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La maison Toronthal
À Trieste, la « société » est presque nulle. Entre races différentes comme entre castes diverses, on se voit peu. Les fonctionnaires autrichiens ont la prétention d’occuper le premier rang, à quelque degré de la hiérarchie administrative qu’ils appartiennent. Ce sont, en général, des hommes distingués, instruits, bienveillants ; mais leur traitement est maigre, inférieur à leur situation, et ils ne peuvent lutter avec les négociants ou gens de finance. Ceux-ci, puisque les réceptions sont rares dans les familles riches, et que les réunions officielles font presque toujours défaut, sont donc obligés de se rejeter sur le luxe extérieur, – dans les rues de la ville, par la somptuosité de leurs équipages, – au théâtre, par l’opulence des toilettes et la profusion des diamants que leurs femmes exhibent dans les loges du Teatro Communale ou de l’Armonia.
Entre toutes ces opulentes familles, on citait à cette époque celle du banquier Silas Toronthal.
Le chef de cette maison, dont le crédit s’étendait bien au-delà du royaume austro-hongrois, était alors âgé de trente-sept ans. Il occupait avec Mme Toronthal, plus jeune que lui de quelques années, un hôtel de l’avenue d’Acquedotto.
Silas Toronthal passait pour être très riche, et il devait l’être. De hardies et heureuses spéculations de Bourse, un large courant d’affaires avec la Société du Lloyd autrichien et autres maisons considérables, d’importants emprunts dont l’émission lui avait été confiée, ne pouvaient avoir amené que beaucoup d’argent dans ses caisses. De là, un grand train de maison, qui le mettait très en évidence.
Cependant, ainsi que l’avait dit Sarcany à Zirone, il était possible que les affaires de Silas Toronthal fussent alors quelque peu embarrassées, – du moins momentanément. Qu’il eût reçu, sept ans avant, le contre-coup du trouble apporté dans la Banque et à la Bourse par la guerre franco-italienne, puis, plus récemment, par cette campagne que termina le désastre de Sadowa, que la baisse des fonds publics, à cette époque, sur les principales places de l’Europe et plus particulièrement celles du royaume austro-hongrois, Vienne, Pesth, Trieste, l’eussent sérieusement éprouvé, cela devait être. Alors, sans doute, l’obligation de rembourser les sommes, déposées chez lui en comptes courants, lui eût créé de graves embarras. Mais il s’était certainement relevé après cette crise, et, si ce qu’avait dit Sarcany était vrai, il fallait que de nouvelles spéculations trop hasardeuses eussent récemment compromis la solidité de sa maison.
Et, en effet, depuis quelques mois, Silas Toronthal, – moralement du moins, – avait beaucoup changé. Si maître qu’il fût de lui-même, sa physionomie s’était modifiée à son insu. Il n’était plus comme autrefois maître de lui. Des observateurs eussent remarqué qu’il n’osait regarder les gens en face, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, mais plutôt d’un oeil oblique et à demi fermé. Ces symptômes n’avaient pu échapper même à Mme Toronthal, femme maladive, sans grande énergie, absolument soumise, d’ailleurs, aux volontés de son mari, et qui ne connaissait que très superficiellement ses affaires.
Or, si quelque coup funeste menaçait sa maison de banque, il faut bien l’avouer, Silas Toronthal ne devait pas s’attendre à bénéficier de la sympathie publique. Qu’il eût de nombreux clients dans la ville, dans le pays, soit, mais, en réalité, il y comptait peu d’amis. Le haut sentiment qu’il avait de sa position, sa vanité native, l’air de supériorité qu’il prenait avec tous et affectait en toutes choses, cela n’était pas fait pour attirer à lui en dehors des relations d’affaires. D’ailleurs, les Triestains le tenaient pour un étranger, puisqu’il était originaire de Raguse, c’est-à-dire Dalmate de naissance. Aucuns liens de famille ne le rattachaient donc à cette ville, dans laquelle il était venu, il y a quelque quinze ans, jeter les fondements de sa fortune.
Telle était alors la situation de la maison Toronthal. Cependant, bien que Sarcany eût certains soupçons à cet égard, rien encore ne permettait de confirmer le bruit que les affaires du riche banquier fussent sérieusement embarrassées. Son crédit n’avait reçu aucune atteinte, ouvertement du moins. Aussi le comte Mathias Sandorf, après avoir réalisé ses fonds, n’avait-il pas hésité à lui confier une somme très considérable, – somme qui devait toujours être tenue à sa disposition, à la condition d’en donner avis vingt-quatre heures d’avance.
Peut-être s’étonnera-t-on que des rapports quelconques eussent pu s’établir entre cette maison de banque, notée parmi les plus honorables, et un personnage tel que Sarcany. Il en était ainsi, pourtant, et ces rapports remontaient à deux ou trois ans déjà.
À cette époque Silas Toronthal avait eu à traiter des affaires assez importantes avec la régence de Tripoli. Sarcany, sorte de courtier à toutes mains, très entendu dans les questions de chiffres, parvint à s’entremettre dans ces opérations, lesquelles, il faut bien le dire, ne laissaient pas d’être d’une nature assez suspecte. Il y avait eu là des questions inavouables de pots de vin, de commissions douteuses, de prélèvements peu honnêtes, dans lesquelles le banquier de Trieste n’avait pas voulu paraître en personne. Ce fut en ces circonstances que Sarcany devint l’agent de ces combinaisons véreuses, et rendit encore quelques autres services de ce genre à Silas Toronthal. De là, une occasion toute naturelle de mettre un pied dans la maison de banque. C’est plutôt la main qu’il convient de dire. Et, en effet, Sarcany, après avoir quitté la Tripolitaine, ne cessa de pratiquer une sorte de chantage vis-à-vis du banquier de Trieste. Non pas que Silas Toronthal fût absolument à sa merci. De ces opérations compromettantes il n’y avait aucune preuve matérielle. Mais la situation d’un banquier est délicate. Rien qu’un mot peut lui faire bien du mal. Or, Sarcany en savait assez pour qu’il fallût compter avec lui.
Silas Toronthal compta donc. Il lui en coûta même des sommes assez importantes, qui furent lestement dissipées, plus particulièrement dans les tripots, avec ce sans-gêne d’un aventurier qui ne se préoccupe pas de l’avenir. Sarcany, après l’avoir relancé jusqu’à Trieste, ne tarda pas à devenir si importun, si exigeant, que le banquier finit par se lasser et lui ferma tout crédit. Sarcany menaça. Silas Toronthal tint bon. Et il eut raison en cela, puisque le « maître chanteur » dut enfin s’avouer que, faute de preuves directes, il était désarmé ou à peu près.
Voilà pourquoi, depuis quelque temps, Sarcany et son honnête compagnon Zirone se trouvaient à bout de ressources, n’ayant pas même de quoi quitter la ville pour aller chercher fortune ailleurs. Mais on sait aussi que, dans le but de s’en débarrasser définitivement, Silas Toronthal venait de leur faire parvenir un dernier secours. Cette somme devait leur permettre d’abandonner Trieste pour retourner en Sicile, où Zirone était affilié à une association redoutable, qui exploitait les provinces de l’est et du centre. Le banquier pouvait donc espérer qu’il ne reverrait jamais son courtier de la Tripolitaine, qu’il n’entendrait même plus parler de lui. En cela, il se trompait, comme en bien d’autres choses.
C’était dans la soirée du 18 mai que les deux cents florins, envoyés par Silas Toronthal avec le petit mot qui accompagnait cet argent, avaient été adressés à l’hôtel où demeuraient les deux aventuriers.
Six jours après, le 24 du même mois, Sarcany se présentait à la maison de banque, il demandait à parler à Silas Toronthal, et telle fut son insistance que celui-ci dut consentir à le recevoir.
Le banquier était dans son bureau, dont Sarcany referma soigneusement la porte, dès qu’il y eut été introduit.
« Vous encore ! s’écria tout d’abord Silas Toronthal. Que venez-vous faire ici ? Je vous ai envoyé, et pour la dernière fois, une somme qui doit vous suffire à quitter Trieste ! Vous n’aurez plus jamais rien de moi, quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire ! Pourquoi n’êtes-vous pas parti ? Je vous préviens que je prendrai des mesures pour empêcher vos obsessions à l’avenir ! – Que me voulez-vous ? »
Sarcany avait très froidement reçu cette bordée à laquelle il était préparé. Son attitude n’était même plus celle qu’il prenait d’ordinaire, insolente et provocante, pendant ses dernières visites à la maison du banquier.
Non seulement il était parfaitement maître de lui-même, mais aussi très sérieux. Il venait d’approcher une chaise, sans qu’il eût été invité à s’asseoir ; puis, il attendit que la mauvaise humeur du banquier se fût dépensée en bruyantes récriminations, pour lui répondre.
« Eh bien parlerez-vous ? » reprit Silas Toronthal, qui, après quelques allées et venues dans son cabinet, venait de s’asseoir à son tour, mais sans parvenir à se maîtriser.
« J’attends que vous soyez plus calme, répondit tranquillement Sarcany, et j’attendrai tout le temps qu’il faudra.
– Que je sois calme ou non, peu importe ! Pour la dernière fois, que me voulez-vous ?
– Silas Toronthal, répondit Sarcany, il s’agit d’une affaire que j’ai à vous proposer.
– Je ne veux pas parler d’affaires avec vous, ni ne veux en traiter aucune ! s’écria le banquier. Il n’y a plus rien de commun entre vous et moi, et j’entends que vous quittiez Trieste aujourd’hui même, à l’instant, pour n’y jamais revenir !
– Je compte quitter Trieste, répondit Sarcany, mais je ne veux pas partir, avant de m’être acquitté envers votre maison !
– Vous acquitter ?... Vous ?... En me remboursant ?
– En vous remboursant intérêt, capital, sans compter une part dans les bénéfices de... »
Silas Toronthal haussa les épaules à cette proposition si inattendue, venant de Sarcany.
« Les sommes que je vous ai avancées, reprit-il, sont passées par profits et pertes ! Je vous tiens quitte, je ne vous réclame rien et suis au-dessus de pareilles misères !
– Et s’il me plaît de ne pas rester votre débiteur !
– Et s’il me plaît de rester votre créancier ! »
Cela dit, Silas Toronthal et Sarcany se regardèrent en face. Puis, Sarcany, haussant les épaules à son tour :
« Des phrases, tout cela, rien que des phrases ! reprit-il. Je vous le répète, je viens vous proposer une très sérieuse affaire.
– Aussi véreuse que sérieuse, sans doute ?
– Eh ! ce ne serait pas la première fois que vous auriez eu recours à moi pour traiter...
– Des mots, tout cela, rien que des mots ! répondit le banquier, en envoyant une riposte à l’insolente observation de Sarcany.
– Écoutez-moi, dit Sarcany, je serai bref.
– Et vous ferez bien.
– Si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas, nous n’en parlerons plus, et je m’en irai !
– D’ici ou de Trieste ?
– D’ici et de Trieste !
– Dès demain ?
– Dès ce soir !
– Parlez donc !
– Voici ce dont il s’agit, dit Sarcany. Mais, ajouta-t-il en se retournant, vous êtes sûr que personne ne peut nous entendre ?
– Vous tenez donc bien à ce que notre entretien soit secret ? répondit ironiquement le banquier.
– Oui, Silas Toronthal, car vous et moi nous allons tenir dans nos mains la vie de hauts personnages !
– Vous, peut-être ! Moi, non !
– Jugez-en ! Je suis sur la piste d’une conspiration. Quel est son but, je ne le sais encore. Mais, depuis la partie qui s’est jouée au milieu des plaines de la Lombardie, depuis l’affaire de Sadowa, tout ce qui n’est pas Autrichien peut avoir beau jeu contre l’Autriche. Or, j’ai quelque raison de penser qu’un mouvement se prépare, sans doute en faveur de la Hongrie, et dont nous pourrions profiter ! »
Silas Toronthal, pour toute réponse, se contenta de répondre d’un ton railleur :
« Je n’ai rien à tirer d’une conspiration...
– Si, peut-être !
– Et comment ?
– En la dénonçant !
– Voyons, expliquez-vous !
– Écoutez donc », reprit Sarcany.
Et il fit au banquier le récit de ce qui s’était passé au vieux cimetière de Trieste, comment il avait pu s’emparer d’un pigeon voyageur, la manière dont un billet chiffré – il en avait gardé le fac similé, – était tombé entre ses mains, de quelle façon il avait reconnu la maison du destinataire de ce billet. Il ajouta que depuis cinq jours, Zirone et lui s’étaient mis à épier tout ce qui se passait, sinon à l’intérieur, du moins à l’extérieur de cette maison. Quelques personnes s’y réunissaient le soir, toujours les mêmes, et n’y entraient pas sans grandes précautions. D’autres pigeons en étaient partis, d’autres y étaient arrivés, les uns allant vers le nord, les autres en venant. La porte de cette demeure était gardée par un vieux domestique, qui ne l’ouvrait pas volontiers et en surveillait soigneusement l’approche. Sarcany et son compagnon avaient même dû agir avec une certaine circonspection pour ne pas éveiller l’attention de cet homme. Et encore craignaient-ils d’avoir provoqué ses soupçons depuis quelques jours.