CHAPITRE V
Le pirate d’eau douce
– Après quelques moments de silence, la veuve du supplicié dit à sa fille :
– Va chercher du bois ; cette nuit nous rangerons le bûcher… au retour de Nicolas et de Martial.
– De Martial ? Vous voulez : donc lui dire aussi que…
Celle-ci, habituée : à subir cette volonté de fer, alluma une lanterne et sortit.
Au moment où elle ouvrit la porte, on vit au-dehors la nuit noire, on entendit le craquement des hauts, peupliers agités par le vent, le cliquetis des chaînes de bateaux, les sifflements de la bise, le mugissement de la rivière.
Ces bruits étaient profondément tristes.
Pendant la scène précédente, Amandine, péniblement émue du sort de François, qu’elle aimait tendrement, n’avait osé ni lever les yeux ni essuyer ses pleurs, qui tombaient goutte à goutte sur ses genoux. Ses sanglots contenus la suffoquaient, elle tâchait de réprimer jusqu’aux battements de son cœur palpitant de crainte. Les larmes obscurcissaient sa vue. En se hâtant de démarquer la chemise qu’on lui avait donnée ; elle s’était blessée à la main avec ; ses ciseaux ; la piqûre saignait beaucoup, mais la pauvre enfant songeait moins à sa douleur qu’à la punition qui l’attendait pour avoir taché de son sang cette pièce de linge. Heureusement, la veuve, absorbée dans une réflexion profonde, ne s’aperçut de rien.
Calebasse rentra portant un panier rempli de bois. Au regard de sa mère, elle répondit par un signe de tête affirmatif.
Cela voulait dire qu’en effet le pied du mort sortait de terre…
La veuve pinça les lèvres et continua de travailler, seulement elle parut manier plus précipitamment son aiguille.
Calebasse ranima le feu, surveilla l’ébullition de la marmite qui cuisait au coin du feu, puis se rassit auprès de sa mère.
– Nicolas n’arrive pas ! – lui dit-elle. – Pourvu que la vieille femme de ce matin, en lui donnant un rendez-vous avec un bourgeois de la part de Bradamanti, ne l’ait pas mis dans une mauvaise affaire. Elle avait l’air si en dessous ! elle n’a voulu ni s’expliquer, ni dire son nom, ni d’où elle venait. La veuve haussa les épaules.
– Vous croyez qu’il n’y a pas de danger pour Nicolas, ma mère ?… Après tout, vous avez peut-être raison… La vieille lui demandait de se trouver à sept heures du soir quai de Billy, en face la gare, et là d’attendre un homme qui voulait lui parler et qui lui dirait Bradamanti pour mot de passé… Au fait, ça n’est pas bien périlleux… Si Nicolas s’attarde, c’est qu’il aura peut-être trouvé quelque chose en route… comme avant-hier… ce linge-là… qu’il a grinchi sur un bateau de blanchisseuse. – Et elle lui montra une des pièces, que démarquait Amandine ; puis s’adressant à l’enfant : – Qu’est-ce que ça veut dire, grinchir ?
– Ça veut dire… prendre… – répondit l’enfant sans lever, les yeux.
– Ça veut dire voler, petite sotte ; entends-tu ?… voler…
– Oui ma sœur…
– Et quand on sait bien grinchir comme Nicolas, il y a toujours quelque chose à gagner… le linge qu’il a volé hier nous a remontés et ne nous coûtera que la façon du démarquage… n’est-ce pas, ma : mère ? – ajouta Calebasse avec un éclat de rire qui laissa voir des dents déchaussées et jaunes comme son teint.
La veuve resta froide à cette plaisanterie.
– À propos de remonter notre ménage gratis – reprit Calebasse – nous pourrons peut-être nous fournir à une autre boutique. Vous savez bien qu’un vieux homme est venu habiter, depuis quelques jours, la maison de champagne de M. Griffon, le médecin de l’hospice de Paris… cette maison isolée, à cent pas du bord de l’eau, en face du four à plâtre ?
La veuve baissa la tête.
– Nicolas disait hier que maintenant il y aurait peut-être là un bon coup à faire – reprit Calebasse. – Et moi je sais depuis ce matin qu’il y a là du butin pour sûr ; il faudra envoyer Amandine flâner autour de la maison, on n’y fera pas attention ; elle aura l’air de jouer, regardera bien partout, et viendra nous rapporter ce qu’elle aura vu. Entends-tu ce que je te dis ? – ajouta durement Calebasse en s’adressant à Amandine.
– Oui, ma sœur, j’irai – répondit l’enfant en tremblant.
– Tu dis toujours : Je ferai, et tu ne fais pas, sournoise ! La fois où je t’avais commandé de prendre cent sous dans le comptoir de l’épicier d’Asnières pendant que je l’occupais d’un autre côté de sa boutique, c’était facile ; on ne se défie pas d’un enfant. Pourquoi ne m’as-tu pas obéi ?
– Ma sœur… le cœur m’a manqué… je n’ai pas osé.
– L’autre jour tu as bien osé voler un mouchoir dans la balle du colporteur, pendant qu’il vendait dans le cabaret… S’est-il aperçu de quelque chose, imbécile ?
– Ma sœur, vous m’y avez forcée… le mouchoir était pour vous ; et puis ce n’était pas de l’argent…
– Qu’est-ce que ça fait ?
– Dame !… prendre un mouchoir, ça n’est pas si mal que de prendre de l’argent.
– Ta parole d’honneur ? c’est Martial qui t’apprend ces vertucheries-là, n’est-ce pas ? – reprit Calebasse avec ironie – tu vas tout lui rapporter, petite moucharde !… crois-tu que nous ayons peur qu’il nous mange, ton Martial ?… – Puis, s’adressant à la veuve, Calebasse ajouta : – Vois-tu, ma mère, ça finira mal pour lui… Il veut faire la loi ici : Nicolas est furieux contre lui, moi aussi… Il excite Amandine et François contre nous, contre toi… Est-ce que ça peut durer ?…
– Non… – dit la mère d’un ton bref et dur.
– C’est surtout depuis que sa Louve est à Saint-Lazare qu’il est comme un déchaîné après tout le monde… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si elle est en prison… sa maîtresse ?… Une fois sortie, elle n’a qu’à venir ici… et je la servirai… bonne mesure… quoiqu’elle fasse la méchante…
La veuve, après un moment de réflexion, dit à sa fille :
– Tu crois qu’il y a un coup à faire sur ce vieux qui habite la maison du médecin ?
– Oui… ma mère…
– Il a l’air d’un mendiant !
– Ça n’empêche pas que c’est un noble.
– Un noble ?
– Oui, et qu’il ait de l’or dans sa bourse… quoiqu’il aille à Paris à pied tous les jours, et qu’il revienne de même, avec son gros bâton pour toute voiture.
– Qu’en sais-tu, s’il a de l’or ?
– Tantôt j’ai été au bureau de poste d’Asnières pour voir s’il n’y avait pas de lettre de Toulon…
À ces mots, qui lui rappelaient le séjour de son fils au bagne, la veuve du supplicié fronça ses sourcils et étouffa un soupir.
Calebasse Continua :
– J’attendais mon tour, quand le vieux qui loge chez le médecin est entré ; je l’ai tout de suite reconnu à sa barbe blanche comme ses cheveux… à sa face couleur de buis… et à ses sourcils noirs. Il n’a pas l’air facile… Malgré son âge, ça doit être un vieux déterminé… Il a dit à la buraliste : « Avez-vous des lettres d’Angers pour M. le comte de Saint-Remy ? – Oui, a-t-elle répondu, en voilà une. – C’est pour moi, a-t-il dit ; voilà mon passeport. » Pendant que la buraliste l’examinait, le vieux, pour payer, le port, a tiré sa bourse de soie verte, À un bout, j’ai vu de l’or reluire à travers les mailles ; il y en avait gros comme un œuf… au moins, quarante ou cinquante louis ! – s’écria Calebasse les yeux brillants de convoitise… – et pourtant il est mis comme un gueux… C’est un de ces vieux avares farcis de trésors… Allez, ma mère ! nous savons son nom… ça pourra-peut-être servir… pour s’introduire chez lui… quand Amandine nous aura dit s’il a des domestiques.
Des aboiements violents interrompirent Calebasse.
– Ah ! les chiens crient – dit-elle ; – ils entendent un bateau… C’est Martial ou Nicolas…
Au nom de Martial, les : traits d’Amandine exprimèrent une joie contrainte ;
Après quelques minutes ; d’attente, pendant lesquelles elle fixait un œil impatient et inquiet sur la porte, l’enfant-vit, à son grand regret, entrer Nicolas le futur complice, de Barbillon. La physionomie de cet homme était à la fois ignoble et féroce : petit, grêle, chétif, on ne concevait pas qu’il pût exercer son dangereux et criminel métier. Malheureusement une sauvage énergie morale suppléait chez ce misérable à la force physique qui lui manquait. Par-dessus son bourgeron bleu, Nicolas-portait une sorte de casaque sans manches, faite d’une peau de bouc à ; longs poils bruns ; en entrant il jeta parterre un saumon de : cuivré qu’il avait péniblement apporté sur son épaule.
– Bonne mit et bon butin, la mère ! – s’écria-t-il d’une voix creuse et enrouée, après s’être débarrassé de son fardeau ; – il y a encore trois saumons ; pareils dans mon bachot, un paquet de hardes et une caisse remplie de je ne sais pas quoi ; car je ne me suis pas amusé à l’ouvrir. Peut-être que je suis-volé… on verra !
– Et l’homme du quai de Billy ? – demanda Calebasse ; pendant que la veuve regardait silencieusement son fils.
Celui-ci, pour toute réponse, plongea sa main dans la poche de son pantalon, et, la secouant, il fit bruire un grand nombre de pièces d’argent.
– Tu lui as pris tout çà ?… – s’écria Calebasse.
– Non, il a aboulé de lui-même 200 francs ; et il en aboulera encore 800 quand j’aurai… mais suffit !… D’abord déchargeons mon bachot, nous jaserons après… Martial n’est pas ici ?
– Non – dit la sœur,
– Tant mieux !… nous serrerons le butin sans lui… Autant qu’une sache pas…
– Tu as peur de lui, poltron ? – dit aigrement Calebasse.
– Peur de lui ? moi !… – il haussa les épaules – j’ai peur qu’il ne nous vende… voilà tout. Quant à le craindre… Coupe-sifflet a la langue trop bien affilée !…
– Oh ! quand il n’est pas là, tu fanfaronnes… mais qu’il arrive, ça te clôt le bec.
Nicolas parut insensible à ce reproche, et dit :
– Allons, vite ! vite !… au bateau… Où est donc. François, la mère ?… Il nous aiderait.
– Ma mère l’a enfermé là-haut après, l’avoir, rincé ; il se couchera sans souper – dit Calebasse.
– Bon ; mais qu’il vienne tout de même aider à décharger le bachot, n’est-ce pas, la mère ? Moi, lui et Calebasse, en une tournée nous rentrerons tout ici…
La veuve leva le doigt au plafond. Calebasse comprit, et monta chercher François.
Le sombre visage de la mère Martial s’était quelque peu déridé depuis l’arrivée de Nicolas ; elle l’aimait plus que Calebasse, moins encore que son fils de Toulon, comme elle, disait… car l’amour maternel de cette farouche créature s’élevait en proportion de la criminalité.
Cette préférence perverse, explique suffisamment l’éloignement de la veuve pour ses deux jeunes enfants, qui n’annonçaient pas de dispositions mauvaises, et sa haine, profonde pour Martial, son fils aîné, qui, sans mener une vie irréprochable, pouvait passer pour un très honnête homme si on le comparait à Nicolas, à Calebasse et à son frère le forçat de Toulon.
– Où as-tu picoré cette nuit ? – dit la veuve à Nicolas.
– En m’en retournant du quai de Billy ou j’ai rencontré le bourgeois avec qui, j’avais rendez-vous pour ce soir, j’ai reluqué, près du pont des Invalides, une galiote amarrée, au quai il faisait noir ; j’ai dit : Pas de lumière dans la cabine… les mariniers sont à terre : J’aborde… Si je trouve un curieux, je demande un bout de corde, censé pour reficeler ma ; rame. J’entre dans la cabine… personne… Alors j’y rafle ce que je peux, des hardes ; une grande caisse, et ; sur le pont, quatre saumons de cuivre ; car j’ai fait deux tournées, la galiote était Chargée de cuivre et de fer. Mais voilà François et Calebasse : vite au bachot !… Allons, file aussi, toi, eh !… Amandine, tu porteras les hardes… Avant de chasser… faut rapporter…
Restée seule, la veuve s’occupa des préparatifs du souper de la famille, plaça sur la table des verres, des bouteilles, des assiettes de faïence et des couverts ; d’argent.
Au moment où elle terminait ces apprêts, ses enfants rentrèrent pesamment chargés.
Le poids de deux saumons de cuivre qu’il-portait sur ses épaules semblait écraser le petit François ; Amandine disparaissait à moitié sous le monceau de hardes volées qu’elle tenait sur sa tête : enfin Nicolas, aide de Calebasse, apportait une caisse de bois blanc, sur laquelle il avait placé le quatrième saumon de cuivre.
– La caisse, la caisse ! éventrons-la, la caisse ! – s’écria Calebasse avec une sauvage impatience.
Les saumons de cuivre furent jetés sur le sol.
Nicolas s’arma du fer épais de la hachette qu’il portait à sa ceinture, et l’introduisit sous le couvercle de la caisse placée au milieu de la cuisine, afin de le soulever.
La lueur rougeâtre et vacillante du foyer éclairait cette scène de pillage ; au-dehors, les sifflements du vent redoublaient de violence.
Nicolas, vêtu de sa peau de bouc, accroupi devant le coffre, tâchait de le briser, et proférait d’horribles blasphèmes en voyant l’épais couvercle résister à de vigoureuses pesées. Les yeux enflammés de cupidité, les joues colorées par l’emportement de la rapine, Calebasse, agenouillée sur la caisse, y faisait porter tout le poids de son corps afin de donner un point d’appui plus fixe à l’action du levier de Nicolas. La veuve, séparée de ce groupe par la largeur de la table, où elle allongeait sa grande taille, se penchait aussi vers l’objet volé, le regard étincelant d’une fiévreuse convoitise.
Enfin, chose cruelle et malheureusement humaine ! les deux enfants dont les bons instincts naturels avaient souvent triomphé de l’influence maudite de cette abominable corruption domestique ; les deux enfants, oubliant leurs scrupules et leurs craintes, cédaient à l’attrait d’une curiosité fatale…
Serrés l’un contre l’autre, l’œil brillant, la respiration oppressée, François et Amandine n’étaient pas les moins empressés de connaître le contenu du coffre, ni les moins irrités des lenteurs de l’effraction de Nicolas.
Enfin le couvercle sauta en éclats.
– Ah !… – s’écria la famille, d’une seule voix, haletante et joyeuse.
Et tous, depuis la mère jusqu’à la petite fille, s’abattirent et se précipitèrent avec une ardeur sauvage sur la caisse effondrée… Sans doute expédiée de Paris à un marchand de nouveautés d’un bourg riverain, elle contenait une grande quantité de pièces d’étoffes à l’usage des femmes.