PREMIÈRE PARTIE - Les deux poètes-8

3169 Words
Lucien se creusa la cervelle pour ranimer la conversation qui tomba là. – Madame de Bargeton s’habille sans doute ? dit-il en frémissant de la niaiserie de cette demande. – Oui, elle s’habille, répondit naturellement le mari. Lucien leva les yeux pour regarder les deux solives saillantes, peintes en gris, et dont les entre-deux étaient plafonnés, sans trouver une phrase de rentrée ; mais il ne vit pas alors sans terreur le petit lustre à vieilles pendeloques de cristal, dépouillé de sa gaze et garni de bougies. Les housses du meuble avaient été ôtées, et le lampasse rouge montrait ses fleurs fanées. Ces apprêts annonçaient une réunion extraordinaire. Le poète conçut des doutes sur la convenance de son costume, car il était en bottes. Il alla regarder avec la stupeur de la crainte un vase du Japon qui ornait une console à guirlandes du temps de Louis XV ; puis il eut peur de déplaire à ce mari en ne le courtisant pas, et il résolut de chercher si le bonhomme avait un dada que l’on pût caresser. – Vous quittez rarement la ville, monsieur ? dit-il à monsieur de Bargeton vers lequel il revint. – Rarement. Le silence recommença. Monsieur de Bargeton épia comme une chatte soupçonneuse les moindres mouvements de Lucien qui troublait son repos. Chacun d’eux avait peur de l’autre. – Aurait-il conçu des soupçons sur mes assiduités ? pensa Lucien, car il paraît m’être bien hostile ! En ce moment, heureusement pour Lucien fort embarrassé de soutenir les regards inquiets avec lesquels monsieur de Bargeton l’examinait allant et venant, le vieux domestique, qui avait mis une livrée, annonça du Châtelet. Le baron entra fort aisément, salua son ami Bargeton, et fit à Lucien une petite inclination de tête qui était alors à la mode, mais que le poète trouva financièrement impertinente. Sixte du Châtelet portait un pantalon d’une blancheur éblouissante, à sous-pieds intérieurs qui le maintenaient dans ses plis. Il avait des souliers fins et des bas de fil écossais. Sur son gilet blanc flottait le ruban noir de son lorgnon. Enfin son habit noir se recommandait par une coupe et une forme parisiennes. C’était bien le bellâtre que ses antécédents annonçaient ; mais l’âge l’avait déjà doté d’un petit ventre rond assez difficile à contenir dans les bornes de l’élégance. Il teignait ses cheveux et ses favoris blanchis par les souffrances de son voyage, ce qui lui donnait un air dur. Son teint autrefois très délicat avait pris la couleur cuivrée des gens qui reviennent des Indes ; mais sa tournure, quoique ridicule par les prétentions qu’il conservait, révélait néanmoins l’agréable Secrétaire des Commandements d’une Altesse Impériale. Il prit son lorgnon, regarda le pantalon de nankin, les bottes, le gilet, l’habit bleu fait à Angoulême de Lucien, enfin tout son rival. Puis il remit froidement le lorgnon dans la poche de son gilet comme s’il eût dit : – Je suis content. Écrasé déjà par l’élégance du financier, Lucien pensa qu’il aurait sa revanche quand il montrerait à l’assemblée son visage animé par la poésie ; mais il n’en éprouva pas moins une vive souffrance qui continua le malaise intérieur que la prétendue hostilité de monsieur de Bargeton lui avait donné. Le baron semblait faire peser sur Lucien tout le poids de sa fortune pour mieux humilier cette misère. Monsieur de Bargeton, qui comptait n’avoir plus rien à dire, fut consterné du silence que gardèrent les deux rivaux en s’examinant ; mais, quand il se trouvait au bout de ses efforts, il avait une question qu’il se réservait comme une poire pour la soif, et il jugea nécessaire de la lâcher en prenant un air affairé. – Eh ! bien, monsieur, dit-il à du Châtelet, qu’y a-t-il de nouveau ? dit-on quelque chose ? – Mais, répondit méchamment le Directeur des Contributions, le nouveau, c’est monsieur Chardon. Adressez-vous à lui. Nous apportez-vous quelque joli poème ? demanda le sémillant baron en redressant la boucle majeure d’une de ses faces qui lui parut dérangée. – Pour savoir si j’ai réussi, j’aurais dû vous consulter, répondit Lucien. Vous avez pratiqué la poésie avant moi. – Bah ! quelques vaudevilles assez agréables faits par complaisance, des chansons de circonstance, des romances que la musique a fait valoir, ma grande épître à une sœur de Buonaparte (l’ingrat !) ne sont pas des titres à la postérité ! En ce moment madame de Bargeton se montra dans tout l’éclat d’une toilette étudiée. Elle portait un turban juif enrichi d’une agrafe orientale. Une écharpe de gaze sous laquelle brillaient les camées d’un collier était gracieusement tournée à son cou. Sa robe de mousseline peinte, à manches courtes, lui permettait de montrer plusieurs bracelets étagés sur ses beaux bras blancs. Cette mise théâtrale charma Lucien. Monsieur du Châtelet adressa galamment à cette reine des compliments nauséabonds qui la firent sourire de plaisir, tant elle fut heureuse d’être louée devant Lucien. Elle n’échangea qu’un regard avec son cher poète, et répondit au Directeur des Contributions en le mortifiant par une politesse qui l’exceptait de son intimité. En ce moment, les personnes invitées commencèrent à venir. En premier lieu se produisirent l’Évêque et son Grand-Vicaire, deux figures dignes et solennelles, mais qui formaient un v*****t contraste : monseigneur était grand et maigre, son acolyte était court et gras. Tous deux, ils avaient des yeux brillants, mais l’Évêque était pâle et son Grand-Vicaire offrait un visage empourpré par la plus riche santé. Chez l’un et chez l’autre les gestes et les mouvements étaient rares. Tous deux paraissaient prudents, leur réserve et leur silence intimidaient, ils passaient pour avoir beaucoup d’esprit. Les deux prêtres furent suivis par madame de Chandour et son mari, personnages extraordinaires que les gens auxquels la province est inconnue seraient tentés de croire une fantaisie. Le mari d’Amélie, la femme qui se posait comme l’antagoniste de madame de Bargeton, monsieur de Chandour, qu’on nommait Stanislas, était un ci-devant jeune homme, encore mince à quarante-cinq ans, et dont la figure ressemblait à un crible. Sa cravate était toujours nouée de manière à présenter deux pointes menaçantes, l’une à la hauteur de l’oreille droite, l’autre abaissée vers le ruban rouge de sa croix. Les basques de son habit étaient violemment renversées. Son gilet très ouvert laissait voir une chemise gonflée, empesée, fermée par des épingles surchargées d’orfèvrerie. Enfin tout son vêtement avait un caractère exagéré qui lui donnait une si grande ressemblance avec les caricatures qu’en le voyant les étrangers ne pouvaient s’empêcher de sourire. Stanislas se regardait continuellement avec une sorte de satisfaction de haut en bas, en vérifiant le nombre des boutons de son gilet, en suivant les lignes onduleuses que dessinait son pantalon collant, en caressant ses jambes par un regard qui s’arrêtait amoureusement sur les pointes de ses bottes. Quand il cessait de se contempler ainsi, ses yeux cherchaient une glace, il examinait si ses cheveux tenaient la frisure ; il interrogeait les femmes d’un œil heureux en mettant un de ses doigts dans la poche de son gilet, se penchant en arrière et se posant de trois-quarts, agaceries de coq qui lui réussissaient dans la société aristocratique de laquelle il était le beau. La plupart du temps, ses discours comportaient des gravelures comme il s’en disait au dix-huitième siècle. Ce détestable genre de conversation lui procurait quelques succès auprès des femmes, il les faisait rire. Monsieur du Châtelet commençait à lui donner des inquiétudes. En effet, intriguées par le dédain du fat des contributions indirectes, stimulées par son affectation à prétendre qu’il était impossible de le faire sortir de son marasme, et piquées par son ton de sultan blasé, les femmes le recherchaient encore plus vivement qu’à son arrivée depuis que madame de Bargeton s’était éprise du Byron d’Angoulême. Amélie était une petite femme maladroitement comédienne, grasse, blanche, à cheveux noirs, outrant tout, parlant haut, faisant la roue avec sa tête chargée de plumes en été, de fleurs en hiver ; belle parleuse, mais ne pouvant achever sa période sans lui donner pour accompagnement les sifflements d’un asthme inavoué. Monsieur de Saintot, nommé Astolphe, le Président de la Société d’Agriculture, homme haut en couleur, grand et gros, apparut remorqué par sa femme, espèce de figure assez semblable à une fougère desséchée, qu’on appelait Lili, abréviation d’Élisa. Ce nom, qui supposait dans la personne quelque chose d’enfantin, jurait avec le caractère et les manières de madame de Saintot, femme solennelle, extrêmement pieuse, joueuse difficile et tracassière. Astolphe passait pour être un savant du premier ordre. Ignorant comme une carpe, il n’en avait pas moins écrit les articles Sucre et Eau-de-Vie dans un Dictionnaire d’agriculture, deux œuvres pillées en détail dans tous les articles des journaux et dans les anciens ouvrages où il était question de ces deux produits. Tout le Département le croyait occupé d’un Traité sur la culture moderne. Quoiqu’il restât enfermé pendant toute la matinée dans son cabinet, il n’avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ; mais il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux évènements du jour ; puis le soir il s’efforçait d’amener la conversation sur un sujet qui lui permît de dire : – Il se trouve dans Cicéron une page qui semble avoir été écrite pour ce qui se passe de nos jours. Il récitait alors son passage au grand étonnement des auditeurs, qui se redisaient entre eux ! – Vraiment Astolphe est un puits de science. Ce fait curieux se contait par toute la ville, et l’entretenait dans ses flatteuses croyances sur monsieur de Saintot. Après ce couple, vint monsieur de Bartas, nommé Adrien, l’homme qui chantait les airs de basse-taille et qui avait d’énormes prétentions en musique. L’amour-propre l’avait assis sur le solfège : il avait commencé par s’admirer lui-même en chantant, puis il s’était mis à parler musique, et avait fini par s’en occuper exclusivement. L’art musical était devenu chez lui comme une monomanie ; il ne s’animait qu’en parlant de musique, il souffrait pendant une soirée jusqu’à ce qu’on le priât de chanter. Une fois qu’il avait beuglé un de ses airs, sa vie commençait : il paradait, il se haussait sur ses talons en recevant des compliments, il faisait le modeste : mais il allait néanmoins de groupe en groupe pour y recueillir des éloges ; puis, quand tout était dit, il revenait à la musique en entamant une discussion à propos des difficultés de son air ou en vantant le compositeur. Monsieur Alexandre de Brebian, le héros de la sépia, le dessinateur qui infestait les chambres de ses amis par des productions saugrenues et gâtait tous les albums du Département, accompagnait monsieur de Bartas. Chacun d’eux donnait le bras à la femme de l’autre. Au dire de la chronique scandaleuse, cette transposition était complète. Les deux femmes, Lolotte (madame Charlotte de Brebian) et Fifine (madame Joséphine de Barcas), également préoccupées d’un fichu, d’une garniture, de l’assortiment de quelques couleurs hétérogènes, étaient dévorées du désir de paraître Parisiennes, et négligeaient leur maison où tout allait à mal. Si les deux femmes, serrées comme des poupées dans des robes économiquement établies, offraient sur elles une exposition de couleurs outrageusement bizarres, les maris se permettaient, en leur qualité d’artistes, un laisser-aller de province qui les rendait curieux à voir. Leurs habits fripés leur donnaient l’air des comparses qui dans les petits théâtres figurent la haute société invitée aux noces. Parmi les figures qui débarquèrent dans le salon, l’une des plus originales fut celle de monsieur le comte de Senonches, aristocratiquement nommé Jacques, grand chasseur, hautain, sec, à figure hâlée, aimable comme un sanglier, défiant comme un Vénitien, jaloux comme un More, et vivant en très bonne intelligence avec monsieur du Hautoy, autrement dit Francis, l’ami de la maison. Madame de Senonches (Zéphirine) était grande et belle, mais couperosée déjà par une certaine ardeur de foie qui la faisait passer pour une femme exigeante. Sa taille fine, ses délicates proportions lui permettaient d’avoir des manières langoureuses qui sentaient l’affectation, mais qui peignaient la passion et les caprices toujours satisfaits d’une personne aimée. Francis était un homme assez distingué, qui avait quitté le consulat de Valence et ses espérances dans la diplomatie, pour venir vivre à Angoulême auprès de Zéphirine, dite aussi Zizine. L’ancien consul prenait soin du ménage, faisait l’éducation des enfants, leur apprenait les langues étrangères, et dirigeait la fortune de monsieur et de madame de Senonches avec un entier dévouement. L’Angoulême noble, l’Angoulême administratif, l’Angoulême bourgeois avaient longtemps glosé sur la parfaite unité de ce ménage en trois personnes ; mais, à la longue, ce mystère de trinité conjugale parut si rare et si joli, que monsieur du Hautoy eût semblé prodigieusement immoral s’il avait fait mine de se marier. Quand Jacques chassait aux environs, chacun lui demandait des nouvelles de Francis, et il racontait les petites indispositions de son intendant volontaire en lui donnant le pas sur sa femme. Cet aveuglement paraissait si curieux chez un homme jaloux, que ses meilleurs amis s’amusaient à le faire poser, et l’annonçaient à ceux qui ne connaissaient pas le mystère afin de les amuser. Monsieur du Hautoy était un précieux dandy dont les petits soins personnels avaient tourné à la mignardise et à l’enfantillage. Il s’occupait de sa toux, de son sommeil, de sa digestion et de son manger. Zéphirine avait amené son factotum à faire l’homme de petite santé : elle le ouatait, l’embéguinait, le médicinait ; elle l’empâtait de mets choisis comme un bichon de marquise ; elle lui ordonnait ou lui défendait tel ou tel aliment ; elle lui brodait des gilets, des bouts de cravates et des mouchoirs ; elle avait fini par l’habituer à porter de si jolies choses qu’elle le métamorphosait en une sorte d’idole japonaise. Leur entente était d’ailleurs sans mécompte : Zizine regardait à tout propos Francis, et Francis semblait prendre ses idées dans les yeux de Zizine. Ils blâmaient, ils souriaient ensemble, et semblaient se consulter pour dire le plus simple bonjour. Le plus riche propriétaire des environs, l’homme envié de tous, monsieur le marquis de Pimentel et sa femme, qui réunissaient à eux deux quarante mille livres de rente, et passaient l’hiver à Paris, vinrent de la campagne en calèche avec leurs voisins, monsieur le baron et madame la baronne de Rastignac, accompagnés de la tante de la baronne, et de leurs filles, deux charmantes jeunes personnes, bien élevées, pauvres, mais mises avec cette simplicité qui fait tant valoir les beautés naturelles. Ces personnes, qui certes étaient l’élite de la compagnie, furent reçues par un froid silence et par un respect plein de jalousie, surtout quand chacun vit la distinction de l’accueil que leur fit madame de Bargeton. Ces deux familles appartenaient à ce petit nombre de gens qui, dans les provinces, se tiennent au-dessus des commérages, ne se mêlent à aucune société, vivent dans une retraite silencieuse et gardent une imposante dignité. Monsieur de Pimentel et monsieur de Rastignac étaient appelés par leurs titres ; aucune familiarité ne mêlait leurs femmes ni leurs filles à la haute coterie d’Angoulême, ils approchaient trop la noblesse de cour pour se commettre avec les niaiseries de la province. Le Préfet et le Général arrivèrent les derniers, accompagnés du gentilhomme campagnard qui, le matin, avait apporté son mémoire sur les vers à soie chez David. C’était sans doute quelque maire de canton recommandable par de belles propriétés ; mais sa tournure et sa mise trahissaient une désuétude complète de la société : il était gêné dans ses habits, il ne savait où mettre ses mains, il tournait autour de son interlocuteur en parlant, il se levait et se rasseyait pour répondre quand on lui parlait, il semblait prêt à rendre un service domestique ; il se montrait tour à tour, obséquieux, inquiet, grave, il s’empressait de rire d’une plaisanterie, il écoutait d’une façon servile, et parfois il prenait un air sournois en croyant qu’on se moquait de lui. Plusieurs fois dans la soirée, oppressé par son mémoire, il essaya de parler vers à soie ; mais l’infortuné monsieur de Séverac tomba sur monsieur de Bartas qui lui répondit musique et sur monsieur de Saintot qui lui cita Cicéron. Vers le milieu de la soirée, le pauvre maire finit par s’entendre avec une veuve et sa fille, madame et mademoiselle du Brossard qui n’étaient pas les deux figures les moins intéressantes de cette société. Un seul mot dira tout : elles étaient aussi pauvres que nobles. Elles avaient dans leur mise, cette prétention à la parure qui révèle une secrète misère. Madame du Brossard vantait fort maladroitement et à tout propos sa grande et grosse fille, âgée de vingt-sept ans, qui passait pour être forte sur le piano ; elle lui faisait officiellement partager tous les goûts des gens à marier, et, dans son désir d’établir sa chère Camille, elle avait dans une même soirée prétendu que Camille aimait la vie errante des garnisons, et la vie tranquille des propriétaires qui cultivent leur bien. Toutes deux, elles avaient la dignité pincée, aigre-douce des personnes que chacun est enchanté de plaindre, auxquelles on s’intéresse par égoïsme, et qui ont sondé le vide des phrases consolatrices par lesquelles le monde se fait un plaisir d’accueillir les malheureux. Monsieur de Séverac avait cinquante-neuf ans, il était veuf et sans enfants ; la mère et la fille écoutèrent donc avec une dévotieuse admiration les détails qu’il leur donna sur ses magnaneries. – Ma fille a toujours aimé les animaux, dit la mère. Aussi, comme la soie que font ces petites bêtes intéresse les femmes, je vous demanderai la permission d’aller à Séverac montrer à ma Camille comment ça se récolte. Camille a tant d’intelligence qu’elle saisira sur-le-champ tout ce que vous lui direz. N’a-t-elle pas compris un jour la raison inverse du carré des distances ? Cette phrase termina glorieusement la conversation entre monsieur de Séverac et madame du Brossard, après la lecture de Lucien. Quelques habitués se coulèrent familièrement dans l’assemblée, ainsi que deux ou trois fils de famille, timides, silencieux, parés comme des châsses, heureux d’avoir été conviés à cette solennité littéraire. Toutes les femmes se rangèrent sérieusement en un cercle derrière lequel les hommes se tinrent debout. Cette assemblée de personnages bizarres, aux costumes hétéroclites, aux visages grimés, devint très imposante pour Lucien, dont le cœur palpita quand il se vit l’objet de tous les regards. Quelque hardi qu’il fût, il ne soutint pas facilement cette première épreuve, malgré les encouragements de sa maîtresse, qui déploya le faste de ses révérences et ses plus précieuses grâces en recevant les illustres sommités de l’Angoumois. Le malaise auquel il était en proie fut continué par une circonstance facile à prévoir, mais qui devait effaroucher un jeune homme encore peu familiarisé avec la tactique du monde. Lucien, tout yeux et tout oreilles, s’entendait appeler monsieur de Rubempré par Louise, par monsieur de Bargeton, par l’Évêque, par quelques complaisants de la maîtresse du logis, et monsieur Chardon par la majorité de ce redouté public. Intimidé par les œillades interrogatives des curieux, il pressentait son nom bourgeois au seul mouvement des lèvres ; il devinait les jugements anticipés que l’on portait sur lui avec cette franchise provinciale, souvent un peu trop près de l’impolitesse. Ces continuels coups d’épingle inattendus le mirent encore plus mal avec lui-même. Il attendit avec impatience le moment de commencer sa lecture, afin de prendre une attitude qui fît cesser son supplice intérieur ; mais Jacques racontait sa dernière chasse à madame de Pimentel ; Adrien s’entretenait du nouvel astre musical, de Rossini, avec mademoiselle Laure de Rastignac ; Astolphe qui avait appris par cœur dans un journal la description d’une nouvelle charrue en parlait au baron. Lucien ne savait pas, le pauvre poète, qu’aucune de ces intelligences, excepté celle de madame de Bargeton, ne pouvait comprendre la poésie. Toutes ces personnes, privées d’émotions, étaient accourues en se trompant elles-mêmes sur la nature du spectacle qui les attendait. Il est des mots qui, semblables aux trompettes, aux cymbales, à la grosse caisse des saltimbanques, attirent toujours le public. Les mots beauté, gloire, poésie, ont des sortilèges qui séduisent les esprits les plus grossiers.
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