CHAPITRE VII - François et Amandine-2

1975 Words
– Je crois bien, et les communiants avec leurs bouffettes de satin blanc au bras… et leurs cierges a poignée de velours rouge avec de l’or après ? – Ils avaient aussi leur bannière, les petits garçons, n’est-ce pas, François ?… Ah ! mon Dieu ! ai-je été battue encore ce jour-là, pour avoir demandé à notre mère pourquoi nous n’allions pas à la procession comme les autres enfants ! – C’est alors qu’elle nous a défendu d’entrer jamais dans l’église, quand nous irions au bourg ou à Paris, à moins que ça ne soit pour y voler le tronc des pauvres, ou dans les poches des paroissiens, pendant qu’ils écouteraient la messe… a ajouté Calebasse en riant et en montrant ses vieilles dents jaunes… Mauvaise bête, va ! – Oh ! pour ça… voler dans une église, on me tuerait plutôt… n’est-ce pas, François ? – Là ou ailleurs, qu’est-ce que ça fait, une fois qu’on est décidé ! – Dame ! je ne sais pas… j’aurais bien plus peur… je ne pourrais jamais… – À cause des prêtres ? – Non… peut-être à cause de ce portrait de la Sainte-Vierge, qui a l’air si douce, si bonne. – Qu’est-ce que ça fait, ce portrait ? il ne te mangerait pas… grosse bête… – C’est vrai… mais enfin, je ne pourrais pas… Ça n’est pas ma faute… – À propos de prêtres, Amandine, te souviens-tu ce jour… où Nicolas m’a donné deux si grands soufflets, parce qu’il m’avait vu saluer le curé qui passait sur la grève ? Je l’avais vu saluer, je le saluai ; je ne croyais pas faire mal… moi. – Oui, mais cette fois-là, par exemple, notre frère Martial a dit, comme Nicolas, que nous n’avions pas besoin de saluer les prêtres. À ce moment, François et Amandine entendirent marcher dans le corridor. Martial regagnait sa chambre sans défiance, après son entretien avec sa mère, croyant Nicolas enfermé jusqu’au lendemain matin. Voyant un rayon de lumière s’échapper du cabinet des enfants par la porte entrouverte, Martial entra chez eux. Tous deux coururent à lui, il les embrassa tendrement. – Comment, vous n’êtes pas encore couchés, petits bavards ? – Non, mon frère… nous attendions pour vous voir rentrer chez vous et vous dire bonsoir – dit Amandine. – Et puis nous avions entendu parler bien fort en bas… comme si en s’était disputé – ajouta François. – Oui – dit Martial – j’ai eu des raisons avec Nicolas… Mais ce n’est rien… Du reste, je suis content de vous trouver encore debout, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre. – À nous, mon frère ? – Seriez-vous contents de vous en aller d’ici et de venir avec moi ailleurs, bien loin ? – Oh ! oui, mon frère !… – Oui, mon frère. – Eh bien ! dans deux ou trois jours nous quitterons l’île tous les trois. – Quel bonheur ! s’écria Amandine en frappant joyeusement dans se ; mains. – Et où irons-nous ? – demanda François. – Tu le verras, curieux… mais n’importe, où nous irons tu apprendras un bon état… qui te mettra à même de gagner ta vie… voilà ce qu’il y a du sûr. – Je n’irai plus à la pêche avec toi, mon frère ? – Non mon garçon, tu iras en apprentissage chez un menuisier ou chez un serrurier ; tu es fort, tu es adroit ; avec du cœur et en travaillant ferme au bout d’un an tu pourras déjà gagner quelque chose. Ah ça… qu’est-ce que tu as… tu n’as pas l’air content ? – C’est que… mon frère… je… – Voyons, parle. – C’est que j’aimerais mieux ne pas te quitter, rester avec toi à pêcher, à raccommoder tes filets, que d’apprendre un état. – Vraiment ? – Damé ! être enfermé dans un atelier toute la journée… c’est triste… et puis être apprenti, c’est ennuyeux… Martial haussa les épaules. – Vaut mieux être paresseux, vagabond, flâneur, n’est-ce pas ? – lui dit-il sévèrement – en attendant qu’on devienne voleur… – Non, mon frère, mais je voudrais vivre avec toi ailleurs comme nous vivons ici, voilà tout… – Oui, c’est ça, boire, manger, dormir et t’amuser à pêcher comme un bourgeois, n’est-ce pas ? – J’aimerais mieux ça… – C’est possible, mais tu aimeras autre chose… Tiens, vois-tu, mon pauvre François, il est crânement temps que je t’emmène d’ici ; sans t’en douter, tu deviendrais aussi gueux que les autres… Ma mère avait raison, je crains que tu n’aies du vice… Et toi, Amandine est-ce que cela ne te plairait pas d’apprendre un état ? – Oh ! si, mon frère… j’aimerais bien à apprendre, j’aime mieux tout qui de rester ici. Je serais si contente de m’en aller avec vous et avec François. – Mais qu’est-ce que tu as là sur la tête, ma fille ? – dit Martial et remarquant la triomphante coiffure d’Amandine. – Un foulard que Nicolas m’a donné… – Il m’en a donné un aussi, à moi – dit orgueilleusement François. – Et d’où viennent-ils ces foulards ? Ça m’étonnerait que Nicolas les eût achetés pour vous en faire cadeau. Les deux enfants baissèrent la tête sans répondre. Au bout d’une seconde, François dit résolument : – Nicolas nous les a donnés ; nous ne savons pas d’où ils viennent, n’est-ce pas, Amandine ? – Non… non… mon frère… – ajouta Amandine en balbutiant et en de venant pourpre, sans oser lever les yeux sur Martial. – Ne mentez pas… dit sévèrement Martial. – Nous ne mentons pas – ajouta hardiment François. – Amandine, mon enfant… dis la vérité – reprit Martial avec, douceur – Eh bien ! pour dire toute la vérité – reprit timidement Amandine – ces beaux mouchoirs viennent d’une caisse d’étoffes que Nicolas a rapporté ce soir dans son bateau… – Et qu’il a volée ? – Je crois que oui, mon frère… sur une galiote. – Vois-tu, François ! tu mentais – dit Martial. L’enfant baissa la tête sans répondre. – Donne-moi ce foulard, Amandine ; donne-moi aussi le tien, François. La petite se décoiffa, regarda une dernière fois l’énorme rosette qui ne s’était pas défaite, et remit le foulard à Martial en étouffant un soupir de regret. François tira lentement le mouchoir de sa poche, et, comme sa sœur, la rendit à Martial. – Demain matin – dit celui-ci – je rendrai les foulards à Nicolas. Vous n’auriez pas dû les prendre, mes enfants ; profiter d’un vol, c’est comme si on volait soi-même. – C’est dommage, ils étaient bien jolis, ces mouchoirs ! – dit François. – Quand tu auras un état et que tu gagneras de l’argent en travaillant, tu en achèteras d’aussi beaux. Allons, couchez-vous, il est tard… mes enfants. – Vous n’êtes pas fâché, mon frère ? – dit timidement Amandine. – Non, non, ma fille, ce n’est pas votre faute… Vous vivez avec des gueux, vous faites comme eux sans savoir… Quand vous serez avec de braves gens, vous ferez comme les braves gens ; et vous y serez bientôt… ou le diable m’emportera… Allons, bonsoir ! – Bonsoir, mon frère ! Martial embrassa les enfants. Ils restèrent seuls. – Qu’est-ce que tu as donc, François ? tu as l’air tout triste ! : – dit Amandine. – Tiens ! mon frère m’a pris mon beau foulard ; et puis, tu n’as donc pas entendu ? – Quoi ? – Il veut nous emmener pour nous mettre en apprentissage… – Ça ne te fait pas plaisir ? – Ma foi, non… – Tu aimes mieux rester ici à être battu tous les jours ? – Je suis battu ; mais au moins je ne travaille pas, je suis toute la journée en bateau, ou à pêcher, ou à jouer, ou à servir les pratiques, qui quelquefois me donnent pour boire, comme le Gros-Boiteux ; c’est bien plus amusant que d’être du matin au soir enfermé dans un atelier à travailler comme un chien. – Mais tu n’as donc pas entendu ?… Mon frère nous a dit que si nous restions ici plus longtemps nous deviendrions des gueux ! – Ah bah ! ça m’est bien égal… puisque les autres enfants nous appellent déjà petits voleurs, petits guillotinés… Et puis, travailler… c’est trop ennuyeux… – Mais ici on nous bat toujours, mon frère ! – On nous bat parce que nous écoutons plutôt Martial que les autres… – Il est si bon pour nous ! – Il est bon, il est bon, je ne dis pas… aussi je l’aime bien… On n’ose pas nous faire du mal devant lui… il nous emmène promener… c’est vrai… mais c’est tout… il ne nous donne jamais rien… – Dame ! il n’a rien… ce qu’il gagne, il le donne à notre mère pour sa nourriture. – Nicolas a quelque chose, lui… Bien sûr que si nous l’écoutions, et ma mère aussi, ils ne nous rendraient pas la vie si dure… ils nous donneraient des belles nippes comme aujourd’hui… ils ne se défieraient plus de nous… nous aurions de l’argent comme Tortillard. – Mais, mon Dieu ! pour ça il faudrait voler ! et ça ferait tant de peine à notre frère Martial ! – Eh bien ! tant pis ! – Oh ! François… et puis si on nous prenait, nous irions en prison… – Être en prison ou être enfermé dans un atelier toute la journée… c’est la même chose… D’ailleurs le Gros-Boiteux dit qu’on s’amuse… en prison. Mais le chagrin que nous ferions à Martial… tu n’y penses donc pas ?… Enfin c’est pour nous qu’il est revenu ici et qu’il y reste ; pour lui tout seul, il ne serait pas gêné, il retournerait être braconnier dans les bois qu’il aime tant. – Eh bien ! qu’il nous emmène avec lui dans les bois – dit François – ça vaudrait mieux que tout. Je serais avec lui que j’aime bien, et je ne travaillerais pas à des métiers qui m’ennuient. La conversation de François et d’Amandine fut interrompue. Du dehors on ferma leur porte à double tour. – On nous enferme ! – s’écria François. – Ah ! mon Dieu… et pourquoi donc, mon frère ? Qu’est-ce qu’on va nous faire ? – C’est peut-être Martial… – Écoute… écoute… comme son chien aboie !… – dit Amandine en prêtant l’oreille. Au bout de quelques instants François ajouta : – On dirait qu’on frappe à sa porte avec un marteau… on veut l’enfoncer peut-être ! – Oui, oui son chien aboie toujours… – Écoute, François !… maintenant c’est comme si on clouait, quelque chose… Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai peur… Qu’est-ce donc qu’on fait à notre frère ? voilà son chien qui hurle maintenant. – Amandine… on n’entend plus rien… – reprit François en s’approchant de la porte. Les deux enfants, suspendant leur respiration, écoutaient avec anxiété. – Voilà qu’ils reviennent de chez mon frère – dit François à voix basse ; j’entends marcher dans le corridor. – Jetons-nous sur nos lits : ma mère nous tuerait, si elle nous trouvait levés – dit Amandine avec terreur. – Non… reprit François en écoutant toujours – ils viennent de passer devant notre porte… ils descendent l’escalier en courant… – Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est donc ?… – Ah ! on ouvre la porte de la cuisine… maintenant… – Tu crois ?… – Oui, oui… j’ai reconnu son bruit… – Le chien de Martial hurle toujours… – dit Amandine en écoutant. Tout à coup elle s’écria : – François ! mon frère nous appelle… – Martial ? – Oui… entends-tu ? entends-tu ?… En effet, malgré l’épaisseur des deux portes fermées, la voix retentissante de Martial, qui de sa chambre appelait les deux enfants, arriva jusqu’à eux. – Mon Dieu, nous ne pouvons aller à lui… nous sommes, enfermés – dit Amandine – on veut lui faire du mal, puisqu’il nous appelle… – Oh ! pour ça… si je pouvais les en empêcher – s’écria résolument François – je les empêcherais, quand on devrait me couper en morceaux !… – Mais notre frère ne sait pas qu’on a donné un tour de clef à notre porte, il va croire que nous ne voulons pas aller à son secours ; crie-lui donc que nous sommes enfermés, François ! Ce dernier allait suivre le conseil de sa sœur, lorsqu’un coup v*****t ébranla au-dehors la persienne de la petite fenêtre du cabinet des deux enfants. – Ils viennent par la croisée pour nous tuer ! – s’écria Amandine, et dans son épouvante elle se précipita sur son lit, et cacha sa tête dans ses mains. François resta immobile, quoiqu’il partageât la terreur de sa sœur. Pourtant, après le choc v*****t dont on a parlé, la persienne ne s’ouvrit pas, le plus profond silence régna dans la maison. Martial avait cessé d’appeler les enfants. Un peu rassure, et excité par une vive curiosité. François se hasarda d’entrebâiller doucement sa croisée, et tâcha de regarder au-dehors à travers les feuilles de la persienne. – Prends bien garde, mon frère ! – dit tout bas Amandine, qui, entendant François-ouvrir-la fenêtre, s’était mise sur son séant. – Est-ce que tu vois quelque chose ? – ajouta-t-elle. – Non… la nuit est trop noire. – Tu n’entends rien ? – Non, il fait trop grand vent. – Reviens… reviens alors ! – Ah ! maintenant je vois quelque chose. – Quoi donc ? – La lueur d’une lanterne… elle va et elle vient. – Qui est-ce qui la porte ? – Je ne vois que la lueur… Ah ! elle se rapproche… on parle. – Qui ça ? – Écoute… écoute… c’est Calebasse. – Que dit-elle ? – Elle dit de bien tenir le pied de l’échelle. – Ah ! vois-tu, c’est en prenant la grande échelle-qui était appuyée contre notre persienne, qu’ils auront fait le bruit de tout à l’heure. – Je n’entends plus rien. – Et qu’est-ce qu’ils en font de l’échelle, maintenant ? – Je ne peux plus voir… – Tu n’entends plus rien ? – Non… – Mon Dieu, François, c’est peut-être pour monter chez notre frère Martial par la fenêtre… qu’ils ont pris l’échelle ! – Ça se peut bien. – Si tu ouvrais un tout petit peu la jalousie, pour voir… – Je n’ose pas… – Rien qu’un peu… – Oh ! non, non. Si ma mère s’en apercevait ? – Il fait si noir, il n’y a pas de danger… François se rendit, quoiqu’à regret, au désir de sa sœur entrebâilla la persienne et regarda. – Eh bien ! mon frère ? – dit Amandine en surmontant ses craintes et s’approchant de François sur la pointe du pied. – À la clarté de la lanterne – dit celui-ci – je vois Calebasse qui tient le pied de l’échelle… ils l’ont appuyée à la fenêtre de Martial. – Et puis ? – Nicolas monte à l’échelle, il a sa hachette à la main, je la vois reluire… – Ah ! vous n’êtes pas couchés et vous nous espionnez ! – s’écria tout à coup la veuve, en s’adressant du dehors à François et à sa sœur. Au moment de rentrer dans la cuisine, elle venait d’apercevoir la lueur qui s’échappait ; de la persienne entrouverte. Les malheureux enfants avaient négligé d’éteindre la lumière. – Je monte – ajouta la veuve d’une voix terrible – je monte vous trouver, petits mouchards ! Tels étaient les évènements qui se passèrent a l’île du Ravageur la veille du jour où madame Séraphin devait y amener Fleur-de-Marie.
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