CHAPITRE DEUX

1788 Words
CHAPITRE DEUX Erec se tenait debout au sommet de la colline, à l'orée de la forêt, et regardait la petite armée s'approcher. À cette vue, son cœur s'enflammait. Il était né pour une journée comme celle-ci. Au cours de certaines batailles, la frontière se brouille entre le juste et l'injuste – mais pas ce jour-là. Sans vergogne, le seigneur de Baluster avait emporté sa fiancée et s'en était vanté sans montrer le moindre remords. On lui avait fait savoir qu’il avait commis un crime, on lui avait donné une chance de réparer ses erreurs et il avait refusé. Il était le seul responsable de son propre malheur. Ses hommes auraient dû le laisser – surtout maintenant qu'il était mort. Mais ils étaient là, montés sur leurs chevaux, des centaines d'entre eux, des mercenaires entretenus par ce petit seigneur, tous décidés à tuer Erec, pour la simple raison qu'ils avaient été payés pour le faire. Ils le chargèrent, vêtus de leurs armures vertes étincelantes, et poussèrent un cri de guerre. Comme s'ils pouvaient l'effrayer... Erec n'avait pas peur. Il avait déjà connu bien des batailles comme celle-ci. S'il avait appris quelque chose au cours de ses années d'entraînement, c'était bien de ne jamais avoir peur de défendre une juste cause. La justice, il l'avait appris, ne l'emportait pas toujours, mais elle donnait au moins à son défenseur la force de dix hommes. Ce n'était pas de la peur que ressentait Erec en voyant fondre sur lui les centaines de cavaliers et en songeant qu’il allait probablement mourir. C'était plutôt une sorte d'attente. On lui donnait la chance de trouver sa fin de la plus honorable des manières et c'était un cadeau. Il avait fait vœu de gloire et, aujourd'hui, cette promesse réclamait son dû. Erec tira son épée et dévala le coteau, courant au devant de l'armée qui le chargeait. À cet instant, il aurait aimé plus que tout chevaucher dans la bataille sur le dos de son fidèle coursier, Warkfin, mais il ressentait aussi un sentiment de paix en sachant que Warkfin ramenait Alistair à Savaria pour la placer sous la protection de la cour du Duc. À cinquante mètres à peine des soldats, Erec prit de la vitesse, filant comme une flèche vers le chef des chevaliers, au milieu de la troupe. Ils ne ralentirent pas l’allure et lui non plus. Erec se prépara au choc. Erec savait qu'il disposait d’un avantage : il était physiquement impossible que trois cents hommes attaquent tous en même temps un seul adversaire. Son entraînement lui avait appris qu'au plus, six cavaliers seulement pouvaient affronter le même ennemi. Erec préférait voir les choses de cette façon : il ne combattait pas trois cents mercenaires, mais seulement six à la fois. Tant qu'il pourrait tuer les six hommes qui lui feraient face, encore et encore, il aurait une chance de l'emporter. La question était de savoir s'il avait assez d'endurance pour tenir jusqu'à la fin. Comme Erec dévalait la colline, il tira de sa ceinture l'arme qui lui serait la plus utile : un fléau muni d'une chaîne de dix mètres, au bout de laquelle pendait une masse métallique hérissée de pointes. C'était l'arme parfaite pour tendre une embuscade – ou pour tirer parti d’une situation comme celle-ci. Il attendit le dernier moment, pour que l'armée n'ait pas le temps de réagir, puis brandit le fléau très haut au-dessus de sa tête et le fit tournoyer avant de le lancer avec force en travers du champ de bataille. Il visa un petit arbre et la chaîne hérissée de pointes fila dans la prairie. La masse s'enroula plusieurs fois autour du tronc et se fixa fermement. Erec tomba à genoux pour éviter les lances sur le point de voler dans les airs et, levant le fléau au-dessus de sa tête, s'y cramponna de toutes ses forces. Il avait parfaitement choisi son moment : l'armée n'aurait plus le temps de réagir. Les cavaliers le virent à la dernière seconde et voulurent arrêter leurs chevaux, mais ils allaient trop vite et c'était trop tard. La première ligne se précipita sur la chaîne hérissée de pointes qui faucha les jambes des chevaux. Les cavaliers tombèrent tête la première, avant de se faire écraser par leurs propres montures. Ils s'amoncelèrent par douzaines dans le plus grand chaos. Erec n'eut pas le temps d'apprécier les dommages qu'il venait de créer : un flanc de l'armée tournait et se jetait sur lui, chargeant au son d'un cri de guerre, et Erec roula sur ses pieds pour les accueillir. Comme le chef de ces chevaliers levait un javelot, Erec profita de son avantage : il n'avait pas de cheval et ne pouvait donc pas se mesurer à leur hauteur, mais il pouvait prendre appui sur le sol sous ses pieds. Il plongea à terre, fit une roulade et leva son épée, entaillant les jambes du cheval qui tomba sur les genoux. Son cavalier bascula tête la première, avant même d'avoir eu le temps d’utiliser son javelot. Erec fit une nouvelle roulade, évitant la ruée des chevaux qui furent obligés de faire un écart pour éviter le destrier abattu. Cependant, beaucoup trébuchèrent sur le cadavre de l'animal. Des douzaines s'écrasèrent à leur tour, soulevant un nuage de poussière et formant un obstacle au milieu du champ de bataille. Voilà exactement ce que Erec avait espéré : de la poussière et de la confusion, des hommes et leurs montures tombés en masse. Il sauta sur ses pieds et leva son épée pour bloquer une lame qui s’abattait sur lui. Il se retourna et contra un javelot, puis une lance, puis une hache. Il se défendit contre les coups qui se mirent à pleuvoir de toutes parts... Il ne tiendrait pas longtemps. Pour avoir la moindre chance de l’emporter, il fallait attaquer. Erec fit une roulade, déplia son corps, s'appuya sur un genou et jeta son épée comme une lance. Elle vola dans les airs et se planta dans la poitrine de l'un de ses plus proches assaillants. Les yeux de celui-ci s'ouvrirent grand, puis il chavira sur le côté, mort, à bas de son cheval. Erec saisit cette opportunité pour sauter sur la selle laissée vide, arrachant le fléau des mains du soldat qu’il venait de tuer. C'était une arme superbe et Erec avait précisément visé cet homme pour se l’approprier. Le manche était en argent, long, clouté. La chaîne mesurait un peu plus d’un mètre et elle était munie de trois masses hérissées de pointes. Erec recula et fit tournoyer le fléau au-dessus de sa tête, arrachant les armes des mains de ses assaillants, puis jetant les cavaliers à bas de leurs montures. Erec balaya du regard le champ de bataille et contempla les nombreux dommages qu'il avait causés. Presque une centaine de chevaliers à terre… Mais les autres, deux cents hommes au moins, se regroupaient et chargeaient à nouveau – et ils semblaient tous bien déterminés. Erec chevaucha à leur rencontre. Un homme contre deux cents. Il poussa à son tour un cri de guerre, tout en levant son fléau plus haut encore, priant Dieu que sa force lui demeure jusqu'au bout. * Alistair pleurait en se cramponnant de toute son âme à Warkfin, qui l'emportait au grand galop sur la route trop familière de Savaria. Elle avait crié et lutté sur son dos tout le long du chemin, pour essayer de lui faire faire demi-tour et retourner auprès de Erec. L'animal n'écoutait pas. Elle n'avait encore jamais vu de cheval comme celui-ci : non seulement il obéissait au doigt et à l'œil aux ordres de son maître, mais il ne laisserait également personne lui faire changer d’avis. Il était visiblement bien décidé à emmener Alistair où Erec l'avait ordonné – elle ne put rien y changer et finit par se résigner. En passant la porte de Savaria, une cité où elle avait vécu si longtemps en tant que servante, Alistair se sentit balayée par une myriade d’émotions contradictoires. Bien sûr, ici, tout lui était familier, mais l'endroit lui rappelait également des mauvais souvenirs : elle avait été persécutée par un aubergiste et certaines choses s’étaient ensuite mal passées… Elle avait tant souhaité partir avec Erec et commencer une nouvelle vie avec lui, loin d’ici. Elle se sentait en sécurité derrière ces murs, mais son inquiétude ne faisait maintenant que grandir. Erec, seul, là-bas, face à cette armée… L’idée seule la rendait malade. Elle avait un très mauvais pressentiment. En voyant que Warkfin ne ferait jamais demi-tour, elle avait compris que la meilleure chose à faire serait d'envoyer de l'aide à Erec. Il lui avait demandé de rester à l'abri – pourtant, c'était bien la dernière chose qu'elle comptait faire. Elle était fille de roi, après tout, et elle n'était pas du genre à fuir la confrontation ou à laisser la peur dicter sa conduite. Alistair et Erec s’étaient bien trouvés : aussi nobles et déterminés l’un que l’autre. Si quelque chose lui arrivait, elle ne se le pardonnerait jamais. Alistair connaissait bien la cité royale et dirigea immédiatement Warkfin en direction du château du Duc. Comme ils se trouvaient derrière les murs, l'animal se mit à lui obéir. Alistair galopa jusqu'à l'entrée du château, mit pied à terre et courut pour éviter les serviteurs. Elle se faufila entre leurs mains tendues et fila à travers les couloirs de marbre qu'elle connaissait si bien après ses années de service. Elle poussa de l'épaule les grandes portes royales menant à la salle du conseil, les ouvrit avec fracas et surgit au milieu de la séance. Plusieurs membres du conseil se tournèrent vers elle, tous arborant les couleurs royales. Le Duc était assis au milieu d'eux, flanqué de quelques chevaliers. Sur leurs visages, le choc. Visiblement, elle avait interrompu une discussion importante. — Qui es-tu, femme ? l'interpella une voix. — Qui ose interrompre les affaires officielles du Duc ? cria un autre. — Je la reconnais, dit le Duc en se levant. — Moi aussi, dit Brandt que Alistair reconnut comme étant l'ami de Erec. Vous êtes Alistair, n'est-ce pas ? demanda-t-il. La nouvelle épouse de Erec ? Elle courut vers lui, en larmes, et prit ses mains entre les siennes. — S'il vous plaît, mon seigneur, aidez-moi. C'est à propos de Erec ! — Que s'est-il passé ? demanda le Duc, alarmé. — Il est en grand danger. À l'instant où l'on parle, il affronte seul une armée ! Il ne voulait pas que je reste. S'il vous plaît ! Il a besoin d'aide ! Sans prononcer un mot de plus, tous les chevaliers sautèrent sur leurs pieds et partirent en courant. Pas un ne montra la moindre hésitation. Alistair fit volte-face et les suivit. — Restez ici ! l'exhorta Brandt. — Jamais ! dit-elle en courant à ses côtés. Je vous mènerai à lui ! Tous ensemble, ils parcoururent les couloirs et passèrent les portes du château. Un groupe de chevaux les attendait. Chacun monta sur son destrier sans la moindre hésitation. Alistair sauta sur le dos de Warkfin, l'éperonna et mena le groupe, aussi pressée de partir que tous les autres. Alors qu’ils s'élançaient à travers la cour, des soldats se rassemblaient et montaient à leur tour sur des chevaux pour les rejoindre. Au moment de passer les portes de Savaria, un large contingent d'au moins cent hommes accompagnait Alistair, Brandt et le Duc et leur nombre ne cessait de croître. — Si Erec se rend compte que vous chevauchez avec nous, il aura ma tête, dit Brandt à ses côtés. S'il vous plaît, gente dame, dites-nous où il se trouve. Mais Alistair secoua la tête d'un air buté, refoulant ses larmes, poussant son cheval, concentrée seulement sur le puissant grondement des cavaliers autour d'elle. — Je préfère mourir que d'abandonner Erec !
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