IV

2257 Words
IV Aussitôt que mes amis m’eurent quittée, j’écrivis quelques lignes à Duchemin pour lui demander sa protection auprès du libraire Frémont ; je le fis sans peine : on se préoccupe peu de l’amour-propre quand on a l’amour. La joie que je cachais au cœur répandait sur toutes mes actions quelque chose de facile et d’heureux. C’était comme ces gais refrains qui charment le travailleur. Après ce court billet, j’adressai, ainsi que je le faisais chaque soir, ma confession du jour à celui que j’aimais. Chateaubriand a dit : « Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l’habitude ! » Je trouvai à lui écrire ainsi toutes mes pensées un bonheur profond et une sorte de moralisation inexpugnable. Je n’aurais rien voulu commettre d’indigne dans la journée ; car le soir, plutôt que de lui mentir et de lui confier ma défaillance, la plume me serait tombée des mains. Ce fut là le temps le plus pur et le plus fier de ma vie, celui où mon esprit embrassa le plus les rayonnements du beau et du bien. Aussitôt que ma lettre était close, j’allais soulever les rideaux blancs du petit lit où dormait mon fils ; je posais sur son front riant un long b****r et j’essayais de dormir à mon tour. Ce soir-là, je restai longtemps éveillée, pensant involontairement à tout ce que mes amis m’avaient dit d’Albert de Lincel. Je savais gré à René Delmart de l’avoir défendu ; j’avais pour René autant d’estime que d’amitié, et je me disais que sa parole, qui était toujours vraie, n’avait pu mentir au sujet d’Albert. René est un des plus nobles et des plus rares esprits de notre temps, et si sa gloire littéraire n’est pas montée à l’égal de son talent, cela vient de la beauté même de son caractère, qui puise son originalité dans une honnêteté absolue et dans une insouciance de demi-dieu pour tout de qui facilite la renommée des écrivains. Il brilla tout à coup, sous la Restauration, au milieu de la pléiade des grands poètes lyriques. Après un voyage en Italie, il publia une imitation de l’Enfer, où il sut faire passer dans ses vers inspirés toute la précision et toute la grandeur de la poésie dantesque. Il fit aussi une suite de tableaux, compositions achevées, sur les mœurs, les paysages et les œuvres d’art de l’Italie. Une maladie nerveuse ferma son cœur et ses lèvres durant quelque temps ; ses amis proclamèrent que son cerveau était atteint : comme si les facultés ne pouvaient se reposer ou s’exercer dans des rêves muets ! Il revint bientôt à la vie réelle, mais avec un cerveau plus vaste et plus fort. Il dut à cette interruption du commerce des hommes le superbe mépris de tout ce qui aiguillonne leur vanité et leur ambition ; il est le seul parmi les contemporains qui n’ait jamais songé à une croix, à une place, aux articles des journaux et aux louanges des salons. Duverger a eu de ces dédains-là, mais il a courtisé la popularité. René n’a jamais flatté personne, pas même ses amis : il les aime et les sert. Heureuse, je le voyais deux fois par mois, quand le chagrin me terrassa et que la mort faillit me prendre. Il fut le seul qui vint chaque jour me consoler et me distraire par cette verve ironique, mais grandiose, du vrai sage qui fait contribuer l’infini à la guérison de nos misères bornées. Il ne raillait jamais la douleur ; mais il raillait ceux qui la causent, depuis les persécuteurs des nations jusqu’aux oppresseurs des femmes. Il avait le génie d’amoindrir et de vulgariser les êtres méchants ; il les dépouillait ainsi de leur puissance et de leur prestige, et, les faisant apparaître dans leur laideur et leur infériorité à leurs victimes, il inspirait à celles-ci l’étonnement de les avoir aimés ou de les avoir craints. Je songeais donc que puisque ce fier et généreux cœur avait défendu Albert, il restait à coup sûr à celui-ci beaucoup de sa grandeur et de sa sensibilité premières ; je sentis s’accroître le désir très vif que j’avais toujours eu de le connaître, et, pour en faire naître l’occasion, je souhaitai presque que Duchemin me refusât son appui. Mais le lendemain, dans l’après-midi, je reçus de l’important personnage une réponse, du tour le plus galant, où il me disait qu’il mettait à mes pieds son faible crédit, et qu’il s’empresserait de venir le soir même, à l’issue du dîner, prendre mes ordres pour les exécuter. Je me souviens qu’il faisait ce jour-là un froid très vif, dont une pluie noire augmentait encore l’intensité. Frileuse comme une créole, j’avais un feu énorme dans le cabinet où je travaillais, entourée de mes livres et de mes chers souvenirs. Duchemin arriva beaucoup plus tard qu’il l’avait annoncé ; si bien que mon fils, qui s’était endormi sur mes genoux, venait d’être emporté dans son lit par Marguerite, quand le savant parut. Il me trouva donc seule auprès de ce feu flamboyant, la tête éclairée par une lampe à globe d’opale. Je n’ai jamais vu saluer aussi bas que saluait la taille torse du pédant ; c’étaient des inflexions dégingandées, où le dos et la tête luttaient de mouvement à qui mieux mieux ; son front, blême et luisant comme un crâne, et couronné ou plutôt hérissé de cheveux ras et grisonnants, se couvrait de rides mouvantes quand sa bouche essayait de sourire. Les flatteurs de Duchemin, les jeunes cuistres qu’il a formés et les journalistes gagés, ont répété jusqu’à satiété qu’il avait l’esprit, le sourire et le regard de Voltaire. Pour ce qui est de l’esprit, les écrits même de l’important personnage se chargent de réfuter cette monstrueuse hyperbole ; quant à son sourire, il m’a toujours paru une grimace, que ses petits yeux perçants et louches accompagnent de leur clignotement. Le sourire ironique et mordant, le regard ouvert et profond de l’amant de Mme du Châtelet, étaient d’une autre trempe. Je voulus me lever pour recevoir Duchemin ; il s’y opposa en se courbant vers moi comme un cerceau, et, en saisissant ma main qu’il baisa : – À vos pieds, madame la marquise, à vos pieds, répétait-il avec l’accent de l’oraison. À mon tour, je le forçai de s’asseoir, et, après l’avoir remercié, de son empressement à répondre à mon appel, je lui exposai, d’un ton froid et rapide, en quoi il pouvait me servir. – Oh ! pauvre femme ! s’écria-t-il avec componction, vous songez donc au triste métier des lettres ? Quoi ! vous voulez écrire et tacher d’encre cette jolie main qui sollicite les baisers ? vous voulez aller sur nos brisées ? Oh ! croyez-moi, l’amour vaut mieux quel gloire ! Tandis qu’il me débitait ces banalités, je le toisai avec un ricanement qui le déconcerta. – Je croyais, monsieur, m’être mieux expliquée en vous écrivant, lui dis-je ; je n’ai pas la prétention de faire de la littérature, mais seulement des traductions d’anglais, d’allemand et d’italien. Quant à la gloire, je n’y prétends pas plus qu’au talent. C’est la nécessité qui me décide à ce travail. – Oh ! bel ange ! répliqua-t-il du ton d’un chantre qui entonne un cantique, et en saisissant ma main et palpant mon bras à travers ma manche large, la nécessité ! quel vilain mot prononcez-vous là ! Vous que j’ai vue si brillante et si fêtée dans tous nos salons, est-ce possible que vous soyez exposée à la nécessité ? – Ne me plaignez pas, repartis-je en riant, et en me dégageant de sa patte crasseuse et velue, je n’ai jamais été plus heureuse. – Oh ! ce n’est pas vous que je plains, héroïque femme, poursuivit-il avec le même accent pieux, mais ces prétendus grands poètes qui vous entourent, qui se disent vos amis, qui ont peut-être le bonheur d’être mieux que cela (à ces mots son œil louche pétilla), et, poursuivit-il, qui n’ont jamais trouvé le moyen de vous aider dans les peines de la vie. Sans me donner le temps de répondre, jugeant à l’expression de mon visage que sa pitié familière me déplaisait, il se mit à me parler avec un dédain superbe de tous les grands poètes contemporains. Les pédants et les critiques n’aiment pas les poètes ; ils s’imaginent qu’ils sont leurs supérieurs ; ils ne les comprennent réellement jamais, mais ils en font l’éloge lorsque la postérité les a couronnés ; ils les analysent pour les décomposer ; ils ne sont pourtant quelque chose que par eux ; ils s’approprient leurs beautés et font passer leur souffle créateur dans leur critique stérile. Sans le génie des poètes, leur esprit serait à néant ; leur verve jaillit de l’envie. Après des généralités jalouses et haineuses, Duchemin concentra ses coups contre les trois ou quatre poètes qu’il savait être de mes amis ; il s’acharna surtout contre Albert de Germiny, dont la longue jeunesse et la bonne mine irritaient sa laideur. – Oh ! celui-là, me dit-il, est bien heureux, car il passe pour vous plaire ; comment donc, lui qui a de la fortune, vous laisse-t-il en proie à la nécessité, et il appuya sur ce mot que j’avais prononcé. – Encore ! m’écriai-je avec colère, est-ce que vous pensez, monsieur, que je demande l’aumône à mes amis ? – Ne comprenez-vous pas que ce sont eux seulement que j’accuse, reprit-il en faisant un mouvement pour ressaisir de nouveau ma main que je lui retirai. Si jamais j’avais le bonheur d’être aimé, ou seulement souffert par vous, vous disposeriez de ma fortune et de ma vie ; et le vieux fou, en prononçant ces mots, se précipita à mes pieds ; il saisit les plis flottants de ma robe entre ses deux genoux comme dans un étau, et, prenant dans la poche intérieure de son habit un portefeuille crasseux, il l’ouvrit et en tira à demi plusieurs billets de banque. Laissez donc faire à un ami, me dit-il, en les tendant vers moi et aimez un peu celui qui sent tant de flamme pour vous ! Il avait les allures d’un Tartuffe grotesque ; un moment, je crus que l’hilarité l’emporterait en moi sur le mépris ; mais mon indignation fut la plus forte ; du revers de ma main gauche je souffletai le portefeuille qui alla tomber au bord du feu, et de l’autre je poussai si rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux, qu’il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin ne fut pas de se relever, mais d’étendre précipitamment sa main osseuse vers le portefeuille béant qui touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s’enflammer. J’avoue que j’aurais été ravie de voir flamber ces insolents billets de banque. Je n’invente rien dans la scène que je raconte. Il n’y a que les vieillards de soixante-six ans pour avoir de ces façons-là ; les pédants surtout ; sitôt qu’ils flairent un tête-à-tête avec une femme du monde, ils mettent à la hâte une cravate blanche sur une chemise sale, leurs cheveux gras s’appuient sur le col de leur habit fripé ; leurs mains sont à demi lavées, et ils osent s’agenouiller, ainsi faits aux pieds d’une femme élégante, si cette femme n’est pas défendue par un entourage qui leur impose ou par la fortune ; la pauvreté les provoque et les pousse à la tentation et à la profanation ; comme ils n’ont jamais touché dans leur laideur qu’à de pauvres filles vendues, ils se figurent qu’avec une bourse pleine ils auront raison de toutes les répulsions des sens et de toutes les fiertés de l’âme ; quelle joie on éprouve à les bafouer ! Quand Duchemin eut ressaisi son portefeuille et se fut remis sur ses pieds, je le poussai vers la porte et je la refermai sur lui. Il ne me pardonna jamais cette scène-là ; il devint mon ennemi et empêcha son libraire Frémont de publier aucune de mes traductions. À peine était-il sorti, que je fus prise d’un fou rire ; toute sa personne se représentait devant moi dans son attitude bouffonne. Je riais si fort que ma vieille servante vint me dire que j’allais réveiller mon fils. J’avais dans ce temps de ces bonnes gaietés-là ; et je les racontais de même que mes tristesses, et tout ce que je voyais et tout ce que j’éprouvais à ce Léonce, que j’aimais tant. Son nom vient de m’échapper ; il était nécessaire à la clarté de ce récit ; mais je ne le prononce jamais qu’avec une douloureuse hésitation ; en montant de ma gorge à mes lèvres il y fait toujours passer une saveur profondément amère. Je lui écrivis sur l’heure la scène étrange qui venait de se passer ; il avait vu autrefois Duchemin dans une tournée en province qu’avait faite le grand homme, et je me figurai sa surprise moqueuse en se le représentant à mes pieds m’offrant son amour et son argent ! Cependant quand j’en arrivai, dans le récit que j’écrivais à Léonce, à ce dernier trait de cynique espérance, je ne pus me défendre de quelques réflexions poignantes sur le sort des femmes, de manière que ma lettre qui avait commencé gaiement finissait sur un ton sombre et amer. Mes réflexions étaient générales, mais un cœur bien tendre et bien épris y eût puisé des élans d’amour et de dévouement. Dans la réponse que me fit Léonce, je ne trouvai, et ce fut avec un peu de surprise, qu’une énumération curieuse et très érudite de tous les vieillards débauchés et lascifs que les poètes ont raillés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il citait les vieillards d’Aristophane, ceux de Piaule et de Térence, ceux de Shakespeare et de Molière ; il empruntait même au théâtre chinois une scène qui met en évidence les amoureuses perplexités d’une barbe grise. Sa lettre était ingénieuse et amusante ; je n’y vis qu’une nouvelle preuve de son intelligence qui me fascinait ; plus tard, je fus dessillée et cet esprit où il n’y avait pas d’âme me parut bien petit. Mais les cœurs qui aiment ont la cataracte ; ils n’y voient plus. Lorsque René Delmart revint chez moi et que je lui racontai ma scène avec Duchemin, il la prit au sérieux, tout en raillant le pédant : – Chère, chère marquise, me dit-il en me pressant affectueusement la main, voulez-vous que je donne une leçon à cet homme-là ? – Bah ! répliquai-je, ce serait lui prêter trop d’importance. – Il est vrai, répondit-il, car il est bien connu qu’il agit de même envers toutes les femmes. – Si son amour est une monomanie, repris-je en riant, il mérite le respect comme la dévotion, comme le fanatisme. – C’est possible, répliqua-t-il, mais Duchemin est méchant, il vous nuira. – Hâtons-nous, repris-je, pour le contre-miner de nous adresser à Albert de Lincel. – Malheureusement il est malade, me dit René, il garde le coin du feu et ne pourra venir chez vous avant quelques jours. – Et pourquoi n’irions-nous pas chez lui ? dis-je a René. – En effet, c’est ce qu’il y aurait de plus simple ; il en sera touché, et nous l’aurons peut-être arraché, ne serait-ce qu’une heure, aux inquiétudes de son génie.
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