CHAPITRE III - Le testament-2

1446 Words
À ce moment on frappa à la porte de la chambre. – Qui est là ? – demanda Rodolphe. – On voudrait parler à m’ame Mathieu – répondit une voix grêle et enrouée, avec l’accent qui distingue la plus basse populace. (Madame Mathieu était la courtière en diamants dont nous avons parlé.) Cette voix, singulièrement accentuée, éveilla quelques vagues souvenirs dans la pensée de Rodolphe. Voulant les éclaircir il prit la lumière et alla lui-même ouvrir la porte. Il se trouva face à face avec un des habitués du tapis-franc de l’ogresse, qu’il reconnut sur-le-champ, tant l’empreinte du vice était fatalement, profondément marquée sur cette physionomie imberbe et juvénile : c’était Barbillon. Barbillon, le faux cocher de fiacre qui avait conduit le Maître d’école et la Chouette au chemin creux de Bouqueval ; Barbillon, l’assassin du mari de cette malheureuse laitière qui avait ameuté contre la Goualeuse les laboureurs de la ferme d’Arnouville. Soit que ce misérable eût oublié les traits de Rodolphe, qu’il n’avait vu qu’une fois au tapis-franc de l’ogresse, soit que le changement de costume l’empêchât de reconnaître le vainqueur du Chourineur, il ne manifesta aucun étonnement à son aspect. – Que voulez-vous ? – lui dit Rodolphe. – C’est une lettre pour m’ame Mathieu… faut que je la lui remette à elle-même – répondit Barbillon. – Ce n’est pas ici qu’elle demeure ; voyez en face – dit Rodolphe. – Merci, bourgeois ; on m’avait dit la porte à gauche, je me suis trompé. Rodolphe ne se souvenait pas du nom de la courtière en diamants, que Morel le lapidaire n’avait prononcé qu’une ou deux fois. Il n’avait donc aucun motif de s’intéresser à la femme auprès de laquelle Barbillon venait comme messager. Néanmoins, quoiqu’il ignorât les crimes de ce bandit, sa figure avait un tel caractère de perversité, qu’il resta sur le seuil de la porte, curieux de voir la personne à qui Barbillon apportait cette lettre. À peine Barbillon eût-il frappé à la porte opposée à celle de Germain, qu’elle s’ouvrit, et que la courtière, grosse femme de cinquante ans environ, y parut tenant une chandelle à la main. – M’ame Mathieu ? – dit Barbillon. – C’est moi, mon garçon. – Voilà une lettre, il y a réponse… Et Barbillon fit un pas pour entrer chez la courtière ; mais celle-ci lui fit signe de ne pas avancer, décacheta la lettre tout en tenant son flambeau, lut et répondit d’un air satisfait : – Vous direz que c’est bon, mon garçon ; j’apporterai ce qu’on demande. J’irai à la même heure que l’autre fois. Bien des compliments… à cette dame… – Oui, ma bourgeoise… n’oubliez pas le commissionnaire… – Va demander à ceux qui t’envoient, ils sont plus riches que moi… Et la courtière ferma sa porte. Rodolphe rentra chez Germain, voyant Barbillon descendre rapidement l’escalier. Le brigand trouva sur le boulevard un homme d’une mine basse et féroce, qui l’attendait devant une boutique. Quoique plusieurs personnes pussent l’entendre, mais non le comprendre, il est vrai, Barbillon semblait si satisfait qu’il ne put s’empêcher de dire à son compagnon : – Viens pitancher l’eau d’aff, Nicolas ; la birbasse fauche dans le pont à mort… elle aboulera chez la Chouette ; la mère Martial nous aidera à lui Resquiller d’esbrouffe ses durailles d’orphelin, et après nous trimballerons le refroidi dans ton passe-lance. – Esbignons-nous alors : faut que je sois à Asnières de bonne heure ; je crains que mon frère ! MARTIAL se doute de quelque chose. Et les deux bandits, après avoir tenu cette conversation inintelligible pour ceux qui auraient pu les écouter, se dirigèrent vers la rue Saint-Denis. Quelques moments après, Rigolette et Rodolphe sortirent de chez Germain, remontèrent, en fiacre et arrivèrent rue du Temple. Le fiacre s’arrêta. Au moment où la portière s’ouvrit, Rodolphe reconnut, à la lueur des quinquets du rogomiste, sort fidèle Murph qui l’attendait à la porte de l’allée. La présence du squire annonçait toujours quelque évènement grave ou inattendu, car lui seul savait où trouver le prince. – Qu’y a-t-il ? – lui demanda vivement Rodolphe pendant que Rigolette rassemblait plusieurs paquets dans la voiture. – Un grand malheur, monseigneur ! – Parle, au nom du ciel ! – M. le marquis d’Harville… – Tu m’effraies ! – Il avait donné ce matin à déjeuner à plusieurs de ses amis… Tout s’était passé à merveille… lui surtout n’avait jamais été plus gai, lorsqu’une fatale imprudence. – Achève… achève donc ! – En jouant avec un pistolet qu’il ne croyait pas chargé… – Il s’est blessé grièvement ? – Monseigneur !… – Eh bien ?… – Quelque chose de terrible ! – Que dis-tu ? – Il est mort !… – D’Harville ! ah ! c’est affreux ! – s’écria Rodolphe avec un accent si déchirant que Rigolette, qui descendait alors du fiacre avec ses paquets, s’écria : – Mon Dieu ! qu’avez-vous, monsieur Rodolphe ? – Une bien triste nouvelle que je viens d’apprendre à mon ami ; mademoiselle – dit Murph à la jeune fille ; car le prince, accablé, ne pouvait répondre. – C’est donc un bien grand malheur ? – dit Rigolette toute tremblante. – Un bien grand malheur – répondit le squire. – Ah ! c’est épouvantable ! – dit Rodolphe après quelques minutes de silence ; – puis, se ressouvenant de Rigolette, il lui dit : – Pardon, mon enfant… si je ne vous accompagne pas chez vous… Demain… je vous enverrai mon adresse et un permis pour entrer à la prison de Germain… bientôt je vous reverrai. – Ah ! monsieur Rodolphe, je vous assure que je prends bien part au chagrin qui vous arrive… Je vous remercie de m’avoir accompagnée… À bientôt, n’est-ce pas ? – Oui, mon enfant, à bientôt. – Bonsoir, monsieur Rodolphe – ajouta tristement Rigolette, qui disparut dans l’allée, avec les différents objets qu’elle rapportait de chez Germain. Le prince et Murph montèrent dans le fiacre, qui les conduisit rue Plumet. Aussitôt Rodolphe écrivit à Clémence le billet suivant : « Madame, J’apprends à l’instant le coup inattendu qui vous frappe et qui m’enlève un de mes meilleurs amis ; je renonce à vous peindre ma stupeur mon chagrin. Il faut pourtant que je vous entretienne d’intérêts étrangers à ce cruel évènement… Je viens d’apprendre que votre belle-mère, à Paris depuis quelques jours sans doute, repart ce soir pour la Normandie, emmenant avec elle Polidori. C’est vous dire le péril qui sans doute menace monsieur votre père. Permettez-moi de vous donner un conseil que je crois salutaire. Après l’affreux malheur de ce matin, on ne comprendra que trop votre besoin de quitter Paris pendant quelque temps… Ainsi, croyez-moi, partez, partez à l’instant pour les Aubiers, afin d’y arriver, sinon avant votre belle-mère, du moins en même temps qu’elle. Soyez tranquille, madame : de près comme de loin je veille sur vous… Les abominables projets de votre belle-mère seront déjoués. Adieu, madame, je vous écris ces mots à la hâte… J’ai l’âme brisée quand je songe à cette soirée d’hier où je l’ai quitté, lui… plus tranquille, plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Croyez, madame, à mon dévouement profond et sincère. RODOLPHE. » Suivant les avis du prince, madame d’Harville, trois heures après avoir reçu cette lettre, était en route avec sa fille pour la Normandie. Une voiture de poste, partie de l’hôtel de Rodolphe, suivait la même route. Malheureusement, dans le trouble où la plongèrent cette complication d’évènements et la précipitation de son départ, Clémence oublia de faire savoir au prince qu’elle avait rencontré Fleur-de-Marie à Saint-Lazare. On se souvient peut-être que, la veille, la Chouette était venue menacer madame Séraphin de dévoiler l’existence de la Goualeuse, affirmant savoir (et elle disait vrai) où était alors cette jeune fille. On se souvient encore qu’après cet entretien le notaire Jacques Ferrand, craignant la révélation de ses criminelles menées, se crut un puissant intérêt à faire disparaître la Goualeuse, dont l’existence, une fois connue, pouvait le compromettre dangereusement. Il avait donc fait écrire à Bradamanti, un de ses complices, de venir le trouver pour tramer avec lui une nouvelle machination dont Fleur-de-Marie devait être la victime. Bradamanti, occupé des intérêts non moins pressants de la belle-mère de madame d’Harville, qui avait de sinistres raisons pour emmener le charlatan auprès de M. d’Orbigny, Bradamanti, trouvant sans doute plus d’avantage à servir son ancienne amie, ne se rendit pas à l’invitation du notaire, et partit pour la Normandie sans voir madame Séraphin. L’orage grondait sur Jacques Ferrand ; dans la journée, la Chouette était venue réitérer ses menaces, et, pour prouver qu’elles n’étaient pas vaines, elle avait déclaré au notaire que la petite fille, autrefois abandonnée par madame Séraphin était alors prisonnière à Saint-Lazare sous le nom de la Goualeuse, et que s’il ne donnait pas 10 000 francs dans trois jours, cette jeune, fille recevrait des papiers qui lui apprendraient qu’elle avait été dans son enfance confiée aux soins de Jacques Ferrand. Selon son habitude, ce dernier nia tout avec audace, et chassa la Chouette comme une effrontée menteuse, quoiqu’il fut convaincu et effrayé de la dangereuse portée de ses menaces. Grâce à ses nombreuses relations, le notaire trouva moyen de s’assurer, dans la journée même (pendant l’entretien de Fleur-de-Marie et de madame d’Harville), que la Goualeuse était en effet prisonnière à Saint-Lazare, et si parfaitement citée pour sa bonne conduite qu’on s’attendait à voir cesser sa détention d’un moment à l’autre. Muni de ces renseignements, Jacques Ferrand, ayant mûri un projet diabolique, sentit que, pour l’exécuter, le secours de Bradamanti lui était de plus en plus indispensable ; de là les vaines instances de madame Séraphin pour rencontrer le charlatan. Apprenant le soir même le départ de ce dernier, le notaire, pressé d’agir par l’imminence de ses craintes et du danger, se souvint de la famille Martial, ces pirates d’eau douce établis près du pont d’Asnières, chez lesquels Bradamanti lui avait proposé d’envoyer Louise Morel pour s’en défaire impunément. Ayant absolument besoin d’un complice pour accomplir ses sinistres desseins contre Fleur-de-Marie, le notaire prit les précautions les plus habiles pour n’être pas compromis dans le cas où un nouveau crime serait commis, et le lendemain du départ de Bradamanti pour la Normandie, madame Séraphin se rendit en hâte chez Martial.
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