CHAPITRE I - … et l’Anglaise aux yeux bleus-2

1412 Words
Il saisit son chapeau et en arracha la coiffe de soie qu’il alla jeter par une fenêtre du couloir. Puis il revint prendre place au milieu du compartiment, se cala aussi entre ses deux oreillers, et rêvassa nonchalamment. La vie lui semblait charmante. Il était jeune. Des billets de banque, facilement gagnés, garnissaient son portefeuille. Vingt projets d’exécution certaine et de rapport fructueux fermentaient en son ingénieux cerveau. Et, le lendemain matin, il aurait en face de lui le spectacle passionnant et troublant d’une jolie femme qui s’éveille. Il y pensait avec complaisance. Dans son demi-sommeil il voyait les beaux yeux bleus couleur du ciel. Chose bizarre, ils se teintaient peu à peu de nuances imprévues, et devenaient verts, couleur des flots. Il ne savait plus trop si c’étaient ceux de l’Anglaise ou de la Parisienne qui le regardaient dans ce demi-jour indistinct. La jeune fille de Paris lui souriait gentiment. À la fin c’était bien elle qui dormait en face de lui. Et un sourire aux lèvres, la conscience tranquille, il s’endormit également. Les songes d’un homme dont la conscience est tranquille et qui entretient avec son estomac des relations cordiales ont toujours un agrément que n’atténuent même pas les cahots du chemin de fer. Raoul flottait béatement dans des pays vagues où s’allumaient des yeux bleus et des yeux verts, et le voyage était si agréable qu’il n’avait pas pris la précaution de placer en dehors de lui, et pour ainsi dire en faction, comme il le faisait toujours, une petite partie de son esprit. Ce fut un tort. En chemin de fer, on doit toujours se méfier, principalement lorsqu’il y a peu de monde. Il n’entendit donc point s’ouvrir la porte de la passerelle à soufflet qui servait de communication avec la voiture précédente (voiture numéro quatre) ni s’approcher à pas de loup trois personnages masqués et vêtus de longues blouses grises, qui firent halte devant son compartiment. Autre tort : il n’avait pas voilé l’ampoule lumineuse. S’il l’eût voilée à l’aide du rideau, les individus eussent été contraints d’allumer, pour accomplir leurs funestes desseins, et Raoul se fût réveillé en sursaut. De sorte que, en fin de compte, il n’entendit ni ne vit rien. Un des hommes, revolver au poing, demeura, comme une sentinelle, dans le couloir. Les deux autres, en quelques signes, se partagèrent la besogne, et tirèrent de leurs poches des casse-tête. L’un frapperait le premier voyageur, l’autre celui qui dormait sous une couverture. L’ordre d’attaque se donna à voix basse, mais, si bas que ce fût, Raoul en perçut le murmure, se réveilla, et, instantanément raidit ses jambes et ses bras. Parade inutile. Le casse-tête s’abattait sur son front et l’assommait. Tout au plus put-il sentir qu’on le saisissait à la gorge, et put-il apercevoir qu’une ombre passait devant lui et se ruait sur miss Bakefield. Dès lors, ce fut la nuit, les ténèbres épaisses, où, perdant pied comme un homme qui se noie, il n’eut plus que ces impressions incohérentes et pénibles qui remontent plus tard à la surface de la conscience, et avec lesquelles la réalité se reconstitue dans son ensemble. On le ligota, on le bâillonna énergiquement, et on lui enveloppa la tête d’une étoffe rugueuse. Ses billets de banque furent enlevés. – Bonne affaire, souffla une voix. Mais tout ça, c’est des « hors-d’œuvre ». As-tu ficelé l’autre ? – Le coup de matraque a dû l’étourdir. Il faut croire que le coup n’avait pas étourdi « l’autre » suffisamment, et que le fait d’être ficelé ne lui convenait pas, car il y eut des jurons, un bruit de bousculade, une bataille acharnée qui remuait toute la banquette… et puis des cris… des cris de femme… – Crénom, en voilà une g***e ! reprit sourdement une des voix. Elle griffe… elle mord… Mais, dis donc, tu la reconnais, toi ? – Dame c’est plutôt à toi de le dire. – Que je la fasse taire d’abord ! Il employa de tels moyens qu’elle se tut, en effet, peu à peu. Les cris s’atténuèrent, devinrent des hoquets, des plaintes. Elle luttait cependant, et cela se passait tout contre Limézy, qui sentait, comme dans un cauchemar, tous les efforts de l’attaque et de la résistance. Et subitement cela prit fin. Une troisième voix, qui venait du couloir, celle de l’homme en faction évidemment, ordonna, sur un ton étouffé : – Halte !… mais lâchez-la donc. Vous ne l’avez toujours pas tuée, hein ? – Ma foi, j’ai bien peur… En tout cas on pourrait la fouiller. – Halte et silence, nom de D… Les deux agresseurs sortirent. On se querella et on discuta dans le couloir, et Raoul, qui commençait à se ranimer et à bouger, surprit ces mots « Oui… plus loin…, le compartiment du bout… Et, vivement !… le contrôleur pourrait venir… » Un des trois bandits se pencha sur lui : – Toi, si tu remues, tu es mort. Tiens-toi tranquille. Le trio s’éloigna vers l’extrémité opposée, où Raoul avait remarqué la présence de deux voyageurs. Déjà il essayait de desserrer ses liens, et, par des mouvements de mâchoire, de déplacer son bâillon. Près de lui, l’Anglaise gémissait, de plus en plus faiblement, ce qui le désolait. De toutes ses forces, il cherchait à se libérer, avec la crainte qu’il ne fût trop tard pour sauver la malheureuse. Mais ses liens étaient solides et durement noués. Cependant, l’étoffe qui l’aveuglait, mal attachée, tomba soudain. Il aperçut la jeune fille à genoux, les coudes sur la banquette, et le regardant avec des yeux qui n’y voyaient pas. Au loin, des détonations claquèrent. Les trois bandits masqués et les deux voyageurs devaient se battre dans le compartiment du bout. Presque aussitôt, un des bandits passa au galop, une petite valise à la main et les gestes désordonnés. Depuis une ou deux minutes, le train avait ralenti. Il était probable que des travaux de réparation effectués sur la voie, retardaient sa marche, et de là provenait le moment choisi pour l’agression. Raoul était désespéré. Tout en se raidissant contre ses cordes impitoyables, il réussit à dire à la jeune fille, malgré son bâillon : – Tenez bon, je vous en prie… Je vais vous soigner… Mais qu’y a-t-il ? Qu’éprouvez-vous ? Les bandits avaient dû serrer outre mesure la gorge de la jeune fille, et lui briser le cou, car sa face, tachetée de plaques noires et convulsée, présentait tous les symptômes de l’asphyxie. Raoul eut la notion immédiate qu’elle était près de mourir. Elle haletait et tremblait des pieds à la tête. Son buste se ploya vers le jeune homme. Il perçut le souffle rauque de sa respiration, et, parmi des râles d’épuisement, quelques mots qu’elle bégayait en anglais : – Monsieur… monsieur… écoutez-moi… je suis perdue. – Mais non, dit-il, bouleversé. Essayez de vous relever… d’atteindre la sonnette d’alarme. Elle n’avait pas de force. Et aucune chance ne restait pour que Raoul parvînt à se dégager, malgré l’énergie surhumaine de ses efforts. Habitué comme il l’était à faire triompher sa volonté, il souffrait horriblement d’être ainsi le spectateur impuissant de cette mort affreuse. Les évènements échappaient à sa domination et tourbillonnaient autour de lui dans un vertige de tempête. Un deuxième individu masqué repassa, chargé d’un sac de voyage, et tenant un revolver. Il en venait un troisième par derrière. Là-bas, sans doute, les deux voyageurs avaient succombé et, comme on avançait de plus en plus lentement, au milieu des travaux, les meurtriers allaient s’enfuir tranquillement. Or, à la grande surprise de Limézy, ils s’arrêtèrent net, en face même du compartiment, comme si un obstacle redoutable se dressait tout à coup devant eux. Raoul supposa que quelqu’un surgissait à l’entrée de la passerelle à soufflet… peut-être le contrôleur, au cours d’une ronde. Tout de suite, en effet, il y eut des éclats de voix, puis, brusquement, la lutte. Le premier des individus ne put même pas se servir de son arme, qui lui échappa des mains. Un employé, vêtu d’un uniforme, l’avait assailli, et ils roulèrent tous deux sur le tapis, tandis que le complice, un petit qui semblait tout mince dans sa blouse grise tachée de sang, et dont toute la tête se dissimulait sous une casquette trop large, à laquelle était attaché un masque de lustrine noire, essayait de dégager son camarade. – Hardi, le contrôleur ! cria Raoul exaspéré… voilà du secours Mais le contrôleur faiblissait, une de ses mains immobilisée par le plus petit des complices. L’autre homme reprit le dessus et martela la figure de l’employé d’une grêle de coups de poing. Alors le plus petit se releva, et, comme il se relevait, son masque fut accroché et tomba, entraînant la casquette trop large. D’un geste vif, il se recouvrit de l’un et de l’autre. Mais Raoul avait eu le temps d’apercevoir les cheveux blonds et l’adorable visage, effaré et livide, de l’inconnue aux yeux verts, rencontrée, l’après-midi, dans la pâtisserie du boulevard Haussmann. La tragédie prenait fin. Les deux complices se sauvèrent. Raoul, frappé de stupeur, assista sans un mot au long et pénible manège du contrôleur qui réussit à monter sur la banquette et à tirer le signal d’alarme. L’Anglaise agonisait. Dans un dernier soupir, elle balbutia encore des mots incohérents : – Pour l’amour de Dieu… écoutez-moi… il faut prendre… il faut prendre… – Quoi ? je vous promets… – Pour l’amour de Dieu… prenez ma sacoche… e*****z les papiers… Que mon père ne sache rien… Elle renversa la tête et mourut… Le train stoppa.
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