I
I– Quel dommage, Monsieur le comte, de voyager ainsi depuis quinze jours au milieu d’un si beau pays de chasse, sans avoir pu seulement découpler et faire le bois une fois.
– Mon vieux Bouquin, la guerre a des exigences impérieuses ; quand nous aurons battu les Impériaux assez vertement pour leur dicter, un traité de paix, nous demanderons un congé et nous reviendrons à Pouzauges, où le cerf et le sanglier abondent assez dans nos environs pour tenir nos équipages en haleine toute l’année.
– Ceci est fort bien dit et bien pensé, Monsieur le comte, répondit Bouquin d’un ton grondeur ; mais ce n’était vraiment pas la peine de faire faire à vos chiens huit cents lieues, pour les traîner jour et nuit couplés et la queue basse, à la suite d’un fourgon de campagne. Depuis mon arrivée, nous n’avons fait que cela. À chaque instant nous entrons sous le couvert, nous traversons un taillis, nous débouchons dans une plaine de dix lieues où la bête serait en vue tout le temps, partout nous apercevons, ici une défense de ragot, là un bois de dix-cors, plus loin une queue de bouquetin – les chiens hurlent, ma trompe danse toute seule sur mon épaule, j’ai des fanfares, et des lancers, et des bien-aller, et des hallali dans les oreilles… rien ! nous continuons à marcher à la tête de ces dragons stupides qui haussent les épaules, les ignorants et les profanes ! à la vue de nos meilleurs chiens de Vendée et de nos plus beaux céris de Saintonge !
Et Bouquin, qui, nos lecteurs l’ont deviné, était un vieux piqueur plein de feu et de courage cynégétique, malgré ses soixante hivers révolus depuis la dernière fête du grand saint Hubert, Bouquin, cette tirade débitée sur un ton de mauvaise humeur, rentra dans son majestueux silence et jeta un regard pétri d’un dédain suprême à la compagnie de dragons qui chevauchait derrière son chef, le comte de Main-Hardye, capitaine de dragons et commandant une arrière-garde de cavalerie qui s’en allait rejoindre, à travers les steppes et les forêts immenses de la Bohême, un corps d’armée française sous les ordres du maréchal de Belle-Isle, lequel était campé devant Prague. Le comte était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, beau garçon, léger, brave jusqu’à la témérité, aventureux jusqu’à la folie, et doué, au degré suprême, de cette noble passion de la chasse qui déjà bien qu’on ne fût alors qu’en 1750, commençait à s’éteindre chez beaucoup de gentilshommes, admirablement située cependant, mais que la guerre et le plus souvent encore les intrigues de cour, éloignaient presque toute l’année de leurs terres. Le comte chassait régulièrement tous les jours pendant les six mois de congé annuels qu’il demandait au roi, et durant les six autres, il trouvait le moyen encore de courre une ou deux fois par semaine, soit à Saint-Germain et à Compiègne, aux grandes chasses de sa majesté ; soit à Chantilly, chez le prince de Condé, ou à Sceaux, chez M. le duc.
Il y avait trois mois qu’un ordre du roi lui était arrivé au milieu d’un grand laisser-courre de gentilshommes du Bocage, et cet ordre était de rejoindre son régiment, faisant partie d’un corps d’armée qui opérait en Bohême, de concert avec la Prusse, contre l’Autriche et la Russie réunies. En vrai gentilhomme qu’il était, le comte avait mis bas sur-le-champ sa veste de chasse pour endosser son uniforme, remplacé son couteau par son épée, et accroché au-dessus de la cheminée de son salon, son cor et son esturgeon, les condamnant, non sans regrets, à un repos dont il ne pouvait prévoir le terme.
– Bouquin, avait-il dit en mettant, le pied à l’étrier, à son vieux piqueur qui, l’oreille basse et l’œil morne, se demandait combien de temps le Bocage allait demeurer silencieux et veuf des magnifiques voix de basse de ses grands chiens blancs et feu brûlé, Bouquin, mon ami, il est possible que je ne revienne pas avant un an, mais il est possible aussi que je sois de retour dans un mois. Tu prendras un soin scrupuleux de mes équipages, tu découpleras dans le bois de Jarry tous les dimanches et dans les taillis de Pouzauges tous les mercredis, tu tirailleras avec mes bassets les lapereaux du parc de Bienvenue, et tu auras bien soin de ne jamais forcer de dix-cors. En outre, je te recommande, sur la santé de tes deux oreilles, que mon couteau de chasse doit respecter à tout prix, de ne permettre à mes voisins que de rares campagnes sur mes terres. Je ne veux pas qu’on dépeuple. Et, ces recommandations faites, le comte était parti pour son régiment.
Il était arrivé la veille d’une bataille et l’avant-veille d’un siège, puis la bataille gagnée et la ville assiégée prise d’assaut, il avait été laissé en garnison dans un petit village frontière de la Prusse orientale, village sans importance par lui-même, mais dont l’ennemi aurait pu, s’en emparant, tirer un excellent parti. Le maréchal de Belle-Isle lui en avait confié la défense et était reparti pour mettre le siège devant Prague.
Pendant huit jours, le comte de Main-Hardye se tint sur ses gardes, faisant observer à ses soldats une discipline sévère, les consignant, et s’attendant d’un moment à l’autre à être attaqué par un corps d’infanterie impériale qui tenait la campagne à dix lieues de là ; mais sur un ordre supérieur, le corps s’éloigna de dix lieues encore, et alors, une idée poussa tout à coup dans le cerveau du comte : – Si je chassais ! pensa-t-il.
Le village et le pays environnant étaient admirablement situés. Bois touffus, jeunes taillis, vallons sonores, plaines caillouteuses et unies, étangs nombreux, mares et ruisseaux où les chiens pouvaient boire… rien ne manquait. Les bêtes abondaient. Les chevreuils et les biches étaient le simple fretin, – car, outre le cerf et le sanglier, il y avait encore du loup, de l’élan et de l’ours à foison. Ce luxe de gibier provenait de deux causes : d’abord la position excellente du pays, ensuite l’absence totale de veneurs dans les environs. Cet avantage avait son inconvénient, par cette raison toute simple que chaque médaille possède son revers : l’absence complète de veneurs impliquait naturellement la disette totale de chiens. Sans meute, comment chasser ?
Le comte était en veine d’idées ; il en avait trouvé une première, il pouvait fort bien en trouver une seconde ; aussi la trouva-t-il : Si je faisais venir mes chiens, se dit-il. La trotte est longue, mais on peut la faire, avec quelques marches forcées, en dix-huit jours. Il peut fort bien arriver que je passe l’hiver ici, et, dans ce cas, le service du roi me sera facile. Si, au contraire, je change de garnison, je jouerai de malheur si je ne tombe pas sur un pays de chasse. En Bohême, on chasse partout.
Là-dessus, M. de Main-Hardye appela son valet de chambre et lui dicta la lettre suivante :
Mon cher Bouquin, au reçu de ma lettre, tu te procureras une carriole grande comme une rue, tu y feras monter quinze de mes meilleurs chiens de Vendée et vingt-cinq de mes plus grands chiens céris, puis mon valet de chiens Letaillis, et tu l’attelleras de deux bons chevaux limousins. Après quoi tu t’installeras toi-même sur le siège avec mon valet de chambre qui te porte cette lettre, et tu prendras la route d’Allemagne. Quand tes chevaux seront las tu les renouvelleras. Si mon intendant manque d’argent, vends tout de suite une centaine d’hectares de terre. Pourvu que les bois nous restent, c’est tout ce qu’il faut. Apporte-moi ma trompe et mon couteau de chasse.
Cette lettre écrite et le valet de chambre parti à franc étrier, le comte s’était dit :
– En attendant Bouquin, je me procurerai un chien d’arrêt et je secouerai les lièvres et les compagnies de perdreaux qui m’avoisinent. Il avait commencé dès le lendemain. Malgré tous ses efforts, il n’avait pu trouver de chien d’arrêt ; mais il y avait suppléé par un énorme mâtin de troupeaux, ayant un nez et un jarret d’enfer, tenace, intelligent, poursuivant et pointant. Dès le premier jour, le mâtin lui fit tuer un lièvre au gîte. Le soir il donna trois coups de voix dans un fourré ; le comte crut à un second lièvre et vit débucher un daim auquel il campa une balle qui le tua raide.
Le lendemain, le mâtin relança un élan qui eut le même sort. Le comte prit goût à ce genre de chasse et pensa que lorsque sa meute serait arrivée, il deviendrait l’officier le plus heureux de France et d’Allemagne.
La meute arrive enfin, Bouquin, transporté d’aise, avait fait une diligence incroyable et laissé sur sa route la valeur représentative du château de Bienvenue en chevaux crevés. Mais, hélas ! heur et malheur se suivent d’ordinaire. Bouquin était arrivé le soir, et dès le matin suivant le comte avait le pied à l’étrier pour chasser, lorsqu’une estafette du maréchal de Belle-Isle arriva avec un ordre ainsi conçu :
« Au reçu du pli suivant, montez à cheval et, accourez à marches forcées. Service du roi. »
– Bouquin, dit tristement le comte, couple les chiens et passe à l’ambulance. Nous chasserons un autre jour. Puis il se tourna vers son lieutenant qui devait chasser avec lui :
– Faites sonner le boute-selle pour la compagnie, et à cheval !
Ce qui fit qu’au lieu de chasser, le comte partit avec ses hommes et marcha quinze jours traînant à sa suite Bouquin et sa meute.
C’était à la fin de la quinzième journée que maître Bouquin se hasarda à entamer avec son maître le dialogue par lequel nous venons de commencer notre récit. Le comte eut un mouvement de mauvaise humeur en écoutant Bouquin, dont l’abrupte éloquence réveillait si bien tous ses appétits de veneur émérite ; mais comme, avant d’être veneur, il était gentilhomme et loyal serviteur du roi, il étouffa ses instincts égoïstes et s’efforça de prendre une physionomie insouciante. Aussi ne répondit-il point à Bouquin, se contentant de jeter un heu ! philosophique que la brise emporta, mais que Bouquin surprit au passage et qui lui arracha la réflexion mentale suivante : – Les veneurs s’en vont ! où allons-nous ?
Quatre heures après, le comte et ses hommes arrivaient au camp du maréchal. M. de Belle-Isle attendait le comte avec impatience.
– Enfin ! dit-il en le voyant.
Le comte ne commandait qu’une faible troupe. Ses hommes ne pouvaient donc être qu’un secours très mince en cas d’assaut pour le lendemain, et il fut étonné du soupir de soulagement qui échappa au maréchal lorsqu’il entra dans sa tente.
– Monsieur le comte, lui dit le maréchal après avoir renvoyé ses aides-de-camp et s’être assuré qu’ils étaient parfaitement seuls ; je vous sais aussi brave que Bayard et le plus aventureux gentilhomme de France.
– Votre seigneurie est trop bonne.
– J’ai à vous proposer une mission presque impossible, vous y jouez votre vie, et je la regarde, moi, comme à peu près perdue.
– Diable ! fit le comte en souriant.
– Il s’agit de passer sur le corps, vous tout seul, de trente mille Russes, de deux cent mille Autrichiens, et de porter des lettres du roi de France au sultan.
– Donnez-moi les lettres, dit simplement le comte.
– Je vous préviens que vous courez mille dangers dont le moindre est d’avoir la tête coupée.
– Monseigneur, fit M. de Main-Hardye avec un sang-froid superbe, si vous ajoutez un mot, tout éreinté que je suis et affamé comme Ugolin, il faudra, pour mon honneur, que je me dispense de secouer la poussière de mes bottes et que je remonte à cheval sans avaler une seule bouchée.
Le maréchal sourit, d’un sourire qui valait un éloge de roi.
– Ces lettres sont-elles fort importantes ? demanda le comte.
– Tellement, répondit le maréchal que si vous n’arrivez pas, nous y perdrons une ou deux provinces.
– Alors il faut que j’arrive à tout prix… j’arriverai !
– En êtes-vous sûr ?
– Je le crois. Vous allez me signer un congé d’un mois.
– Pourquoi faire ?
– Attendez. Ensuite, mettre à ma disposition trois prisonniers autrichiens qui porteront trois lettres ; l’une à Goritz, l’autre aux environs de Vienne, la troisième à Pesth, en Hongrie. La première est pour le baron de Hollingen, colonel de la garnison de Goritz ; la seconde pour le comte de Hochœnbrun, courtisan en grande faveur à la cour de Vienne ; la troisième pour le ban Rodstock, comté hongrois.
Je les ai connus tous trois à Paris, et j’en ai emmené deux en Vendée, chez-moi, où ils ont chassé tout un automne. Ce sont trois veneurs émérites, passionnés, et qui iraient prendre un lièvre sur un clocher, si la chose était nécessaire.
– Où voulez-vous en venir ? demanda le maréchal.
– À ceci ; vous me donnez un congé, j’en profite pour aller chasser chez ces Messieurs. Arrivé à Pesth, je n’ai plus que cinquante lieues à faire pour toucher aux possessions ottomanes. Je les ferai, soyez tranquille. Sur ma route, personne ne m’arrêtera. Je me rends, en chassant, chez un officier supérieur de l’armée impériale, je suis seul avec mon piqueur et mon valet de chiens… je n’inspire aucune défiance…
– Ainsi, fit le maréchal stupéfait, vous irez à Constantinople…
– En chasseur, M. le maréchal.
– C’est prodigieux ! fit M. de Belle-Isle ; reste à vous procurer, sur-le-champ, chiens et piqueurs.
– J’ai tout cela, M. le maréchal.
– Et d’où l’avez-vous tiré ?
– De mon château de Vendée. J’ai fait venir mon piqueur et ma meute.
Le maréchal demeura stupéfait. M. de Main-Hardye se contenta de sourire avec l’orgueilleuse modestie de l’homme supérieur qui trouve l’admiration qu’il excite toute naturelle, puis il demanda quelle était l’heure du départ.
– Demain matin, répondit le maréchal.
Le comte retourna, son congé à la main, auprès de Bouquin, et lui dit :
– Nous chassons demain, prends la route de Goritz sur-le-champ, et va me détourner un cerf à dix lieues d’ici. Un Autrichien, que l’on délivre tout exprès pour la circonstance, te servira de guide.
Bouquin faillit mourir de joie. Le comte écrivit alors la circulaire suivante à ses trois anciens amis, ne changeant à chaque exemplaire, que le titre du destinataire et l’adresse :
Mon cher…… Le roi de France, daignant prendre en considération que je me suis privé de chasser depuis trois mois, uniquement pour son service, daigne m’accorder un mois de congé. Je ne suis donc plus capitaine de dragons, mais un simple disciple de Saint-Hubert, qui vous demande, à cor et à cris, un sauf-conduit pour arriver jusqu’à vous, et courre en paix vos sangliers et vos élans jusqu’à ce que son congé expire. À vous, comte de Main-Hardye.
P.-S. Je me mets en route sur-le-champ, j’espère rencontrer votre sauf-conduit à mi-chemin.