I. — La Nuit sur la Plage-2

2016 Words
— Ça va très bien, les poteaux, râla-t-il une fois : c’est ce qu’il faut pour fortifier les muscles du larynx. — Alors, à vous le pompon ! s’écria le capitaine. — Oh ! ce n’est pas le nerf qui me manque, poursuivit le malade d’une voix entrecoupée. Mais ce que je trouve excessif, c’est d’être le seul de la b***e soumis à ce genre de fléau, et le seul à tenir le crachoir. L’un ou l’autre de vous, il me semble, devrait bien un peu se dégrouiller. Racontez donc quelque chose, la coterie 4. — Le malheur est que je n’ai rien à raconter, mon garçon, répondit le capitaine. — Je vais vous dire, si vous voulez, ce à quoi je pensais, fit Herrick. — Dites-nous n’importe quoi, reprit l’employé, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me rappelle que je ne suis pas mort. Herrick commença donc son allégorie. Couché face contre terre, il s’exprimait avec lenteur, presque à voix basse, comme quelqu’un qui parle non pas sérieusement, mais pour passer le temps. — Voici donc ce à quoi je pensais, commença-t-il ; je me voyais couché sur la plage de Papeete, une nuit, — rien que lune, rafales et gens qui toussent — et j’étais glacé, affamé et navré, et j’avais dans les quatre-vingt-dix ans, et j’en avais déjà passé deux cent vingt-cinq sur la plage de Papeete. Et je pensais aussi que j’aurais bien voulu avoir un anneau à frotter, ou avoir une fée pour marraine, ou encore évoquer Belzébuth. Et je tâchais de me rappeler comment on opère. Je savais, pour l’avoir vu dans le Freischütz, qu’on trace un cercle avec des têtes de mort ; que l’on retire son habit et que l’on retrousse ses manches de chemise, comme je l’ai vu faire à Formes dans le rôle de Kaspar, et on devinait à ses façons qu’il avait étudié la chose ; et qu’on devait avoir un produit qui répande de la fumée et qui sente mauvais — un cigare, je suppose, ferait l’affaire, — et qu’on doit réciter l’oraison dominicale à rebours. Or, je me demandais si j’y parviendrais, car cela semble un peu raide, n’est-ce pas ? Et alors l’idée me vint de la réciter à l’endroit, et je suivis cette idée. Mais j’en étais à peine à votre règne arrive, que je vis sur la plage, venant de la ville, un homme vêtu d’un pareo 5 et portant sous son bras une natte. Il avait l’air d’un pauvre vieux bougre, bancroche et traînant la quille, et il n’arrêtait pas de tousser. Au premier abord, je n’en pinçai guère pour sa physionomie, mais ensuite j’eus pitié du pauvre vieux, tant il toussait. Je me rappelai qu’il nous restait de cette potion que le consul d’Amérique nous a donnée pour Hay. Elle n’a jamais profité pour un sou à Hay, mais je me dis qu’elle ferait peut-être l’affaire du vieux gentleman, et je me dressai. « Yorana ! » fis-je. « Yorana ! » fit-il. « Écoutez, dis-je, j’ai ici dans un flacon une drogue de première qualité ; elle guérira votre rhume, savez ? Venez ici, que je vous en mesure une cuillerée à soupe dans le creux de ma main, car toute notre argenterie est à la banque. » Et donc je me figurais que le vieux type s’en venait vers moi, et plus il approchait, moins je le gobais. Mais j’avais donné ma parole, n’est-ce pas ? — Quel sacré radotage est-ce là ? interrompit l’employé. Cela ressemble aux fariboles qu’on lit dans les tracts. — C’est une histoire ; je l’ai souvent racontée aux gosses, à la maison, dit Herrick ; si elle vous embête, je la laisserai là. — Oh, allez toujours, répliqua le malade, grincheux. Cela vaut mieux que rien. — Alors, continua Herrick, je ne lui eus pas plus tôt donné la potion pour la toux qu’il me parut se redresser et se transformer, et je vis que ce n’était pas du tout un Tahitien, mais une espèce d’Arabe, et qu’il avait une longue barbe au menton. « Un bon procédé en vaut un autre, me dit-il. Je suis un magicien des Mille et une Nuits, et cette natte que j’ai sous le bras est le tapis authentique de Mohammed Ben Un tel ou un Tel. Vous n’avez qu’à parler, je vous offre une croisière sur mon tapis. » — « Voulez-vous dire que c’est là le Tapis-Voyageur ? » m’écriai-je. « Pariez6, que je le dis », fit-il. « Vous avez été en Amérique depuis la dernière fois que j’ai lu les Mille et une Nuits », répliquai-je, non sans une légère méfiance. « C’est bien possible, dit-il. J’ai été partout. Avec un tapis comme celui-là, on ne va pas moisir dans une villa de banlieue. » Cela me parut juste. « Fort bien, dis-je, et voulez-vous dire que je n’ai qu’à me mettre sur le tapis pour aller tout droit à Londres, Angleterre ? » Je spécifiai : Londres, Angleterre, capitaine, parce qu’il me paraissait avoir été bien longtemps dans votre partie du monde7. « Le temps de faire claquer un fouet », dit-il. Je fis le calcul des heures. Quelle est la différence entre Papeete et Londres, capitaine ? — Mettons de Greenwich à Pointe Vénus, neuf heures, plus des minutes et secondes, répondit le marin. — Eh bien, c’est à peu près ce que je trouvai, reprit Herrick, environ neuf heures. Comptant ici trois heures du matin, je devais tomber dans Londres pour midi ; et cette perspective me faisait un plaisir énorme. « Il n’y a qu’une difficulté, dis-je, je n’ai pas un rouge liard. Ce serait bête d’aller à Londres et de ne pas acheter le Standard du matin. » — « Oh ! dit-il, vous ne connaissez pas tous les avantages du tapis. Vous voyez cette poche ? vous n’avez qu’à y plonger la main pour la retirer pleine de souverains8. » — De doubles-aigles, plutôt ? interrogea le capitaine. — C’est donc cela ! s’écria Herrick. Ils me semblaient singulièrement massifs, et je me rappelle maintenant que je dus aller chez le changeur à Charing-Cross, pour faire de la monnaie anglaise. — Alors, vous y avez été ? dit le commis. Qu’est-ce que vous y avez fait ? — Eh bien, voyez-vous, ça se passe comme le vieux frère l’avait annoncé, le temps de faire claquer un fouet, reprit Herrick. À un instant donné j’étais ici sur la plage, à trois heures du matin, celui d’après j’étais en face de la Croix d’or 2, à midi. Tout d’abord je fus aveuglé, et me mis la main sur les yeux, et il semblait n’y avoir rien de changé. La rumeur du Strand et celle du ressac se confondaient absolument : prêtez l’oreille, à cette heure, vous entendrez le bruit de la rue avec les cabs et les omnibus qui roulent ! Enfin je regardai autour de moi, et pas d’erreur, c’était bien la vieille place. Avec les statues dans le square, et les sergots, et les moineaux, et les fiacres. Je ne puis exprimer ce que je ressentis. J’avais envie de pleurer, je crois, ou de danser, ou de sauter à pieds joints par-dessus la colonne de Nelson. J’étais pareil à un individu retiré de l’enfer et jeté au beau milieu de l’endroit le plus chic du Ciel. Alors j’avisai un cab avec un bon cheval. « Un shilling de pourboire, si vous y êtes en vingt minutes ! » dis-je au cocher. Il marcha bon train, quoique naturellement ce ne fût rien comparé au tapis ; et en dix-neuf minutes et demie j’étais à la porte. — Quelle porte ? demanda le capitaine. — Oh, une maison que je sais, répondit Herrick. — Parier que c’était une bonne maison ! s’écria le commis — mais il employa un autre mot. — Et pourquoi n’y être pas allé avec le tapis au lieu de trinqueballer dans une bagnole ? — Je ne voulais pas mettre en émoi une rue paisible, dit le narrateur. Ce ne sont pas des manières. Et puis le cab était bon. — Mais qu’avez-vous fait ensuite ? interrogea le capitaine. — Oh ! je suis entré. — Les vieux ? — Vous y êtes, dit Herrick, mordillant un brin d’herbe. — Vrai, vous m’avez tout l’air d’un bien pauvre conteur ! s’écria le commis. Fichtre, mais c’est une histoire édifiante que vous nous servez là ! Je vous assure qu’il y aurait plus de bière et de quilles dans ma petite ballade. Je commencerais par m’acheter une grande pelisse fourrée d’astrakan, et prendrais ma canne pour faire mon persil dans Piccadilly. Puis j’irais à un restaurant urf.et choisirais des pois verts, et une bouteille de pétillant, et une solide entrecôte… Ah ! j’oubliais, je prendrais d’abord une riche blanquette de poisson… puis une tarte aux groseilles vertes, et du café brûlant, et de… cette espèce de poison en bouteilles pansues avec un scel rouge… de la bénédictine, cré nom ! Ensuite dans un théâtre, où je ferais connaissance avec quelques bons bougres, et puis la tournée des dancings, des bars, etc., et je ne rentrerais pas avant le matin, avant qu’il fasse grand jour. Et le lendemain, je prendrais du cresson de fontaine, jambon, petits pains, et beurre frais ; et pas un peu, fichtre ! Une nouvelle quinte de toux interrompit l’employé. — Eh bien, maintenant, je vais vous dire ce que je ferais, dit le capitaine : je ne voudrais pas de vos gréements de fantaisie avec le cocher conduisant du haut des vergues de misaine 9, mais un vulgaire fiacre à quatre roues, du plus fort tonnage immatriculé. Pour commencer, j’irais aux halles, chercher une dinde et un cochon de lait. Puis je me rendrais chez un marchand de vin prendre douze bouteilles de champagne, et douze d’un vin de liqueur, généreux, foncé et puissant, quelque chose comme du madère, ce qu’il y aurait de mieux dans la boutique. Puis je cinglerais vers un magasin de jouets, et me fendrais de vingt dollars en jouets assortis pour les gosses ; et puis chez un pâtissier, où je prendrais gâteaux, pâtés, pain de fantaisie, et ce machin avec des pruneaux dedans ; et puis à un dépôt de journaux, pour acheter toutes les publications, toutes celles à images pour les petits, et pour la bourgeoise toutes les livraisons avec les histoires du Comte qui se fait reconnaître par Anne-Marie, et de Lady Maud qui s’évade de la maison de fous. Après quoi je dirais au cocher de me conduire à la maison. — Vous oubliez du sirop pour les gosses, insinua Herrick ; ils aiment le sirop. — C’est vrai, du sirop pour les gosses, et même du sirop de grenadine ! reprit le capitaine. Et ces machins sur lesquels on tire et qui font paf ! et qui contiennent des poésies à la manque. Et alors je vous assure que nous aurions un jour d’actions de grâces et un arbre de Noël réunis. Bon Dieu ! quel plaisir j’aurais à voir les marmots ! Je suppose qu’ils se précipiteraient hors de la maison, quand ils verraient leur papa descendre de voiture. Ma petite Adar… Le capitaine s’arrêta court. — Eh bien, continuez ! dit le commis. — Mais le diantre, c’est que j’ignore s’ils ont à manger ! s’écria le capitaine. — Ils ne sauraient être plus mal lotis que nous, c’est une consolation, répliqua l’employé. Je défie bien le diable d’empirer ma situation. Ce fut comme si le diable l’avait entendu. La lumière de la lune s’était éclipsée depuis un moment déjà et ils avaient conversé dans les ténèbres. Soudain un grondement se fit entendre, qui se rapprochait impétueusement ; on vit blanchir la surface du lagon, et avant qu’ils se fussent mis debout, une rafale de pluie fondait sur les parias. La rage et le volume de cette avalanche, il faut avoir vécu sous les Tropiques pour l’imaginer : son assaut coupait la respiration, comme eût fait une douche ; et le monde parut se résoudre en nuit et en eau. À tâtons, ils s’enfuirent vers leur abri coutumier — on pourrait même dire leur demeure — la vieille calabousse ; ils arrivèrent trempés dans les salles vides ; et ces trois aqueuses loques humaines s’étendirent sur le froid dallage de corail, et un peu plus tard, quand la bourrasque fut passée, les deux compagnons du commis l’entendirent claquer des dents dans les ténèbres. — Dites, camarades, geignit-il, pour l’amour de Dieu, levez-vous et tâchez de me réchauffer. Autrement, je suis sûr que je vais mourir. Tous trois se rassemblèrent en une masse mouillée, et restèrent jusqu’à la venue du jour, à grelotter et somnoler, continuellement rappelés à la conscience de leur misère par la toux du commis. __________________ 1 Ou : bois de rose. 2 Terme des Mers du Sud, pour : prison, de l’espagnol calaboza, même sens. 3 Londonien vulgaire, équivalent du « Parigot ». 4 Quelques lecteurs s’étonneront peut-être de me voir employer au cours de ce volume des locutions ultra familières ou argotiques avec une fréquence beaucoup plus grande que dans les Veillées des Iles, par exemple (ces Island Nights’ Entertainments qu’un truchement contemporain s’est amusé à mettre en dialecte « poilu »). — D’un côté comme de l’autre, je me suis borné à suivre scrupuleusement le ton exact de Stevenson ; et ce n’est pas au hasard que M. Huish ou ses deux collègues parlent argot nautique, slang londonien ou américain, — rendus par des équivalents français aussi voisins que possible du texte. Note du traducteur. 5 Pièce de tissu dont les Tahitiens s’entourent la ceinture et qui descend jusqu’aux chevilles. 6 You bet : américanisme. 7 Il existe un London au Canada, dans l’Ontario. 8 Le sovereign, pièce d’or anglaise, vaut 20 shillings (environ 25 fr. au pair) ; l’eagle des États-Unis vaut 10 dollars, et le double-aigle d’or pèse un peu plus que notre pièce de 100 fr. 9 Le conducteur du cab étant perché sur un siège surélevé.
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