CHAPITRE V-1

2001 Words
CHAPITRE V Le lendemain, la vieille M me Rougon, la mère de Marthe, vint rendre visite aux Mouret. C’était là tout un gros événement, car il y avait un peu de brouille entre le gendre et les parents de sa femme, surtout depuis l’élection du marquis de Lagrifoul, que ceux-ci l’accusaient d’avoir fait réussir par son influence dans les campagnes. Marthe allait seule chez ses parents. Sa mère, « cette noiraude de Félicité », comme on la nommait, était restée, à soixante-six ans, d’une maigreur et d’une vivacité de jeune fille. Elle ne portait plus que des robes de soie, très chargées de volants, et affectionnait particulièrement le jaune et le marron. Ce jour-là, quand elle se présenta, il n’y avait que Marthe et Mouret dans la salle à manger. « Tiens ! dit ce dernier très surpris, c’est ta mère… Qu’est-ce qu’elle nous veut donc ? Il n’y a pas un mois qu’elle est venue… Encore quelque manigance, c’est sûr. » Les Rougon, dont il avait été le commis, avant son mariage, lorsque leur étroite boutique du vieux quartier sentait la faillite, étaient le sujet de ses éternelles défiances. Ils lui rendaient d’ailleurs une solide et profonde rancune, détestant surtout en lui le commerçant qui avait fait promptement de bonnes affaires. Quand leur gendre disait : « Moi, je ne dois ma fortune qu’à mon travail », ils pinçaient les lèvres, ils comprenaient parfaitement qu’il les accusait d’avoir gagné la leur dans des trafics inavouables. Félicité, malgré sa belle maison de la place de la Sous-Préfecture, enviait sourdement le petit logis tranquille des Mouret, avec la jalousie féroce d’une ancienne marchande qui ne doit pas son aisance à ses économies de comptoir. Félicité baisa Marthe au front, comme si celle-ci avait toujours eu seize ans. Elle tendit ensuite la main à Mouret. Tous deux causaient d’ordinaire sur un ton aigre-doux de moquerie. « Eh bien ! lui demanda-t-elle en souriant, les gendarmes ne sont donc pas encore venus vous chercher, révolutionnaire ? – Mais non, pas encore, répondit-il en riant également. Ils attendent pour ça que votre mari leur donne des ordres. – Ah ! c’est très joli, ce que vous dites là », répliqua Félicité, dont les yeux flambèrent. Marthe adressa un regard suppliant à Mouret ; il venait d’aller vraiment trop loin. Mais il était lancé, il reprit : « Véritablement, nous ne songeons à rien ; nous vous recevons là, dans la salle à manger. Passons au salon, je vous en prie. » C’était une de ses plaisanteries habituelles. Il affectait les grands airs de Félicité, lorsqu’il la recevait chez lui. Marthe eut beau dire qu’on était bien là, il fallut qu’elle et sa mère le suivissent dans le salon. Et il s’y donna beaucoup de peine, ouvrant les volets, poussant des fauteuils. Le salon, où l’on n’entrait jamais, et dont les fenêtres restaient le plus souvent fermées, était une grande pièce abandonnée, dans laquelle traînait un meuble à housses blanches, jaunies par l’humidité du jardin. « C’est insupportable, murmura Mouret, en essuyant la poussière d’une petite console, cette Rose laisse tout à l’abandon. » Et, se tournant vers sa belle-mère, d’une voix où l’ironie perçait : « Vous nous excusez de vous recevoir ainsi dans notre pauvre demeure… Tout le monde ne peut pas être riche. » Félicité suffoquait. Elle regarda un instant Mouret fixement près d’éclater ; puis, faisant effort, elle baissa lentement les paupières ; quand elle les releva, elle dit d’une voix aimable : « Je viens de souhaiter le bonjour à M me de Condamin, et je suis entrée pour savoir comment va la petite famille… Les enfants se portent bien, n’est-ce pas ? et vous aussi, mon cher Mouret ? – Oui, tout le monde se porte à merveille », répondit-il, étonné de cette grande amabilité. Mais la vieille dame ne lui laissa pas le temps de remettre la conversation sur un ton hostile. Elle questionna affectueusement Marthe sur une foule de riens, elle se fit bonne grand-maman, grondant son gendre de ne pas lui envoyer plus souvent « les petits et la petite ». Elle était si heureuse de les voir ! « Ah ! vous savez, dit-elle enfin négligemment, voici octobre ; je vais reprendre mon jour, le jeudi, comme les autres saisons… Je compte sur toi, n’est-ce pas, ma chère Marthe ?… Et vous, Mouret, ne vous verra-t-on pas quelquefois, nous bouderez-vous toujours ? » Mouret, que le caquetage attendri de sa belle-mère finissait par troubler, resta court sur la riposte. Il ne s’attendait pas à ce coup, il ne trouva rien de méchant, se contentant de répondre : « Vous savez bien que je ne puis pas aller chez vous… Vous recevez un tas de personnages qui seraient enchantés de m’être désagréables. Puis, je ne veux pas me fourrer dans la politique. – Mais vous vous trompez, répliqua Félicité, vous vous trompez, entendez-vous, Mouret ! Ne dirait-on pas que mon salon est un club ? C’est ce que je n’ai pas voulu. Toute la ville sait que je tâche de rendre ma maison aimable. Si l’on cause politique chez moi, c’est dans les coins, je vous assure. Ah bien ! la politique, elle m’a assez ennuyée, autrefois… Pourquoi dites-vous cela ? – Vous recevez toute la b***e de la sous-préfecture, murmura Mouret d’un air maussade. – La b***e de la sous-préfecture ? répéta-t-elle ; la b***e de la sous-préfecture… Sans doute, je reçois ces messieurs. Je ne crois pourtant pas qu’on rencontre souvent chez moi M. Péqueur des Saulaies, cet hiver ; mon mari lui a dit son fait, à propos des dernières élections. Il s’est laissé jouer comme un niais… Quant à ses amis, ce sont des hommes de bonne compagnie. M. Delangre, M. de Condamin sont très aimables, ce brave Paloque est la bonté même, et vous n’avez rien à dire, je pense, contre le docteur Porquier. » Mouret haussa les épaules. « D’ailleurs, continua-t-elle en appuyant ironiquement sur ses paroles, je reçois aussi la b***e de M. Rastoil, le digne M. Maffre et notre savant ami M. de Bourdeu, l’ancien préfet… Vous voyez bien que nous ne sommes pas exclusifs, toutes les opinions sont accueillies chez nous. Mais comprenez donc que je n’aurais pas quatre chats, si je choisissais mes invités dans un parti ! Puis nous aimons l’esprit partout où il se trouve, nous avons la prétention d’avoir à nos soirées tout ce que Plassans renferme de personnes distinguées… Mon salon est un terrain neutre ; retenez bien cela, Mouret ; oui, un terrain neutre, c’est le mot propre. » Elle s’était animée en parlant. Chaque fois qu’on la mettait sur ce sujet, elle finissait par se fâcher. Son salon était sa grande gloire ; comme elle le disait, elle voulait y trôner, non en chef de parti, mais en femme du monde. Il est vrai que les intimes prétendaient qu’elle obéissait à une tactique de conciliation, conseillée par son fils Eugène, le ministre, qui la chargeait de personnifier, à Plassans, les douceurs et les amabilités de l’Empire. « Vous direz ce que vous voudrez, mâcha sourdement Mouret, votre Maffre est un calotin, votre Bourdeu, un imbécile, et les autres sont des gredins, pour la plupart. Voilà ce que je pense… Je vous remercie de votre invitation, mais ça me dérangerait trop. J’ai l’habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chez moi. » Félicité se leva, tourna le dos à Mouret, disant à sa fille : « Je compte toujours sur toi, n’est-ce pas, ma chérie ? – Certainement », répondit Marthe, qui voulait adoucir le refus brutal de son mari. La vieille dame s’en allait, lorsqu’elle parut se raviser. Elle demanda à embrasser Désirée, qu’elle avait aperçue dans le jardin. Elle ne voulut pas même qu’on appelât l’enfant ; elle descendit sur la terrasse, encore toute mouillée d’une légère pluie tombée le matin. Là, elle fut pleine de caresses pour sa petite-fille, qui restait un peu effarouchée devant elle ; puis, levant la tête comme par hasard, regardant les rideaux du second, elle s’écria : « Tiens ! vous avez loué ?… Ah ! oui, je me souviens, à un prêtre, je crois. J’ai entendu parler de ça… Quel homme est-ce, ce prêtre ? » Mouret la regarda fixement. Il eut comme un rapide soupçon, il pensa qu’elle était venue uniquement pour l’abbé Faujas. « Ma foi, dit-il sans la quitter des yeux, je n’en sais rien… Mais vous allez peut-être pouvoir me donner des renseignements, vous ? – Moi ? s’écria-t-elle d’un grand air de surprise. Eh ! je ne l’ai jamais vu… Attendez, je sais qu’il est vicaire à Saint-Saturnin ; c’est le père Bourrette qui m’a dit ça. Et tenez, cela me fait penser que je devrais l’inviter à mes jeudis. Je reçois déjà le directeur du grand séminaire et le secrétaire de Monseigneur. » Puis, se tournant vers Marthe : « Tu ne sais pas, quand tu verras ton locataire, tu devrais le sonder, de façon à me dire si une invitation lui serait agréable. – Nous ne le voyons presque pas, se hâta de répondre Mouret. Il entre et il sort sans ouvrir la bouche… Puis, ce ne sont pas mes affaires. » Et il continuait à l’examiner d’un air défiant. Certainement elle en savait plus long sur l’abbé Faujas qu’elle ne voulait en conter. D’ailleurs, elle ne bronchait pas sous l’examen attentif de son gendre. « Ça m’est égal, après tout, reprit-elle avec une aisance parfaite. Si c’est un homme convenable, je trouverai toujours une manière de l’inviter… Au revoir, mes enfants. » Elle remontait le perron, lorsqu’un grand vieillard se montra sur le seuil du vestibule. Il avait un paletot et un pantalon de drap bleu très propres, avec une casquette de fourrure rabattue sur les yeux. Il tenait un fouet à la main. « Eh ! c’est l’oncle Macquart ! » cria Mouret, en jetant un coup d’œil curieux sur sa belle-mère. Félicité avait fait un geste de vive contrariété. Macquart, frère bâtard de Rougon, était rentré en France, grâce à celui-ci, après s’être compromis dans le soulèvement des campagnes, en 1851. Depuis son retour du Piémont, il menait une vie de bourgeois gras et renté. Il avait acheté, on ne savait avec quel argent, une petite maison située au village des Tulettes, à trois lieues de Plassans. Peu à peu, il s’était nippé ; il avait même fini par faire l’emplette d’une carriole et d’un cheval, si bien qu’on ne rencontrait plus que lui sur les routes, fumant sa pipe, buvant le soleil, ricanant d’un air de loup rangé. Les ennemis des Rougon disaient tout bas que les deux frères avaient commis quelque mauvais coup ensemble, et que Pierre Rougon entretenait Antoine Macquart. « Bonjour, l’oncle, répétait Mouret avec affectation ; vous venez donc nous faire une petite visite ? – Mais oui, répondit Macquart d’un ton bon enfant. Tu sais, chaque fois que je passe à Plassans… Ah ! par exemple, Félicité, si je m’attendais à vous trouver ici ! J’étais venu pour voir Rougon, j’avais quelque chose à lui dire… – Il était à la maison, n’est-ce pas ? interrompit-elle avec une vivacité inquiète. C’est bien, c’est bien, Macquart. – Oui, il était à la maison, continua tranquillement l’oncle ; je l’ai vu, et nous avons causé. C’est un bon enfant, Rougon. » Il eut un léger rire. Et tandis que Félicité piétinait d’anxiété, il reprit de sa voix traînante, si étrangement brisée, qu’il semblait toujours se moquer du monde : « Mouret, mon garçon, je t’ai apporté deux lapins ; ils sont là dans un panier. Je les ai donnés à Rose… J’en avais aussi deux pour Rougon ; vous les trouverez chez vous, Félicité, et vous m’en direz des nouvelles. Ah ! les gredins, sont-ils gras ! Je les ai engraissés pour vous… Que voulez-vous, mes enfants ? moi, ça me fait plaisir, de faire des cadeaux. » Félicité était toute pâle, les lèvres serrées, tandis que Mouret continuait à la regarder avec un rire en dessous. Elle aurait bien voulu se retirer ; mais elle craignait les bavardages, si elle laissait Macquart derrière elle. « Merci, l’oncle, dit Mouret. La dernière fois, vos prunes étaient joliment bonnes… Vous boirez bien un coup ? – Mais ça n’est pas de refus. » Et, quand Rose lui eut apporté un verre de vin, il s’assit sur la rampe de la terrasse. Il but le verre avec lenteur, faisant claquer sa langue, regardant le vin au jour. « Ça vient du quartier de Saint-Eutrope, ce vin-là, murmura-t-il. Ce n’est pas moi qu’on tromperait. Je connais drôlement le pays. » Il branlait la tête, ricanant. Alors, brusquement, Mouret lui demanda, avec une intention particulière dans la voix : « Et aux Tulettes, comment va-t-on ? » Il leva les yeux, regarda tout le monde ; puis, faisant une dernière fois claquer la langue, posant le verre à côté de lui, sur la pierre, il répondit négligemment : « Pas mal… J’ai eu de ses nouvelles avant-hier. Elle se porte toujours la même chose. » Félicité avait tourné la tête. Il y eut un silence. Mouret venait de mettre le doigt sur une des plaies vives de la famille, en faisant allusion à la mère de Rougon et de Macquart, enfermée depuis plusieurs années comme folle, à la maison des aliénés des Tulettes. La petite propriété de Macquart était voisine, et il semblait que Rougon eût posté là le vieux drôle pour veiller sur l’aïeule. « Il se fait tard, finit par dire ce dernier en se levant ; il faut que je sois rentré avant la nuit… Dis donc, Mouret, mon garçon, je compte sur toi pour un de ces jours. Tu m’avais bien promis de venir. – J’irai, l’oncle, j’irai. – Ce n’est pas ça, je veux que tout le monde vienne ; entends-tu ? tout le monde… Je m’ennuie là-bas tout seul. Je vous ferai la cuisine. »
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD