Chapitre 2

2951 Words
Permettez-moi de vous faire observer, Sir Walter, » dit M. Shepherd un matin à Kellynch-Hall, en dépliant le journal, « que la situation actuelle nous est très favorable. Cette paix ramènera à terre tous les riches officiers de la marine. Ils auront besoin de maisons. Est-il un meilleur moment pour choisir de bons locataires ? Si un riche amiral se présentait, Sir Walter ? – Ce serait un heureux mortel, Shepherd, » répondit Sir Walter. « C’est tout ce que j’ai à remarquer. En vérité, Kellynch-Hall serait pour lui la plus belle de toutes les prises, n’est-ce pas, Shepherd ? » M. Shepherd sourit, comme c’était son devoir, à ce jeu de mots, et ajouta : « J’ose affirmer, Sir Walter, qu’en fait d’affaires les officiers de marine sont très accommodants. J’en sais quelque chose. Ils ont des idées libérales, et ce sont les meilleurs locataires qu’on puisse voir. Permettez-moi donc de suggérer que si votre intention venait à être connue, ce qui est très possible (car il est très difficile à Sir Walter de celer à la curiosité publique ses actions et ses desseins ; tandis que moi, John Shepherd, je puis cacher mes affaires, car personne ne perd son temps à m’observer) ; je dis donc que je ne serais pas surpris, malgré notre prudence, si quelque rumeur de la vérité transpirait au dehors ; dans ce cas, des offres seront faites, et je pense que quelque riche commandant de la marine sera digne de notre attention, et permettez-moi d’ajouter que deux heures me suffisent pour accourir ici, et vous épargner la peine de répondre. » Sir Walter ne répondit que par un signe de tête ; mais bientôt, se levant et arpentant la chambre, il dit ironiquement : « Il y a peu d’officiers de marine qui ne soient surpris, j’imagine, d’habiter un tel domaine. – Ils béniront leur bonne fortune, » dit Mme Clay (son père l’avait amenée, rien n’étant si bon pour sa santé qu’une promenade à Kellynch). « Mais je pense, comme mon père, qu’un marin serait un très désirable locataire. J’en ai connu beaucoup. Ils sont si scrupuleux, et si larges en affaires ! Si vous leur laissez vos beaux tableaux, Sir Walter, ils seront en sûreté : tout sera parfaitement soigné. Les jardins et les massifs seront presque aussi bien entretenus qu’actuellement. Ne craignez pas, miss Elliot, que vos jolies fleurs soient négligées. – Quant à cela, répondit froidement Sir Walter, si je me décidais à louer, j’hésiterais à accorder certains privilèges ; je ne suis pas disposé à faire des faveurs à un locataire. Sans doute le parc lui sera ouvert, et il n’en trouverait pas beaucoup d’aussi vastes. » Quant aux restrictions que je puis imposer sur la jouissance des réserves de chasse, c’est autre chose. L’idée d’en donner l’entrée ne me sourit guère, et je recommanderais volontiers à miss Elliot de se tenir en garde pour ses parterres. » Après un court silence, M. Shepherd hasarda : « Dans ce cas, il y a des usages établis, qui rendent chaque chose simple et facile entre propriétaire et locataire. Vos intérêts, Sir Walter, sont en mains sûres : comptez sur moi pour qu’on n’empiète pas sur vos droits. Qu’on me permette de le dire : je suis plus jaloux des droits de Sir Walter, qu’il ne l’est lui-même. » Ici, Anna prit la parole. « Il me semble que l’armée navale, qui a tant fait pour nous, a autant de droits que toute autre classe à une maison confortable. La vie des marins est assez rude pour cela, il faut le reconnaître. – Ce que dit miss Anna est très vrai, répondit M. Shepherd. – Certainement, » ajouta sa fille. Mais bientôt après, Sir Walter fit cette remarque : « La profession a son utilité, mais je serais très fâché qu’un de mes amis lui appartînt. – Vraiment ? répondit-on avec un regard de surprise. – Oui ; sous deux rapports elle me déplaît. D’abord c’est un moyen pour un homme de naissance obscure d’obtenir une distinction qui ne lui est pas due, d’arriver à des honneurs que ses ancêtres n’ont jamais rêvés ; puis elle détruit totalement la beauté et la jeunesse. Un marin vieillit plus vite qu’un autre. J’ai toujours remarqué cela. Il risque par sa laideur de devenir un objet d’horreur pour lui-même, et il court la chance de voir le fils d’un domestique de son père arrivera un grade au-dessus du sien. » Voici un exemple à l’appui de ce que je dis. Au printemps dernier, j’étais en compagnie de deux hommes : » Lord Saint-Yves, dont le père a été ministre de campagne, presque sans pain. Je dus céder le pas à Lord Saint-Yves, et à un certain amiral Baldwin, le plus laid personnage qu’on puisse imaginer. Une figure martelée couleur d’acajou ; tout était lignes et rides : trois cheveux gris d’un côté, et rien qu’un soupçon de poudre. « Au nom du ciel ! quel est ce vieux garçon ? dis-je à un ami qui se trouvait là. – Mon cher, c’est l’amiral Baldwin. Quel âge lui donnez-vous ? – Soixante ans, dis-je. – Quarante, répondit-il. Pas davantage. » » Figurez-vous mon étonnement. Je n’oublierai pas facilement l’amiral Baldwin. Je n’ai jamais vu un exemple si déplorable de la vie de mer ; et c’est la même chose pour tous, à quelque différence près. Ballottés par tous les temps, dans tous les climats, ils arrivent à n’avoir plus figure humaine. C’est fâcheux qu’ils ne meurent pas subitement avant d’arriver à l’âge de l’amiral Baldwin. – Ah ! vraiment, Sir Walter, vous êtes trop sévère, dit Mme Clay. Ayez un peu de pitié des pauvres gens. Nous ne sommes pas tous nés beaux, et la mer n’embellit pas certainement. J’ai souvent remarqué que les marins vivent longtemps. Ils perdent de bonne heure l’air jeune. Mais n’en est-il pas ainsi dans beaucoup d’autres professions ? Les soldats ne sont pas mieux traités, et même dans les professions plus tranquilles, il y a une fatigue d’esprit, sinon de corps, qui s’ajoute dans le visage d’un homme au travail du temps. Le légiste se consume, le médecin sort à toute heure, et par tous les temps, et même le prêtre est obligé d’entrer dans des chambres infectes, et d’exposer sa santé et sa personne à des miasmes empoisonnés. En réalité, les avantages physiques n’appartiennent qu’à ceux qui ne sont pas forcés d’avoir un état ; qui vivent sur leur propriété, employant le temps à leur guise, sans se tourmenter pour acquérir. À ceux-là seuls sont réservés les dons de la santé et les plus grands avantages physiques. » Il semblait que M. Shepherd, dans ses efforts pour disposer Sir Walter en faveur d’un marin, eût été doué d’une seconde vue, car la première offre vint d’un amiral Croft, dont son correspondant de Londres lui avait parlé. Selon le rapport qu’il se hâta d’en faire à Kellynch, l’amiral, natif de Somersetshire et possesseur d’une très belle fortune, désirait s’établir dans son pays, et était venu à Tauton chercher dans les annonces s’il trouverait quelque chose à sa convenance dans le voisinage ; n’en trouvant pas et entendant dire que Kellynch était peutêtre à louer, il s’était présenté chez M. Shepherd pour avoir des renseignements détaillés. Il avait montré un vif désir de louer, et fourni la preuve qu’il était un locataire recommandable. « Qui est-ce que l’amiral Croft ? » demanda Sir Walter d’un ton froid et soupçonneux. M. Shepherd répondit qu’il était noble, et Anna ajouta : « Il est vice-amiral : il était à Trafalgar ; depuis, il a été aux Indes, et y est resté, je crois, plusieurs années. – Alors il est convenu, dit Sir Walter, que sa figure est aussi jaune que les parements et les collets d’habits de ma livrée. » M. Shepherd se hâta de l’assurer que l’amiral avait une figure cordiale, avenante, un peu hâlée et fatiguée, il est vrai ; mais qu’il avait des manières de parfait gentleman ; que probablement il ne ferait aucune difficulté quant aux conditions ; qu’il cherchait avant tout, et immédiatement, une maison confortable ; qu’il payerait la convenance, et n’aurait pas été surpris si Sir Walter avait demandé davantage. M. Shepherd fut éloquent, et donna sur la famille de l’amiral tous les détails qui faisaient de celui-ci un locataire désirable. Il était marié et sans enfants, c’est ce qu’on pouvait désirer de mieux. Il avait vu Mme Croft, qui avait assisté à leur conversation. « C’est une vraie Lady, fine, et qui cause bien. Elle a fait plus de questions sur la maison, les conditions, les impôts, que l’amiral lui-même. Elle semble plus familière que lui avec les affaires. J’ai appris aussi qu’elle n’est pas inconnue dans cette contrée, pas plus que son mari. Elle est la sœur d’un gentilhomme qui demeurait à Montfort, il y a quelques années. Quel était donc son nom, Pénélope ? ma chère, aidez-moi. Le frère de Mme Croft ? » Mme Clay causait avec miss Elliot d’une façon si animée, qu’elle n’entendit pas. « Je n’ai aucune idée de ce que vous voulez dire, Shepherd, dit Sir Walter. Je ne me rappelle aucun gentilhomme demeurant à Montfort, depuis le vieux gouverneur Trent. – Par exemple, c’est trop fort, je crois que j’oublierai bientôt mon nom. Un nom que je connaissais si bien ; ainsi que le gentleman, je l’ai vu cent fois. Il vint me consulter sur un délit de voisin, saisi sur le fait : un des domestiques du fermier s’introduisant dans son jardin, un mur éboulé, des pommes volées ; puis, malgré mon avis, une transaction eut lieu. C’est vraiment singulier. – Je suppose que vous voulez parler de M. Wenvorth, dit Anna. – C’est bien cela. Il eut la cure de Montfort pendant deux ans. Vous devez vous le rappeler. – Wenvorth ? ah ! oui, le ministre de Montfort, vous m’avez dérouté par le mot gentilhomme. Je croyais que vous parliez d’un homme possédant des propriétés. M. Wenvorth n’en avait aucune, je crois. C’est un nom inconnu, il n’est pas allié aux Straffort. On se demande comment les noms de notre noblesse deviennent si communs ? » M. Shepherd, s’apercevant que cette parenté des Croft ne leur faisait aucun bien dans l’esprit de Sir Walter, n’en parla plus et mit tout son zèle à s’étendre sur ce qui leur était favorable : leur âge, leur fortune, la haute idée qu’ils s’étaient faite de Kellynch ; ajoutant qu’ils ne désiraient rien tant que d’être les locataires de Sir Walter. Cela eût semblé un goût extraordinaire vraiment, s’ils avaient pu connaître les devoirs d’un locataire de Sir Walter. L’affaire réussit cependant, quoique Sir Walter regardât d’un mauvais œil quiconque prétendait habiter sa maison, trouvant qu’on était trop heureux de l’obtenir, même aux plus dures conditions. Il autorisa M. Shepherd à négocier la location et à prendre jour avec l’amiral pour visiter la propriété. Sir Walter ne brillait pas par le jugement ; il comprit cependant qu’on pouvait difficilement trouver un meilleur locataire. Sa vanité était flattée du rang de l’amiral. « J’ai loué ma maison à l’amiral Croft » sonnerait bien mieux qu’à « monsieur un tel », qui exige toujours un mot d’explication. L’importance d’un amiral s’annonce de soi, mais il n’éclipse jamais un baronnet. Dans leurs relations réciproques, Sir Elliot aurait toujours le pas. Élisabeth désirait si fort un changement, qu’elle ne dit pas un mot qui pût retarder la décision. Anna quitta la chambre pour rafraîchir ses joues brûlantes ; elle alla dans son allée favorite et se dit avec un doux soupir : « Dans quelques mois peut-être, il sera ici. » n’était pas M. Wenvorth le ministre, mais Frédéric Wenvorth, son frère, qui, nommé commandant après l’action de Saint-Domingue, s’était établi, en attendant de l’emploi, dans le comté de Somerset, dans l’été de 1806, et avait loué pour six mois à Montfort. C’était alors un jeune homme remarquablement beau, intelligent, spirituel et brillant, et Anna était une très jolie fille, douce, modeste, gracieuse et sensée. Ils se connurent, s’éprirent rapidement l’un de l’autre. Ils jouirent bien peu de cette félicité exquise. Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand étonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, la considérait comme très fâcheuse. Anna Elliot ! avec sa beauté, sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme qui n’avait d’autre recommandation que sa personne, d’autre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent l’aider à obtenir de l’avancement ! La pensée seule de ce mariage l’affligeait ; elle devait l’empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna. Le capitaine Wenvorth avait eu de la chance et gagné beaucoup d’argent comme capitaine ; mais il dépensait facilement ce qui arrivait de même, et il n’avait rien acquis. Plein d’ardeur et de confiance, il comptait obtenir bientôt un navire. Il avait toujours été heureux, il le serait encore. Cette confiance, exprimée avec tant de chaleur, avait quelque chose de si séduisant, qu’elle suffisait à Anna ; mais lady Russel en jugeait autrement. Ce caractère ardent, cette intrépidité d’esprit, lui semblaient plutôt un mal. Il était brillant et téméraire ; elle goûtait peu l’esprit, et elle avait pour l’imprudence presque un sentiment d’horreur. Elle condamna cette liaison à tous égards. Combattre une telle opposition était impossible pour la douce Anna. Elle aurait pu résister au mauvais vouloir de son père, même sans être encouragée par un regard ou une bonne parole de sa sœur ; mais lady Russel ! qu’elle avait toujours aimée et respectée, si ferme et si tendre dans ses conseils, ne pouvait pas les donner en vain. Son opposition ne provenait pas d’une prudence égoïste : si elle n’avait pas cru consulter plus encore le bien du jeune homme que celui de sa filleule, elle n’aurait pas empêché ce mariage. Cette conscience du devoir rempli fut la principale consolation de lady Russel, dans cette rupture. Elle en avait grand besoin, car elle avait à lutter contre l’opinion, et contre Wenvorth. Celui-ci quitta le pays. Quelques mois avaient vu le commencement et la fin de leur liaison ; mais le chagrin d’Anna fut durable. Ce souvenir assombrit sa jeunesse, et elle perdit sa fraîcheur et sa gaieté. Sept années s’étaient écoulées depuis, et le temps seul avait un peu effacé ces tristes impressions. Aucun voyage, aucun événement extérieur n’était venu la distraire. Dans leur petit cercle, elle n’avait vu personne qu’elle pût comparer à Wenvorth ; son esprit raffiné, son goût délicat, n’avaient pu trouver l’oubli dans un attachement nouveau. Elle avait vingt-deux ans, quand un jeune homme, qui bientôt après fut agréé par sa sœur, sollicita sa main. Lady Russel déplora le refus d’Anna, car Charles Musgrove était le fils aîné d’un homme dont l’importance et les propriétés ne le cédaient qu’à Sir Walter. Il avait un bon caractère, de bonnes manières, et lady Russel se serait réjouie de voir Anna mariée aussi près d’elle et affranchie de la partialité de son père. Mais Anna n’avait accepté aucun avis, et sa marraine, sans regretter le passé, désespéra presque, en lui voyant refuser ce mariage, de la voir entrer dans un état qui convenait si bien à son cœur aimant et à ses habitudes domestiques. Ce sujet d’entretien fut écarté pour toujours, et elles ne purent savoir ni l’une ni l’autre si elles avaient changé d’opinion ; mais Anna, à vingt-sept ans, pensait autrement qu’à dix-neuf. Elle ne blâmait pas lady Russel ; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eût demandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiat en échange d’un bien futur et incertain. Elle pensait qu’en dépit de la désapprobation de sa famille ; malgré tous les soucis attachés à la profession de marin ; malgré tous les retards et les désappointements, elle eût été plus heureuse en l’épousant qu’en le refusant, dût-elle avoir une part plus qu’ordinaire de soucis et d’inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dépassait déjà ce qu’on aurait pu espérer. La confiance qu’il avait en lui-même avait été justifiée. Son génie et son ardeur l’avaient guidé et inspiré. Il s’était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenant une belle fortune ; elle le savait par les journaux, et n’avait aucune raison de le croire marié. Combien Anna eût été éloquente dans ses conseils ! Combien elle préférait une inclination réciproque et une joyeuse confiance dans l’avenir à ces précautions exagérées qui entravent la vie et insultent la Providence ! Dans sa jeunesse on l’avait forcée à être prudente, plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelle d’un commencement contre nature. L’arrivée du capitaine Wenvorth à Kellynch ne pouvait que raviver son chagrin. Elle dut se raisonner beaucoup, et fut longtemps avant de pouvoir supporter ce sujet continuel de conversation. Elle y fut aidée par la parfaite indifférence des trois seules personnes de son entourage qui avaient le secret du passé, et qui semblaient l’avoir oublié ; le frère de Wenvorth avait connu, il est vrai, leur liaison, mais il avait depuis longtemps quitté le pays ; c’était en outre un homme très sensé et un célibataire. Elle était sûre de sa discrétion. Mme Croft, sœur de Wenvorth, était alors hors d’Angleterre avec son mari ; Marie, sœur d’Anna, était en pension ; et les uns par orgueil, les autres par délicatesse ne l’avaient pas initiée au secret. Anna espérait donc que l’arrivée des Croft ne lui amènerait aucune mortification.
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