poète qui mène presque toujours une vie malheureuse, et à qui Dieu réserve sans doute une place dans le ciel parmi ses prophètes. Ce jeune homme est un poète, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Lucien, ne voyez-vous pas quelque fatalité imprimée sur ce beau front ?
Heureux d’être si noblement défendu, Lucien salua l’Évêque par un regard suave, sans savoir que le digne prélat allait être son bourreau. Madame de Bargeton lança sur le cercle ennemi des regards pleins de triomphe qui s’enfoncèrent, comme autant de dards, dans le cœur de ses rivales, dont la rage redoubla.
– Ah ! monseigneur, répondit le poète en espérant frapper ces têtes imbéciles de son sceptre d’or, le vulgaire n’a ni votre esprit, ni votre charité. Nos douleurs sont ignorées, personne ne sait nos travaux. Le mineur a moins de peine à extraire l’or de la mine, que nous n’en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus ingrate des langues. Si le but de la poésie est de mettre les idées au point précis où tout le monde peut les voir et les sentir, le poète doit incessamment parcourir l’échelle des intelligences humaines afin de les satisfaire toutes ; il doit cacher sous les plus vives couleurs la logique et le sentiment, deux puissances ennemies ; il lui faut enfermer tout un monde de pensées dans un mot, résumer des philosophies entières par une peinture ; enfin ses vers sont des graines dont les fleurs doivent éclore dans les cœurs, en y cherchant les sillons creusés par les sentiments personnels. Ne faut-il pas avoir tout senti pour tout rendre ? Et sentir vivement, n’est-ce pas souffrir ? Aussi les poésies ne s’enfantent-elles qu’après de pénibles voyages entrepris dans les vastes régions de la pensée et de la société. N’est-ce pas des travaux immortels que ceux auxquels nous devons des créatures dont la vie devient plus authentique que celle des êtres qui ont véritablement vécu, comme la Clarisse de Richardson, la Camille de Chénier, la Délie de Tibulle, l’Angélique de l’Arioste, la Francesca du Dante, l’Alceste de Molière, le Figaro de Beaumarchais, la Rebecca de Walter Scott, le Don Quichotte de Cervantès !
– Et que nous créerez-vous ? demanda du Châtelet.
– Annoncer de telles conceptions, répondit Lucien, n’est-ce pas se donner un brevet d’homme de génie ? D’ailleurs ces enfantements sublimes veulent une longue expérience du monde, une étude des passions et des intérêts humains que je ne saurais avoir faite ; mais je commence, dit-il avec amertume en jetant un regard vengeur sur ce cercle. Le cerveau porte longtemps…
– Votre accouchement sera laborieux, dit monsieur du Hautoy en l’interrompant.
– Votre excellente mère pourra vous aider, dit l’Évêque.
Ce mot si habilement préparé, cette vengeance attendue alluma dans tous les yeux un éclair de joie. Sur toutes les bouches il courut un sourire de satisfaction aristocratique, augmenté par l’imbécillité de monsieur de Bargeton qui se mit à rire après coup.
– Monseigneur, vous êtes un peu trop spirituel pour nous en ce moment, ces dames ne vous comprennent pas, dit madame de Bargeton qui par ce seul mot paralysa les rires et attira sur elle les regards étonnés. Un poète qui prend toutes ses inspirations dans la Bible, a dans l’Église une véritable mère. Monsieur de Rubempré, dites-nous Saint Jean dans Pathmos, ou le Festin de Balthasar, pour montrer à Monseigneur que Rome est toujours la Magna parents de Virgile.