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EMMA
« Faites d'elle ce que vous voudrez. Je m'en lave les mains. »
Ces mots accompagnèrent mon réveil, alors qu'une épaisse et inhabituelle brume m'entravait encore l'esprit. Tous mes souvenirs s'embrouillaient, j'avais les oreilles garnies de coton, les paupières lourdes, chargées de plomb, impossibles à ouvrir, et un goût amer collé sur la langue. Mon crâne résonnait au rythme des battements de mon cœur. Je n'avais pas le courage de quitter la chaleur rassurante de cet état de stupeur.
« Pourtant, il ne serait pas bien difficile de la caser. Un mariage rapide. Avec ce visage et ce corps, elle peut attirer n'importe quel homme, répondit une femme devant l'insistance de son interlocuteur.
— Non, dit l'autre d'un ton d'emphase, sec. Cela ne saurait suffire. L'argent, s'il vous plaît. »
J'avais suffisamment recouvré mes esprits pour reconnaître cette voix. C'était celle de mon demi-frère, Thomas. À qui parlait-il et pourquoi ? Le sujet de cette conversation était étrange, comme tout le reste. Pourquoi venaient-ils débattre dans ma chambre, alors même que j'y dormais ? Il fallait que j'en aie le cœur net.
Après un dernier effort, je parvins à me redresser et à soulever une paupière avant d'ouvrir grand les yeux, surprise. Je n'étais pas dans ma chambre ! Les murs n'étaient pas bleu œuf de merle, mais rouge rubis criard. Mal éclairée, la pièce était parée de couleurs tapageuses, des rideaux de velours rouge pendaient aux fenêtres. L'endroit respirait la décadence, l'extravagance, les méfaits sordides. Je me frottai les yeux afin de m'assurer que je ne rêvais pas et il me fallut un moment pour reprendre mes esprits.
Près de la porte, Thomas se tenait debout, bien droit, et présentait ses paumes à la femme avec laquelle il discutait, qu'il dépassait d'une tête. Elle portait une robe de satin vert émeraude dont débordaient son ample poitrine, mais qui soulignait sa taille fine. Ses cheveux d'un noir de jais étaient coiffés à la dernière mode, dans un inventif chignon qui laissait retomber quelques boucles sur sa nuque. Elle était belle avec sa peau d'albâtre, ses lèvres joliment maquillée et ses yeux assombris par une touche de khôl. Elle était tout aussi décadente que ce décor.
Elle s'approcha avec grâce d'un grand bureau, situé devant une cheminée sans feu, et en tira doucement un des tiroirs. Ses yeux se posèrent sur moi et elle découvrit que j'étais réveillée, mais ne l'indiqua pas à Thomas. Elle récupéra une petite liasse de billets qu'elle lui tendit. Il était grand, robuste et imposant, capable de toiser la plupart des hommes. Mais pas cette femme. Elle ne broncha pas, ne minauda pas. Elle releva le menton avec dédain en terminant la transaction.
« Thomas. » Je dus m'éclaircir la gorge, car ma voix était enrouée. « Thomas, qu'est-ce qu'il se passe ? »
Ses pupilles sombres s'étrécirent quand il fixa son regard sur moi. Leur intense noirceur ne trahissait que la haine. Une haine nouvelle qui venait remplacer le complet désintérêt qu'il me réservait habituellement. J'avais cinq ans quand son père avait épousé ma mère, Thomas en avait quinze – nos deux parents veufs depuis des années. Ils s'étaient unis pour des raisons pécuniaires plutôt qu'affectives et, à leur mort – lui à cause d'une chute de cheval, elle une année plus tard des suites d'une maladie des poumons –, je m'étais retrouvée sous la tutelle de Thomas. Bien qu'il n'ait jamais fait preuve d'affection à mon égard, je n'avais jamais manqué de rien.
« Te voilà réveillée, grommela-t-il en grimaçant. Je pensais que cette dose de laudanum aurait plus d'effet. »
Je restai bouche bée. Du laudanum ? Pas étonnant que j'aie du mal à faire le net. « Quoi... Je ne comprends rien. » Je passai une main dans mes cheveux – plusieurs de mes épingles à cheveux étaient tombés et de longues mèches s'échappaient de mon chignon serré. Humectant mes lèvres sèches, je fixai tour à tour cette inconnue et mon Thomas.
Mon demi-frère était un homme séduisant, d'un genre austère et traditionnel. Il était toujours précis, concis et rigoureux. Strict également, sévère. Avec son costume noir, ses cheveux noirs et gominés, sa moustache fournie, mais bien entretenue, il avait fière allure. D'aucuns affirmaient que nous nous ressemblions, malgré notre absence de lien de parenté – le même bleu brillant de nos yeux, les mêmes cheveux noirs comme la nuit. Pourtant, nos physionomies différaient en tout. Les habits de Thomas reflétaient ses émotions : austère et nerveux, des traits qu'il tenait de son père. De mon côté, j'avais la réputation de rester toujours placide et de préserver la paix du foyer. À la mort de nos parents, j'avais emménagé avec Thomas, son épouse, Mary, et leurs trois enfants. Au milieu de tout ce remue-ménage, j'étais toujours capable de garder ma bonne humeur, contrairement à mon frère de nature moins généreuse.
Thomas soupira, comme si j’étais un enfant récalcitrant lui faisant perdre son temps. « Je te présente Madame Pratt. Je lui cède ta tutelle. »
Madame Pratt ne ressemblait à aucune des femmes mariées que je connaissais. Aucune n'aurait osé porter cette même robe colorée, au tissu soyeux et à la coupe audacieuse. Son visage ne trahissait aucune émotion, comme si elle rien de cette conversation ne l’intéressait.
« Je n'ai pas besoin d'une nouvelle tutrice, Thomas. » Je remuai pour m'extirper du fauteuil dans lequel j'avais dormi. Pouvait-on dire « dormir, » quand il s'agissait d'un sommeil artificiel, drogué ? Ce fauteuil jurait avec le reste des meubles qui décoraient la pièce, sans doute le bureau de Madame Pratt. Je ne souhaitais pas mener cette conversation en restant allongée, je me sentais désavantagée. J'ajustai ma robe et tâchai de me rendre présentable, mais je ne pouvais pas faire grand-chose sans miroir ni peigne. « Si tu trouves que je gêne, je suis tout à fait capable de me trouver mon propre foyer, je ne suis pas sans ressources. »
Notre père avait possédé une mine d'or, près de Virginia City, et l'argent avait coulé à flot pendant un temps. Après quelques placements judicieux, notre famille n'avait plus jamais manqué de rien. Le chemin de fer nous livrait tous nos caprices, malgré notre situation reculée dans le fin fond du Montana. Cette fortune avait aidé Thomas à affermir son rang au sein du conseil municipal. Ses intérêts en politique et son avenir à Washington l'invitaient à dépenser ces fonds avec discernement.
« Non. Tu n'as plus rien. » Il scruta les ongles d'une de ses mains.
À ces mots, je me levai d'un bond, stupéfaite. Les murs vacillèrent un instant et je dus m'agripper au fauteuil pour rester debout. Je n'avais plus rien ? Le compte aurait dû me suffire toute une vie. « Plus rien ? Comment ? »
Il haussa les épaules négligemment, croisant brièvement mon regard. « J'ai tout pris
— Mais c'est mon argent. » J'écarquillai les yeux, je sentais mon estomac se nouer, sans doute sous l'effet des opiacés, mais peut-être aussi sous le coup des paroles de mon frère et de son indifférence.
« Rien ne m'empêchait de le prendre et je l'ai pris. En tant que tuteur légal, j'ai le droit de gérer tes fonds. La banque ne peut rien faire contre cela.
— Pourquoi ? » demandai-je, incrédule. Il savait très bien que je ne parlais pas de ses droits ni de la banque, mais de la moralité de ses actions.
Madame Pratt se contentait d'écouter, les mains jointes au niveau de la taille. Je ne devais compter sur aucune aide.
« Tu as vu quelque chose que tu n'aurais jamais dû voir. J'ai besoin que tu disparaisses.
— Comment... » Ayant compris ses insinuations, je ne terminai pas ma phrase. J'avais effectivement vu quelque chose. Un matin que Mary et moi emmenions les enfants à l'école avant de rejoindre les dames auxiliaires afin de planifier le prochain pique-n***e municipal, un des enfants avait oublié son déjeuner et je m'étais portée volontaire pour retourner à la maison et le lui rapporter pendant que Mary irait à notre rendez-vous. Vu l'ennui qui régnait au cours de ces réunions, je n'étais pas mécontente d'y échapper et d'éviter ainsi les manigances des femmes plus âgées qui tenaient absolument à me trouver un mari. J'avais tout juste vingt-deux ans et mon célibat les démangeait. Leur but était de me caser avant mon prochain anniversaire. De mon côté, je n'y voyais aucune urgence et le profil méfiant et désagréable de mes prétendants n'arrangeait rien à l'affaire.
Mais je n'avais pas trouvé le déjeuner dans la cuisine, j'y avais découvert Clara, notre femme de chambre, allongée sur la table. La jupe de son uniforme gris lui remontait jusqu'à la taille, ses collants blancs pendus à une de ses chevilles, et Allen, le secrétaire personnel de Thomas, se tenait entre ses cuisses écartées. Sa braguette était défaite et son membre viril déballé – il besognait Clara avec vigueur. Je n'avais pas prononcé le moindre mot, cachée dans l'embrasure de la porte. Le couple n'avait pas soupçonné ma présence et j'avais assisté à leurs ébats. J'avais bien une petite idée des choses que faisaient ensemble un homme et une femme, mais je n'avais jamais eu l'occasion d'en apprendre plus, en tout cas pas de cette manière. Pas sur la table de la cuisine !
Avant de mourir, ma mère m'avait incitée à ne faire ces choses que la nuit, dans le noir complet, sans jamais montrer le moindre centimètre carré de peau – sauf quand il était impossible de faire autrement. Devant l'intensité et la vigueur des mouvements d'Allen, je me disais que Clara devait souffrir ou qu'elle allait bientôt s'en plaindre, mais l'expression de son visage, sa façon de rejeter la tête en arrière et de s'agiter contre la table en bois me fit rapidement comprendre que je me trompais. Elle adorait ça ! Mère m'avait décrit une corvée, mais Clara ne partageait vraisemblablement pas cet avis. L'extase qui se lisait sur son visage était sincère.
J'avais ressenti un picotement entre mes cuisses à l'idée de vivre la même chose, de me sentir à la merci d'un homme et d'oublier tout le reste. Quand Clara avait commencé à se caresser la poitrine, j'avais senti mes tétons se durcir, brûlants d'être touchés. Elle ne s'était pas contentée d'apprécier les attentions d'Allen. Rien qu'à voir sa façon de se cambrer et de gémir, il était évident qu'elle en raffolait. J'aurais voulu ressentir les mêmes émotions. Je voulais crier de plaisir. L'idée d'être malmenée par un homme de cette manière m'excitait. Mon sexe s'était gonflé d'une humidité inhabituelle et je m'étais mise à le caresser d'une main légère, sans soulever ma robe. Je n'avais retiré ma main qu'après avoir ressenti un éclair de plaisir, je m'étais retrouvée stupéfaite. Si mes doigts suffisaient à me procurer de telles sensations, qu'allais-je bien pouvoir ressentir sous les coups de boutoir d'un homme viril ?
Allen avait encore effectué quelques va-et-vient avant de se raidir et de gémir comme s'il venait d'être blessé. Au moment de séparer son sexe violacé, humide et luisant, de celui de Clara, il y avait révélé une crème blanche et généreuse. Il avait placé les pieds de son amante au bord de la table de manière à l'exhiber dans toute sa vulnérabilité. La jeune femme n'avait pourtant pas semblé s'en soucier, trop essoufflée pour se laisser aller à la pudeur ou simplement trop impudique.
Je m'étais délectée de sa débauche, de son corps repu et satisfait. Je désirais connaître les mêmes sensations et je voulais qu'un homme me les procure. Pas Allen, mais un homme rien qu'à moi.
Ce désir s'était vite évaporé quand Thomas, que je n'avais pas vu jusque-là, était apparu et avait pris la place d'Allen entre les cuisses de Clara. Il s'était penché pour lui agripper le corsage et l'avait arraché – les boutons ricochaient un peu partout dans la pièce. Il avait approché ses lèvres des tétons nus de Clara et les avait sucés, l'un après l'autre. Je n'avais jamais imaginé qu'un homme puisse faire cela.
Ensuite, il avait ouvert sa braguette et libéré son membre. Il était plus gros et plus long que celui d'Allen et quelques gouttes perlaient à son extrémité. Le secrétaire était resté tout près, rhabillé et captivé, les bras croisés contre son torse. Thomas avait ajusté sa position de manière à mieux satisfaire Clara et elle s'était cambrée, le dos soulevée, au moment où il s'était enfoncé complètement – des gémissements de plaisir résonnaient dans toutes la pièce.
Mon halètement m'avait trahie à ce moment, j'avais dû émettre un son qui tranchait avec les cris que poussait la femme qu'il étreignait, parce qu'il s'était alors tourné vers moi. Au lieu d'arrêter, il avait intensifié ses mouvements, la tête de Clara dansant contre le bois.
« Tu peux regarder, ça m'est égal, m'avait dit Thomas en souriant, positionnant ses paumes contre la table de manière à mieux pénétrer Clara. Ce n'est pas plus mal qu'une vierge en profite. Tu pourrais apprendre quelques trucs. »
À ces mots, je m'étais enfuie, sans plus penser au déjeuner manquant.
Tout cela s'était déroulé quelques jours auparavant et depuis je n'avais fait que croiser Thomas, j'avais fait mon possible pour l'éviter. Je ne savais pas quoi lui dire et ne savais pas si je serais capable d’à nouveau le regarder dans les yeux maintenant que je savais non seulement qu'il partageait ses conquêtes avec son secrétaire, mais qu'il avait surtout brisé ses vœux de mariage. Mary soupçonnait-elle ces infidélités ? Je me doutais bien qu'il ne s'agissait pas d'une première fois. Les deux hommes avaient eu l'air beaucoup trop à l'aise et devaient avoir partagé ce genre d'intimité avant. Je m'étais très vite éloignée de Clara et d'Allen également.
« Tu sais très bien de quoi je parle. Je ne peux pas te laisser déballer tous mes petits secrets à tous les habitants de la ville. Et puis ces tendances au voyeurisme ne siéent pas à une femme de ton rang. Je ne peux décemment pas te caser avec un de mes amis en connaissant ces penchants indécents. »