CHAPITRE IX - Les victimes d’un abus de confiance-1

2003 Words
CHAPITRE IX Les victimes d’un abus de confiance Que le lecteur se figure un cabinet situé au quatrième étage de la triste maison du passage de la Brasserie. Un jour pâle et sombre pénètre à peine dans cette pièce étroite par une petite fenêtre à un seul ventail, garnie de trois vitres fêlées, sordides ; un papier délabré, d’une couleur jaunâtre, couvre les murailles ; aux angles du plafond lézardé pendent d’épaisses toiles d’araignée. Le sol, décarrelé en plusieurs endroits, laisse voir çà et là les poutres et les lattes qui supportent les carreaux. Une table de bois blanc, une chaise, une vieille malle sans serrure, et un lit de sangle à dossier de bois garni d’un mince matelas, de draps de grosse toile bise et d’une vieille couverture de laine brune, tel est le mobilier de ce garni. Sur la chaise est assise madame la baronne de Fermont. Dans le lit repose mademoiselle Claire de Fermont (tel était le nom des deux victimes de Jacques Ferrand). Ne possédant qu’un lit, la mère et la fille s’y couchaient tour à tour, se partageant ainsi les heures de la nuit. Trop d’inquiétudes, trop d’angoisses torturaient la mère pour qu’elle cédât souvent au sommeil ; mais sa fille y trouvait du moins quelques instants de repos et d’oubli. Dans ce moment elle dormait. Rien de plus touchant, de plus douloureux, que le tableau de cette misère imposée par la cupidité du notaire à deux femmes jusqu’alors habituées aux modestes douceurs de l’aisance, et entourées dans leur ville natale de la considération qu’inspire toujours une famille honorable et honorée. Madame de Fermont a trente-six ans environ ; sa physionomie est à la fois remplie de douceur et de noblesse ; ses traits, autrefois d’une beauté remarquable, sont pâles et altérés ; ses cheveux noirs, séparés sur son front et aplatis en bandeaux, se tordent derrière sa tête ; le chagrin y a déjà mêlé quelques mèches argentées. Vêtue d’une robe de deuil rapiécée en plusieurs endroits, madame de Fermont, le front appuyé sur sa main, s’accoude au misérable chevet de sa fille, et la regarde avec une affliction inexprimable. Claire n’a que seize ans ; le candide et doux profil de son visage, amaigri comme celui de sa mère, se dessine sur la couleur grise des gros draps dont est recouvert son traversin, rempli de sciure de bois. Le teint de la jeune fille a perdu de son éclatante pureté ; ses grands yeux fermés projettent jusque sur ses joues creuses leur double frange de longs cils noirs. Autrefois roses et humides, mais alors sèches, pâles, gercées, ses lèvres entrouvertes laissent entrevoir le blanc émail de ses dents ; le rude contact des draps gros-tiers et de la couverture de laine avait rougi, marbré en plusieurs endroits la carnation délicate du cou, des épaules et des bras de la jeune fille. De temps à autre, un léger tressaillement, rapprochait ses sourcils minces et veloutés, comme si elle eût été poursuivie par un rêve pénible. L’aspect de ce visage, déjà empreint d’une expression morbide, est pénible ; on y découvre les sinistres symptômes d’une maladie qui couve et menace. Depuis longtemps madame de Ferment n’avait plus de larmes ; elle attachait sur sa fille un œil sec et enflammé par l’ardeur d’une fièvre lente qui la minait sourdement. De jour en jour, madame de Fermont se trouvait plus faible ; ainsi que sa fille, elle ressentait ce malaise, cet accablement, précurseurs certains d’un mal grave et latent ; mais, craignant d’effrayer Claire et ne voulant pas surtout, si cela peut se dire, s’effrayer elle-même, elle luttait de toutes ses forces contre les premières atteintes de la maladie. Par des motifs d’une générosité pareille, Claire, afin de ne pas inquiéter sa mère, tâchait de dissimuler ses souffrances. Ces deux malheureuses créatures frappées des mêmes chagrins, devaient être encore frappées des mêmes maux. Il arrive un moment suprême dans l’infortune où l’avenir se montre sous un aspect si effrayant, que les caractères les plus énergiques, n’osant l’envisager en face, ferment les yeux et tâchent de se tromper par de folles illusions. Telle était la position de madame et de mademoiselle de Fermont. Exprimer les tortures de cette femme pendant les longues heures où elle contemplait ainsi son enfant endormi, songeant au passé, au présent, à l’avenir, serait peindre ce que les augustes et saintes douleurs d’une mère ont de plus poignant, de plus désespéré, de plus insensé : souvenirs enchanteurs, craintes sinistres, prévisions terribles, regrets amers, abattement mortel, élans de fureur impuissante contre l’auteur de tant de maux, supplications vaines, prières violentes, et enfin… enfin doutes effrayants sur la toute-puissante justice de celui qui reste inexorable à ce cri arraché des entrailles maternelles… à ce cri sacré dont le retentissement doit pourtant arriver jusqu’au ciel : Pitié pour ma-fille ! – Comme elle a froid maintenant – disait la pauvre mère en touchant légèrement de sa main glacée les bras glacés de son enfant – elle a bien froid ! il y a une heure elle était brûlante… c’est la fièvre !… heureusement elle ne sait pas l’avoir… Mon Dieu, qu’elle a froid !… cette couverture-est si mince aussi… Je mettrais bien mon vieux châle sur le lit… mais si je l’ôte de la porte où je l’ai suspendu… ces hommes ivres viendront encore comme hier regarder au travers des trous qui sont à la serrure, ou par les ais disjoints du chambranle. Quelle horrible maison, mon Dieu ! Si j’avais su comment elle était habitée… avant de payer notre quinzaine d’avance… nous ne serions pas restées ici… mais je ne savais pas, moi… Quand on est sans papiers, on est repoussé des autres maisons garnies. Pouvais-je deviner que j’aurais jamais besoin de passeport ?… Quand je suis partie d’Angers dans ma voiture parce que je ne croyais pas convenable que ma fille voyageât dans une voiture publique… pouvais-je croire que… Puis s’interrompant avec un élan de colère : – Mais c’est pourtant infâme, cela… parce que ce notaire a voulu me dépouiller, me voici réduite aux plus affreuses extrémités, et contre lui je ne puis rien !… rien !… Si… dans le cas où j’aurais de l’argent je pourrais plaider ; plaider… pour entendre traîner dans la boue la mémoire de mon bon et noble frère… pour entendre dire que dans sa ruine il a mis fin à ses jours, après avoir dissipé toute ma fortune et celle de ma fille… Plaider… pour entendre dire qu’il nous a réduites à la dernière misère !… Oh ! jamais ! jamais ! Pourtant… si la mémoire de mon frère est sacrée… la vie… l’avenir de ma fille… me sont aussi sacrés… mais je n’ai pas de preuves contre le notaire, moi ! et c’est soulever un scandale inutile… Ce qui est affreux… affreux – reprit-elle après un moment de silence – c’est que-quelquefois, aigrie, irritée par ce sort atroce, j’ose accuser mon frère… donner raison au notaire contre lui… comme si, en ayant deux noms à maudire, ma peine serait soulagée… et puis je m’indigne de mes suppositions injustes, odieuses… contre le meilleur, le plus loyal des frères. Oh ! ce notaire, il ne sait pas toutes les effroyables conséquences de son vol… Il n’a pas cru que voler de l’argent ce sont deux âmes qu’il t*****e… deux femmes qu’il fait mourir à petit feu. Hélas ! oui, je n’ose jamais dire à ma pauvre enfant toutes mes craintes pour ne pas la désoler… mais je souffre… j’ai la fièvre… je ne me soutiens qu’à force d’énergie ; je sens en moi les germes d’une maladie… dangereuse peut-être… oui je la sens venir… elle s’approche… ma poitrine brûle, ma tête se fend… Ces symptômes sont plus graves que je ne veux me l’avouer à moi-même… Mon Dieu… si j’allais tomber… tout à fait malade… si j’allais mourir. Non ! non ! – s’écria madame de Fermont avec exaltation – je ne veux pas… je ne veux pas mourir… Laisser Claire… à seize ans… sans ressource seule, abandonnée au milieu de Paris… est-ce que cela est possible ?… non ! je ne suis pas malade, après tout… qu’est-ce que j’éprouve ? un peu de chaleur à la poitrine, quelque pesanteur à la tête ; c’est la suite du chagrin, des insomnies, du froid, des inquiétudes ; tout le monde à ma place ressentirait cet abattement… mais cela n’a rien de sérieux… Allons, allons, pas de faiblesse… mon Dieu ! c’est en se laissant aller à des idées pareilles, c’est en s’écoutant ainsi… que l’on tombe réellement malade… et j’en ai bien le loisir, vraiment !… Ne faut-il pas que je m’occupe de trouver de l’ouvrage pour moi et pour Claire, puisque ce misérable qui nous donnait des gravures à colorier… a osé… Après un moment de silence, madame de Fermont, sans achever sa phrase, ajouta avec indication : – Oh ! cela est abominable !… mettre ce travail au prix de la honte de Claire !… nous retirer impitoyablement ce chétif moyen d’existence, parce que je n’ai pas voulu que ma fille allât travailler seule le soir chez lui !… peut-être trouverons-nous de l’ouvrage ailleurs, en couture ou en broderie… Mais, quand on ne connaît personne, c’est si difficile !… Dernièrement encore j’ai tenté en vain… Lorsqu’on est si misérablement logé, on n’inspire aucune confiance ; et pourtant, la petite somme qui nous reste une fois épuisée, que faire ?… que devenir ?… Il ne nous restera plus rien… mais plus rien… sur la terre… mais pas une obole… et j’étais riche, pourtant !… Ne songeons pas à cela… ces pensées me donnent le vertige… me rendent folle… Voilà ma faute, c’est de trop m’appesantir sur ces idées, au lieu de tâcher de m’en distraire… C’est cela qui m’aura rendue malade… non, non, je ne suis pas malade… je crois même que j’ai moins de fièvre – ajouta la malheureuse mère en se tâtant le pouls elle-même. Mais, hélas ! les pulsations précipitées, saccadées, irrégulières qu’elle sentit battre sous sa peau à la fois sèche et froide ne lui laissèrent pas d’illusion. Après un moment de morne et sombre désespoir, elle dit avec amertume : – Seigneur, mon Dieu, pourquoi nous accabler ainsi ? quel mal avons-nous jamais fait ? Ma fille n’était-elle pas un modèle de candeur et de piété, son père l’honneur même ? N’ai-je pas toujours vaillamment rempli mes devoirs d’épouse et de mère ? Pourquoi permettre qu’un misérable fasse de nous ses victimes ?… cette pauvre enfant surtout !… Quand je pense que sans le vol de ce notaire je n’aurais aucune crainte sur le sort de ma fille… Nous serions à cette heure dans notre maison, sans inquiétude pour l’avenir, seulement tristes et malheureuses de la mort de mon pauvre frère ; dans deux ou trois ans j’aurais songé à marier Claire, et j’aurais trouvé un homme digne d’elle, si bonne, si charmante, si belle !… Qui n’eût pas été heureux d’obtenir sa main ?… Je voulais d’ailleurs, me réservant une petite pension pour vivre auprès d’elle, lui abandonner en mariage tout ce que je possédais, cent mille écus au moins… car j’aurais pu encore faire quelques économies ; et quand une jeune personne aussi jolie, aussi bien élevée que mon enfant chérie, apporte en dot plus de cent mille écus… Puis, revenant par un douloureux contraste à la triste réalité de sa position, madame de Fermont s’écria dans une sorte de délire : – Mais il est pourtant impossible que, parce que le notaire le veut, je voie patiemment, ma fille réduite à la plus affreuse misère… elle qui avait droit à tant de félicité… Si les lois laissent ce crime impuni, je ne le laisserai pas, moi ; car, enfin, si le sort me pousse à bout… si je ne trouve pas moyen de sortir de l’atroce position où ce misérable m’a jetée avec mon enfant, je ne sais pas ce que je ferai… je serai capable de le tuer, cet homme… Après on me fera ce qu’on voudra… j’aurai pour moi toutes les mères… Oui… mais ma fille ?… ma fille ? La laisser seule, abandonnée, voilà ma terreur, voilà pourquoi je ne veux pas mourir… voilà pourquoi je ne puis pas tuer cet homme. Que deviendrait-elle ? elle a seize ans… elle est jeune et sainte comme un ange… mais elle est si belle… Mais l’abandon, mais la misère, mais la faim… quel effrayant-vertige tous ces malheurs réunis ne peuvent-ils pas causer à une enfant de cet âge… et alors… et alors dans quel abîme ne peut-elle pas tomber !… Oh ! c’est affreux… à mesure que je creuse ce mot : misère, j’y trouve d’épouvantables choses. La misère… la misère atroce pour tous, mais peut-être plus atroce pour ceux qui ont toute leur vie vécu dans l’aisance… Ce que je ne pardonne pas, c’est, en présence de tant de maux menaçants, de ne pouvoir vaincre un malheureux sentiment de fierté. Il me faudrait voir ma fille manquer absolument de pain pour me résigner à mendier… Comme je suis lâche… pourtant… Et elle ajouta avec une sombre amertume : – Ce notaire m’a réduite à l’aumône, il faut pourtant que je me rompe aux nécessités de ma position ; il ne s’agit plus de scrupules, de délicatesse, cela était, bon autrefois ; maintenant il faut que je tende la main pour ma fille et pour moi ; oui, si je ne trouve pas de travail… il faudra bien me résoudre à implorer la charité des autres, puisque le notaire l’a voulu… Il y a sans doute là-dedans une adresse, un art que l’expérience vous donne ; j’apprendrai… C’est un métier comme un autre,– ajouta-t-elle avec une sorte d’exaltation délirante. – Il me semble pourtant que j’ai tout ce qu’il faut pour intéresser des malheurs horribles, immérités, et une fille de seize ans… un ange… oui ; mais il faut savoir, il faut oser faire valoir ces avantages, j’y parviendrai. Après tout, de quoi me plaindrais-je ? s’écria-t-elle avec un-éclat de rire sinistre. – La fortune est-précaire, périssable… Le notaire m’aura au moins appris un état.
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