Chapitre 1
— « Suzanne, » osa répondre le jeune homme qui venait de boire sur cette bouche fine la plus brûlante des liqueurs : la certitude d’être aimé, « n’ayez pas peur de moi… Quand aurons-nous une heure à nous comme celle-ci ? C’est moi qui vous supplie de rester… Voyez, » ajouta-t-il gracieusement en se reculant plus loin d’elle, « je vous obéis. Je vous ai obéi quand cela m’était si cruel !… Ah ! Vous me croyez !… » fit-il en voyant que les traits de Mme Moraines n’exprimaient plus le même effroi. « Voulez-vous être bonne ?… » continua-t-il, avec ce rien d’enfantillage qui plaît tant aux femmes, et qui leur fait dire à toutes, depuis les grandes dames jusqu’aux filles, qu’un homme est mignon, « asseyez-vous là, sur ce fauteuil où je me suis tant assis pour travailler, et puis soyez bonne encore, n’ayez pas l’air d’être en visite… » Il s’était rapproché d’elle pour la forcer de s’asseoir, et il lui enlevait son manchon ; il lui dégrafait son manteau. Elle se laissait faire avec un sourire triste, comme de quelqu’un qui cède. C’était l’agonie de la madone que ce sourire, le dernier acte dans cette comédie de l’Idéal qu’elle avait jouée. Il lui retira son chapeau aussi, une espèce de toque assortie à son manteau. Il s’était agenouillé devant elle, et il la contemplait avec cette idolâtrie qu’une femme sera toujours sûre de provoquer chez son amant, si elle lui donne une de ces preuves de tendresse qui flattent à la fois chez l’homme la tendresse et la fatuité, les passions hautes du cœur et les passions basses. Le poète se disait : « Faut-il qu’elle m’aime, pour être venue chez moi, elle que je sais si pure, si religieuse, si attachée à ses devoirs ? » Tous les mensonges qu’elle lui avait servis soigneusement lui revenaient, comme des raisons de croire davantage à sa sincérité, et il lui disait : « Que je suis heureux de vous avoir ici, et à ce moment !… Ne craignez rien, nous sommes si seuls ! Ma sœur est sortie pour toute l’après-midi, et l’esclave… » — il appela Françoise de ce nom pour amuser Suzanne — « l’esclave est occupée là-bas… Et je vous ai !… Voyez, c’est mon petit domaine à moi, cette chambre, l’asile où j’ai tant vécu ! Il n’y a pas un de ces recoins, pas un de ces objets qui ne pourrait vous raconter ce que j’ai souffert durant ces quelques jours… Mes pauvres livres… » — et il lui montrait la bibliothèque basse — « je ne les ouvrais plus. Mes chères gravures… je ne les regardais plus… Cette plume, avec laquelle je vous avais écrit, je ne la touchais plus… J’étais là, juste à la même place que vous, à compter les heures, indéfiniment… Dieu ! Quelle semaine j’ai passée !… Mais qu’est-ce que cela fait, puisque vous êtes venue, puisque je peux vous contempler ?… Une peine que vous me laissez vous dire, ah ! c’est du bonheur encore !… » Elle l’écoutait, fermant à demi les yeux, abandonnée à la musique de ces paroles, sans que la volupté profonde qui l’envahissait l’empêchât de suivre son projet. — L’émotion du danger empêche-t-elle un adroit escrimeur de se rappeler sur le terrain les leçons de la salle ? — L’assurance qu’il lui avait donnée de leur solitude l’avait fait tressaillir de joie; le coup d’œil jeté sur cette petite chambre si intime, si minutieusement rangée et parée, l’avait ravie comme un signe qu’elle ne s’était pas trompée au sujet du passé de René. Tout ici révélait une vie studieuse et séparée, la pure et noble vie de l’artiste qui s’enveloppe d’une atmosphère de beaux songes. Et plus que tout, c’était le jeune homme qui lui plaisait, avec ses prunelles brûlantes, sa câline manière de s’approcher d’elle, et elle comprenait que ce chemin des confidences réciproques sur leurs souffrances communes devait la conduire à son but sans qu’elle risquât de rien diminuer de son prestige. — « Et moi, » répondait-elle, « croyez-vous que je n’ai pas souffert ? Pourquoi vous le nier ?… Vos lettres ?… Dieu m’est témoin que je ne voulais pas les lire. Je suis restée un jour entier avec la première dans ma poche, sans pouvoir la détruire et sans déchirer l’enveloppe. Vous lire, c’était vous écouter de nouveau, et je m’étais tant promis que non ! J’avais tant demandé à mon ange gardien la force de vous oublier… Ah ! j’ai bien lutté !… » Ici la madone, apparut pour la dernière fois. Elle leva ses yeux au ciel, — représenté, pour la circonstance, par un plafond auquel le poète avait appendu de petites poupées japonaises. Il passa dans ces beaux yeux le reflet des voiles de cet ange gardien dont elle avait osé parler, s’envolant là-bas, là-bas… Puis elle reporta ces yeux bleus sur René, et avec tout l’abandon d’un cœur vaincu, elle lui dit : — « Je suis perdue maintenant, mais qu’importe ? Je vous aime trop… Je ne sais plus rien, sinon que je ne peux pas supporter de vous savoir malheureux… » Des sanglots la secouaient, convulsifs, et de nouveau sa tête s’abattit sur l’épaule du jeune homme, qui recommença de lui donner des baisers. Comme enfantinement, elle lui mit les bras au cou et elle appuya ses seins contre cette poitrine, où elle put sentir battre un cœur affolé. Elle vit encore passer dans le regard de René cette fièvre du désir qui conduit les plus timides et les plus respectueux aux pires audaces. Elle dit encore : « Ah ! Laissez-moi, » et se releva pour s’échapper des bras qui la pressaient, mais cette fois elle recula du côté du lit. Il la poursuivit, et, en la serrant contre lui, il sentit ce corps si souple tout entier contre le sien. Les mots de l’amour le plus insensé lui venaient aux lèvres, et, emportant Suzanne entre ses bras dont la force était décuplée par la passion, il la mit sur le lit, et, s’y jetant à côté d’elle, il la couvrit des plus ardentes caresses jusqu’à ce qu’elle lui appartînt complètement, dans une de ces étreintes qui abolissent tout, chez un enfant de vingt-cinq ans, même le pouvoir d’observer si les sensations qu’il éprouve sont partagées. Comment donc René eût-il gardé la force de recueillir en cet instant suprême les indices qui lui auraient dévoilé la comédie jouée par sa maîtresse ? Rien que sa toilette intime eût suffi pourtant à démontrer dans quelle intention elle était arrivée rue Coëtlogon. Elle avait une de ces robes donc la souple étoffe ne redoute pas les froissements, une ceinture au lieu de corset, pas un bijou, pas trace d’un de ces jupons empesés qui peuvent servir d’obstacle, mais de la soie molle et de la batiste ; enfin elle était comme nue dans ses vêtements et prête à l’amour. Mais enlacé à cette créature exquise, s’enivrant, malgré cette toilette, des plus secrètes beautés d’un corps si gracieux, si jeune, si parfumé, dans le silence de cette chambre où les balbutiements et les soupirs de la volupté semblaient presque de grands bruits, le jeune homme ne se demanda pas s’il avait raison ou tort d’adorer cette femme ; ni s’il en était la dupe. Et puis, est-on jamais dupe de goûter le bonheur ? Lorsque Suzanne quitta l’appartement de la rue Coëtlogon, ce petit appartement silencieux dont René voulut lui ouvrir la porte lui-même, afin de lui épargner le regard désapprobateur de Françoise, la suite de leurs rendez-vous prochains était déjà convenue entre eux. Arrivée dans la petite ruelle, et quoique la prudence lui commandât de s’en aller, comme sur le trottoir de la rue du Mont-Thabor, toute droite et sans tarder, elle tourna la tête. Elle vit René debout, derrière le rideau de la fenêtre qui ouvrait sur le jardinet. Le charme de son roman avait si bien envahi cette âme, prudente d’ordinaire jusqu’à la froideur, qu’elle eut un sourire et un geste de la main pour le poète qui la regardait ainsi partir dans le crépuscule, du fond de cette chambre où elle avait pleinement triomphé, car tous ses calculs s’étaient trouvés justes. Remontée en fiacre à la station du coin de la rue d’Assas, et tandis qu’elle s’acheminait vers le magasin du Bon-Marché où elle avait commandé sa voiture, les détails divers de sa conversation lui revenaient, et, en les repassant, elle s’applaudissait de la manière dont elle les avait conduits. Dès qu’une femme est la maîtresse d’un homme, les débats sur la façon de se retrouver deviennent aussi faciles et aussi délicieux qu’ils étaient auparavant odieux et difficiles. Tout à l’heure c’était un désenchantement, un rappel à la réalité. Après la possession, ces mêmes débats deviennent une preuve d’amour, parce qu’ils enveloppent une promesse de bonheur. Dans le quart d’heure même qui avait suivi leur ardente étreinte, et après la comédie de fausse honte dont s’accompagne, durant ces minutes-là, le retour à la décence, Suzanne avait commencé l’attaque et dit à son amant : — « Il faut que j’aie de vous une promesse… Si vous voulez que je ne me reproche pas cet amour comme un crime, jurez-moi de ne pas aller dans le monde à cause de moi. Vous devez travailler, et vous ne savez pas ce que c’est que cette vie… Ce magnifique talent, ce génie, vous les gaspilleriez en futilités, en misères, et j’en serais la cause !… Oui, promettez-moi que vous n’irez chez personne… » Et tout bas : « Chez aucune de ces femmes qui tournaient autour de vous, l’autre soir… » Comme René l’avait tendrement embrassée, après cette phrase où l’artiste pouvait voir un hommage rendu à son œuvre future, et l’amoureux l’expression délicate d’une secrète jalousie ! Il avait répondu un timide : — « Pas même chez vous ? » — « Surtout pas chez moi, » avait-elle dit. « Maintenant je ne pourrais pas supporter que vous serriez la main de mon mari… Tu dois me comprendre… » avait-elle ajouté, en bouclant les cheveux du jeune homme d’un geste caressant. Il était à terre, lui, à ses pieds, et elle assise de nouveau sur le fauteuil. Elle pencha son visage qu’elle cacha sur l’épaule de René : « Ah ! » soupira-t-elle, « ne m’en faites pas dire davantage… » puis, après quelques minutes : « Ce que je voudrais être pour vous, c’est l’amie, qui n’entre dans la vie de celui qu’elle aime, que pour y apporter de la joie et du courage, de la douceur et de la noblesse, l’amie qui aime et qui est aimée dans le mystère, en dehors de ce monde moqueur et qui flétrit les plus saintes religions de l’âme… C’est une si grande faute que j’ai commise, » cette fois elle cacha son visage dans ses jolies mains ; « que ce ne soit pas cette série de bassesses et de vilenies qui m’ont fait tant d’horreur chez les autres… Épargne-les-moi, mon René, si tu m’aimes comme tu me l’as dit… Mais m’aimes-tu vraiment ainsi ?… » À mesure qu’elle défilait ce coquet rosaire de mensonges, elle avait pu voir le ravissement se peindre sur la physionomie de son romanesque et naïf complice, que cette beauté de sentiment extasiait… Elle remettait à son front l’auréole de madone qu’elle avait déposée pour se laisser aimer… Et, mélangeant de la sorte la ruse à la tendresse, et les calculs du positivisme le plus précis aux finesses de la sensibilité la plus subtile, elle l’avait conduit à accepter, comme seule digne de la poésie de leur amour, la convention suivante. Il prendrait sous un faux nom, et dans un quartier pas très éloigné de la rue Murillo, un petit appartement meublé, pour s’y rencontrer deux fois, ou trois, ou quatre par semaine. Elle lui avait suggéré les Batignolles, mais avec tant d’adresse qu’il pouvait s’imaginer avoir trouvé lui-même cette dernière idée, comme les précédentes d’ailleurs. Il se mettrait à la recherche dès le lendemain, et il lui écrirait, poste restante, sous de certaines initiales, à un certain bureau. Ce surcroît d’inutiles précautions attestait à René dans quelle servitude vivait son pauvre ange, — si l’on peut appeler cela vivre ! « Pauvre ange, » lui avait-il dit en effet, comme elle étouffait une plainte sur le despotisme de son mari, en se comparant elle-même à une bête traquée, « que tu dois avoir souffert !… » Et elle avait levé derechef ses prunelles vers le plafond en ne montrant plus que le blanc de ses yeux, par un de ces mouvements si bien joués que, des années après, l’homme qui a été attendri par cette pantomime, se demande encore : « N’était-elle pas sincère ?… » Il n’était pas besoin de cette perfection de comédie pour que René accédât avec bonheur au plan proposé par la savante élève de Desforges. En principe, et simplement parce qu’il aimait, il eût accueilli n’importe quel projet, avec béatitude et dévotion. Mais le programme esquissé par Suzanne correspondait en outre à toutes les portions artificielles de son être. Le caractère clandestin de cette intrigue enchantait le lecteur de romans qui se délectait d’avance à l’idée d’un pareil mystère à porter dans la vie. La phraséologie par laquelle la jeune femme s’était posée en muse soucieuse de son travail, avait flatté en lui l’égoïsme de l’écrivain qui rêve de concilier l’art avec l’amour, le plaisir de la volupté avec la solitude et l’indépendance nécessaires à la composition. Enfin le poète, après de longues journées de torture, se sentait comme des ailes à l’esprit et au cœur. Telle était l’ardeur de sa félicité qu’il ne remarqua même pas l’étonnement douloureux dont le visage de sa sœur resta empreint durant la soirée qui suivit la visite de Suzanne. Qu’avait entendu Françoise ? Qu’avait-elle rapporté à Mme Fresneau ? Toujours est-il que cette dernière souffrait visiblement. La profonde ignorance de certaines femmes à la fois romanesques et pures leur réserve de ces surprises. Elles s’intéressent aux choses de l’amour, parce qu’elles sont femmes, et elles prêtent la main à des débuts de relations qu’elles croient innocentes comme elles. Ensuite, lorsqu’elles entrevoient les conséquences brutales auxquelles ces relations aboutissent presque nécessairement, leur surprise serait comique si elle n’était pas aussi cruelle que respectable. D’après la description faite par la bonne, Émilie n’avait pas de doute sur l’identité de la visiteuse, et les autres indices donnés par Françoise, les bruits de baisers surpris, la durée de cette visite, le désordre mal réparé du lit, l’exaltation du regard de René, un de ces instincts aussi que les femmes les plus honnêtes possèdent à leur service dans ces occurrences, tout la conduisait à penser que Mme Moraines avait été la maîtresse de René, là, chez eux. Et la mère de famille, la bourgeoise pieuse, se révoltait contre cette pensée, en même temps qu’elle se souvenait des larmes amères aperçues sur les joues pâles de Rosalie. Songeant à la jeune fille dont elle avait pu mesurer la sincère tendresse, et à la grande dame inconnue pour laquelle sa naïveté avait si imprudemment pris parti, elle en venait à se demander : — « Si René s’était trompé sur le compte de cette femme ?… » Mais elle était sœur aussi, — une sœur complaisante jusqu’à la faiblesse, — et elle ne trouvait pas la force de faire la moindre observation à son frère, en le voyant si heureux. Elle avait trop nourri d’inquiétudes à constater le désespoir du jeune homme pendant la dernière semaine. Ce mélange de sentiments opposés l’empêcha de provoquer aucune confidence nouvelle, et, de son côté, la possession rendait René discret, comme il arrive quelquefois, par l’excès de l’amour où elle le jetait. Il ne pouvait plus parler de Suzanne maintenant. Ce qu’il éprouvait pour elle n’était plus exprimable avec des mots. Il avait trouvé, presque tout de suite, dans la silencieuse et bourgeoise rue des Dames, et au milieu du quartier des Batignolles, indiqué par Suzanne, le petit appartement désiré. Presque tout de suite aussi, les circonstances s’étaient arrangées pour qu’il fût libre de voir Suzanne uniquement. Il n’y avait pas huit jours qu’elle était sa maîtresse, et Claude Larcher, le seul de ses confrères qu’il fréquentât beaucoup, quittait Paris. René, qui l’avait négligé ces derniers temps, le vit arriver rue Coëtlogon vers six heures et demie défait, avec sa physionomie des mauvaises crises. On venait de se mettre à table pour le dîner. — « Le temps de vous serrer la main, » dit Claude sans s’asseoir, « je prends l’express du Mont-Cenis à neuf heures, et je dois dîner à la gare. » — « Vous resterez longtemps absent ? » interrogea Émilie. — « Chi lo sa ? » fit Claude, « comme on dit dans cette belle Italie où je serai demain. » — « Voyez-vous ce chançard, » s’écria Fresneau, « qui va pouvoir lire Virgile dans sa patrie au lieu de le faire traduire à des ânes ? » — « Très chançard, en effet !… » dit avec un rire énervé l’écrivain, qui, reconduit par René jusqu’à la grille de la rue où l’attendait son fiacre chargé de ses bagages, éclata en sanglots : « Ah ! Cette Colette !… » dit-il. « Vous vous rappelez, quand vous êtes venu rue de Varenne ?… Dieu ! était-elle jolie ce jour-là !… Elle m’a plaisanté au sujet des femmes… Hé bien ! C’est d’une femme que j’ai la honte d’être jaloux aujourd’hui, d’un monstre avec qui elle s’est liée intimement, en quelques jours, à ne plus la quitter, cette Aline Raymond, une infâme connue comme telle dans tout Paris. Son nom seul me salit la bouche à prononcer. Ah ! cela, non, je n’ai pas pu le supporter, et je m’en vais… Je n’avais pas d’argent, imaginezvous; j’ai déniché un usurier qui m’a prêté à soixante pour cent. Celui-là, par exemple, je le mettrai dans ma prochaine comédie… Il a trouvé à me servir mieux que le trou-madame d’Harpagon, mieux que le luth de Bologne, mieux que le jeu de l’oie renouvelé des Grecs et fort propre à passer le temps lorsque l’on n’a que faire… Savez-vous ce que j’ai dû acheter et revendre audit usurier, outre l’argent vivant ?… Deux cent cinquante cercueils !… Vous entendez bien…. Est-ce énorme, cela ?… Enfin, l’usurier, ma vieille parente de province à qui j’ai écrit bassement, mon éditeur, la Revue parisienne à qui j’ai promis de la copie par traité, signé, s’il vous plaît… j’ai dix mille francs ! Ah !