II - Profil du héros

1331 Words
II Profil du hérosTout entier à la préoccupation d’un fait qui lui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayait vainement de dissimuler sous des manières calmes et dignes, Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, à une heure donnée, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s’y rencontra avec un autre de ses amis, un nommé Henri de Villiers, lequel, que ce fût à cause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, ou d’autre chose encore, se posait en défenseur intrépide du passé. Bien que lié avec lui, Max ne l’en trouvait pas moins tout aussi peu logique qu’un homme qui donnerait, à tout bout de champ, ses péchés de jeunesse en exemple aux errements d’un autre âge. De Villiers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait faire défaut, était loin d’avoir l’humeur charitable. Mais il se piquait de mener une vie conforme aux principes qu’il confessait, et ses opinions et ses actes en recevaient un lustre d’honnêteté que Destroy ne pouvait méconnaître. Causant de choses et d’autres, ils avaient déjà mesuré nombre de fois, de bout en bout, à pas comptés, l’allée de l’Observatoire, quand ils se croisèrent avec un promeneur qui dévia de son chemin pour venir à eux. « Mais c’est Clément ! » s’écria Max en devançant brusquement de Villiers pour être plus tôt auprès du nouveau venu. Dans les mystères de notre nature, à la vue de certains hommes, nous sommes parfois assaillis d’impressions pénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pas toujours à justifier l’antipathie instinctive qu’ils soulèvent ; on dirait qu’il se dégage de leur vie un fluide qui les enveloppe d’une atmosphère où l’on ne peut respirer sans malaise. Destroy accostait précisément un individu de ce genre. De taille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses bras d’athlète, sa carrure, éveillaient des idées de santé et de force que démentaient bientôt une figure cadavéreuse dont les plans à vives arêtes, les plis profonds, les ravages, l’impassibilité, rappelaient ces joujoux en sapin qu’on taille au couteau dans les villages de la forêt Noire. Ses cheveux châtains aux reflets rougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse, parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui donnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Par instants, un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre de ses lunettes en écaille. Évidemment, les trous et les désordres de ce visage n’étaient, on peut dire, que les stigmates d’une vie terrible. Aussi, n’eût-on pas imaginé de problème psychologique d’un attrait plus émouvant que celui de rechercher par suite de quelles impressions, pensées, luttes, douleurs, cet homme, jeune encore, avec un beau front, des traits fermement dessinés, un menton proéminent, tous indices de force et d’intelligence, était devenu l’image d’une dégradation immonde. Max lui saisit les mains avec effusion ; de Villiers, au contraire, se composa un maintien glacial. Ledit Clément, de son côté, se borna envers ce dernier à un froid salut, tandis qu’il répondit avec assez d’empressement aux amitiés de Destroy. Aux questions de celui-ci, qui s’étonnait de ne l’avoir pas vu depuis longtemps et lui demandait s’il n’était plus à Paris : « Si fait, répondit-il d’un air de négligence. J’ai changé de milieu, voilà tout. – Est-ce que tu as hérité ? » ajouta Max en jetant les yeux sur les vêtements neufs et bien faits de son ami. Une expression d’inquiétude se peignit sur le visage de Clément. « Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-il. Parce que tu me vois mieux vêtu ? Mais j’ai une place, je gagne ma vie… » Destroy l’en félicita cordialement. « Peuh ! fit Clément en hochant la tête ; j’ai aussi de lourdes charges : une femme presque toujours malade, un enfant en nourrice, de vieilles dettes à éteindre… – Tu parles de femme malade, d’enfant en nourrice, dit Max à la suite d’une pause ; serais-tu marié ? – Oui, répondit Clément ; avec Rosalie. – Avec Rosalie ! s’écria Destroy, qui semblait n’en pas croire ses oreilles. – N’est-ce pas la chose du monde qui devrait le moins te surprendre ? dit Clément avec calme. J’ai, du reste, à te conter des faits bien autrement curieux. Mais, ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des yeux où il y avait de la défiance et de la haine, ce serait trop long, je n’ai pas le temps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dînerons ensemble et nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera heureuse de te revoir. » Destroy affirma qu’il lui rendrait visite d’ici à une époque très prochaine. Clément lui indiqua son domicile, et, quelques pas plus loin, lui serra les mains et s’éloigna. À la suite de cette rencontre, Max et de Villiers arpentèrent quelque temps la promenade sans souffler mot. Pénétrés l’un et l’autre de la persuasion d’être d’une opinion essentiellement différente sur le personnage avec lequel ils venaient de se rencontrer, ils ne paraissaient nullement jaloux d’avoir une discussion qui ne pouvait être que pénible. Mais, chose singulière, sans se parler ils s’entendaient et se comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, par inadvertance, pensa tout haut et laissa échapper un mot de compassion sur Clément, la réplique de de Villiers ne se fit-elle pas attendre. « À la bonne heure ! dit-il durement ; il vous reste à faire le panégyrique de ce misérable ! – Ah ! fit Destroy d’un ton de reproche. – Pas de talent et pas de conscience ! poursuivit de Villiers ; et par-dessus cela, de l’orgueil et de l’envie à gonfler cent poitrines. Cet homme sans foi, sans idée, avec des appétits de brute, serait le plus grand des scélérats, n’était la crainte des lois. – On peut contredire, repartit Max avec vivacité. Depuis ma liaison au collège avec lui, à part cette année et la précédente, je l’ai à peine perdu de vue. Je connais ses tentatives désespérées contre une misère innommable. Maître de lui-même à moins de seize ans, sans famille et sans ressources, de tous ces états où l’apprentissage n’est pas rigoureusement nécessaire, je n’en sais aucun qu’il n’ait essayé. Il a été tour à tour plieur de b****s dans un journal, correcteur d’épreuves, journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je ? Un moment, ne s’est-il pas résolu à étudier la pharmacie, et, à cet effet, n’est-il pas resté six mois chez un apothicaire ? Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n’y a pas encore dix-huit mois, en sortant de l’hôpital, réduit au dénuement le plus horrible, couvert littéralement de haillons, impuissant à trouver un ami pitoyable, obligé, en outre, de pourvoir aux besoins de cette Rosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entré, ce qui de sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agent de change, à titre de garçon de bureau. Aussi je le déclare, loin de lui jeter la pierre à cause de ses vices, suis-je prêt à m’étonner de ne pas le voir plus méprisable. – Allons donc ! répondit énergiquement de Villiers. Je préférerais en appeler à sa propre franchise. Oubliez-vous donc qu’il a gâché les éléments de dix avenirs, qu’il a été aimé plus que pas un de la fortune et des hommes ! Du nombre considérable de personnes qui lui ont rendu de bons offices, citez-m’en une seule, si vous pouvez, qu’il n’ait pas aliénée, je ne dirai pas par ses désordres, mais par l’indécence même de sa conduite vis-à-vis d’elle. N’est-il pas, en outre, parfaitement avéré qu’il n’a jamais recouru au travail qu’à l’heure où les dupes lui manquaient ? Et ce n’est pas tout ! Crevant d’égoïsme, de vanité, d’envie, de haine, incapable de rendre un réel service, n’ayant jamais eu d’amis que pour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n’ait été qu’une perpétuelle débauche des sens et de l’esprit, il faut encore que, dépourvu absolument d’indulgence, excepté pour ses vices, il se soit incessamment montré le plus impitoyable critique des travers d’autrui. Après cela, qu’on déplore sa dépravation et qu’on l’en plaigne, passe encore ; mais qu’on s’extasie, en quelque sorte, à ses mérites, cela m’exaspère ! – Vous ne tenez pas non plus assez compte des passions. – Les passions !… Mais nous en avons pour les combattre, et non pour nous y abandonner à l’instar des animaux. – En définitive, reprit Max, qu’a-t-il fait, sinon ce que font, sur une moins vaste échelle, bien d’autres jeunes gens de notre génération ? Combien ont en eux le germe des vices qui sont en fleur chez lui, et n’atteignent point à l’énormité de ses fautes, uniquement parce qu’il leur manque sa force, son tempérament, son audace ! – Mais je suis de votre avis, dit brusquement de Villiers. Votre Clément n’est pas le seul que j’aie en vue. Il est pour moi un type d’une actualité saisissante. Sans chercher plus loin, on pourrait dire qu’en lui sont vraiment concentrés et résumés les vices, les préjugés, le scepticisme, l’ignorance et l’esprit de ces bohèmes dont l’histoire superficielle semble suffire à l’ambition de votre ami Rodolphe… »
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