CHAPITRE PREMIER. – Quinze ans après.-1

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CHAPITRE PREMIER. – Quinze ans après.Long-Beckley est un gros village du centre de l’Angleterre. L’église de cette communauté agricole, bien que la construction n’en soit remarquable ni par sa masse, ni par son élégance architecturale, ni par son antiquité, possède néanmoins un mérite que les despotiques marchands de Londres n’ont pas su donner à leur noble cathédrale dédiée à saint Paul. Elle est largement dégagée de toutes parts, et, de tous les points de l’horizon, s’offre de loin aux regards. Le grand espace vide au sein duquel on l’a érigée a trois accès différents. Une route partie du village mène en ligne droite à la principale porte ; un large sentier sablé, commençant aux portes du presbytère, traverse le cimetière et aboutit, comme de raison, à celles de la sacristie. Il y a aussi, à travers champs, un petit sentier par lequel le propriétaire du château et tous ceux qui ont le bonheur de vivre dans son auguste voisinage peuvent arriver à l’entrée latérale de l’édifice sacré, lorsque leur humilité naturelle (encouragée par un beau temps bien sec) les porte à faire célébrer le dimanche dans leurs écuries en allant à l’église, comme les plus pauvres paroissiens, sur les jambes que Dieu leur a données. Par une belle matinée d’été, en l’an de grâce mil huit cent quarante-quatre, vers les sept heures et demie, un étranger qui, sans être aperçu, se serait glissé dans quelque coin du cimetière, et qui, doué de bons yeux, eût observé ce qui s’y passait, aurait été témoin de certaines manœuvres qui lui eussent donné à penser. Il aurait pu croire les principaux habitants de Long-Beckley engagés dans une conspiration dont leur église serait devenue le quartier général. Au moment où sonne la demie, tourné du côté du presbytère, il aurait vu le vicaire de Long-Beckley, le révérend docteur Chennery, quitter sa demeure par une porte de derrière, et d’une façon passablement suspecte, regardant derrière lui d’un air embarrassé, gagner le sentier sablé qui menait à la sacristie, s’arrêter mystérieusement avant d’en avoir franchi le seuil, et promener ses regards avec inquiétude sur la route venant du village à la chapelle. Supposons que notre observateur, intrigué par ces allures, se fût dissimulé de plus belle, et qu’il eût jeté les yeux dans la même direction que le digne vicaire, il eût vu le clerc de la paroisse, austère personnage, jaune de teint, solennel de manières (un Loyola protestant, si on eût pris au mot sa physionomie rigide, mais, en réalité, un simple fabricant de souliers), il l’eût vu, disons-nous, s’avancer avec des airs de discrétion impossibles à décrire, et la main garnie d’un énorme trousseau de clefs. Il aurait vu le clerc saluer le vicaire avec un étrange sourire de connivence, et comme Guy Fawkes aurait pu saluer Catesby, lorsque ces deux importants négociants en poudre à canon se réunissaient pour loger leurs marchandises dans les vastes entrepôts qu’ils avaient établis sous le palais du Parlement. Il aurait vu le vicaire, évidemment préoccupé, répondre au clerc par un simple mouvement de tête, et, dissimulant quelque mot de passe mystérieux sous le masque d’une interpellation tout à fait insignifiante, lui dire amicalement : « Une belle journée, Thomas… Avez-vous déjeuné ? » Il aurait entendu Thomas répondre avec un luxe de détails tout à fait suspect : « J’ai pris mon thé, monsieur, et du pain dedans. » Et alors, il aurait vu ces deux conspirateurs de village, après un coup d’œil jeté en commun sur l’horloge de la chapelle, se diriger ensemble vers la porte latérale, d’où ils avaient vue sur le sentier à travers champs. Se glissant derrière eux (notre observateur n’y aurait pas manqué), il aurait découvert trois autres conjurés arrivant par là au rendez-vous. Le chef de cette b***e aux projets pervers était un gentleman âgé, dont les traits fatigués, les manières franches et sans gêne, devaient admirablement détourner les soupçons. Sur ses pas marchaient un jeune homme et une jeune femme, tous deux évidemment de bonne maison, se donnant le bras et se parlant à l’oreille. Ils avaient le simple costume du matin. Tous deux étaient un peu pâles, et une certaine agitation se peignait sur les traits de la jeune lady. Sauf cela, rien à noter en eux, jusqu’au moment où ils arrivèrent au guichet du cimetière. Ici, la conduite du jeune gentleman devint à peu près inexplicable. Au lieu d’ouvrir la porte à sa compagne, il recula d’un ou deux pas, la laissa prendre ce soin elle-même, attendit qu’elle fût à l’intérieur du cimetière, et, alors seulement, lui tendant la main, se laissa introduire par elle, comme si tout à coup, d’homme fait, il eût été changé en petit garçon. Ce n’est pas tout. Une fois arrivé auprès du vicaire, et lorsque le clerc eut ouvert les portes de l’église, le jeune gentleman, pour entrer, donna la main au docteur Chennery, et fut guidé par lui, comme il l’avait été par sa compagne au passage du guichet. Que conclure de tant de soins, si ce n’est que le personnage auquel ils étaient nécessaires devait être privé de la vue ? Notre observateur, mis en éveil par cette découverte, aurait été encore plus ébahi, en regardant à l’intérieur de la chapelle, d’y voir le jeune aveugle et sa compagne, debout à côté l’un de l’autre devant l’autel, et le gentleman âgé, en arrière d’eux, jouant le rôle d’un père qui marie son enfant. Il n’eût pas manqué de soupçonner que la conspiration matinale avait un mariage secret pour objet, et ses soupçons se fussent trouvés confirmés par la réapparition du docteur Chennery, qui, après cinq minutes passées dans la sacristie, en sortit dans tout l’appareil sacerdotal, et, de sa voix la plus harmonieuse, lut aux assistants les prières nuptiales. La cérémonie achevée, après la signature, le b****r d’usage et les félicitations requises en pareil cas, notre observateur serait tombé en de nouvelles perplexités : car il aurait vu, contrairement à tous us et coutumes, les divers acteurs de cette petite scène de mœurs se retirer séparément, chacun retournant par le même chemin à l’endroit d’où il était venu. Sans les suivre pas à pas, le clerc vers le village, les deux jeunes gens et le vieillard sur le sentier des champs, et notre chimérique observateur, dupe d’une curiosité non satisfaite, dans les vagues régions d’où nous l’avons évoqué, contentons-nous d’accompagner le docteur Chennery jusque dans la salle à manger du presbytère. Là, dans l’intimité du cercle de famille, nous saurons sans doute ce qu’il peut avoir à dire de ses travaux du matin. Les personnes rassemblées pour le déjeuner étaient, en premier lieu, M. Phippen, simple convive ; puis miss Sturch, institutrice, miss Louisa Chennery (dix ans), miss Amélia Chennery (neuf ans), Master Robert Chennery (huit ans). La figure d’une mère manquait à ce tableau d’intérieur. Le docteur Chennery était resté veuf immédiatement après la naissance de son dernier enfant. Le convive dont il a été question était un ancien condisciple du ministre, et on le supposait établi maintenant à Long-Beckley par raison de santé. La plupart des hommes qui se font une réputation quelconque ont quelque relief caractéristique qui, dans le cercle où ils se meuvent, les individualise et les distingue. M. Phippen avait sa petite renommée, tout comme un autre, et ce qui lui donnait des titres particuliers à l’estime de ses connaissances, c’était sa réputation comme martyr de la dyspepsie2. Partout où allait M. Phippen, les misères de son estomac l’escortaient fidèlement. Son régime était public, et publics étaient ses remèdes. Tout entier à lui-même et à son mal, on ne l’avait pas rencontré depuis cinq minutes, que, sans le connaître sous d’autres rapports, on savait si sa langue était mauvaise ou bonne, et si son dîner passait bien ou mal. Il parlait de sa digestion comme on parle du temps, et sur ce sujet, comme sur tout autre, il s’exprimait avec une douceur plaintive qui, par moments, prenait tous les caractères de la sentimentalité la plus lugubre. Sa politesse était à la fois caressante et despotique, et le mot très-cher jouait un grand rôle dans les fatigants appels que sans cesse il faisait à l’obligeance de son prochain. Sa personne n’avait rien de fort attrayant. Ses grands yeux gris clair nageaient dans un liquide abondant, et se portaient continuellement de côté ou d’autre, mouillés d’admiration pour quelque chose ou pour quelqu’un. Son nez long et profondément mélancolique semblait attiré vers la terre par une sorte d’accablement sans remède. Ses lèvres, abaissées des coins, présageaient une explosion de larmes ; et, quant au reste de son signalement, sa taille était petite, sa tête grosse, chauve, ballottant sur ses épaules ; sa toilette un peu bizarre, à force de recherche. Son âge, quarante-cinq ans ; sa profession, célibataire. Tel on peut se figurer d’ici M. Phippen, le martyr de la dyspepsie et l’hôte du ministre de Long-Beckley. Le portrait de miss Sturch, l’institutrice, est facile à faire très-ressemblant et en peu de mots, comme celui de toute jeune dame qui, depuis le jour de sa naissance, n’a eu maille à partir ni avec une idée ni avec un sentiment quelconque. Petite et grasse, blanche de peau, souriante et proprette, cette paisible demoiselle était absorbée dans l’accomplissement régulier de certains devoirs à certaines heures, et possédait un inépuisable approvisionnement de lieux communs distillés, à première réquisition, de ses lèvres roses, toujours de même nature et en même quantité, en toute occurrence, quels que fussent l’heure, le jour et la saison de l’année. Miss Sturch ne riait jamais, et jamais miss Sturch ne pleurait. À mi-chemin du rire et de la tristesse, voyageait sans risques son perpétuel sourire. Par une matinée de janvier, descendant de sa chambre, elle souriait en disant : « Il fait bien froid. » Si on était au mois de juillet, descendant de même : « Il fait bien chaud, » disait-elle. Quand l’évêque, une fois par an, venait rendre sa visite pastorale au ministre, elle souriait. Quand venait chercher sa commande, tous les matins, le garçon boucher, elle souriait encore. Elle souriait lorsque miss Louisa, pleurant sur son cœur, demandait un peu d’indulgence pour sa leçon de géographie, mal récitée ; elle souriait quand Master Robert, sautant sur ses genoux, lui disait en maître : « Brossez mes cheveux ! » De quelque événement que le presbytère devînt le théâtre, rien n’aurait jeté miss Sturch hors de la petite voie bien unie où elle se maintenait sans presser ni ralentir jamais le pas. Vivant au sein d’une famille royaliste, pendant les guerres civiles d’Angleterre, elle aurait, le jour où Charles Ier monta sur l’échafaud, mandé le cuisinier et dressé le menu, comme d’ordinaire. Si Shakspeare, ressuscité tout exprès, fût arrivé un samedi soir à la porte du presbytère, afin de renseigner authentiquement miss Sturch sur les idées qu’il avait en écrivant cette tragique énigme qui a nom Hamlet, elle aurait souri et répété : « C’est bien intéressant, » jusqu’à ce que la pendule eût sonné sept heures. Alors elle eût demandé pardon au poëte, et l’aurait planté là, sans écouter la fin de la phrase, pour aller surveiller la bonne et ses comptes de blanchissage. « Une bien estimable personne, cette miss Sturch ! » comme le disaient volontiers les dames de Long-Beckley ; « sachant si bien prendre les enfants et si entendue aux soins du ménage ; une imagination si bien réglée et de si bons doigts sur le piano : justement assez gentille, assez bien mise, assez parlante, et pas trop. » Peut-être pas tout à fait assez, âgée, et trop encline à embonpoint assez appétissant qui pouvait exposer sa petite taille à d’inconvenantes convoitises ; mais, en somme, « une jeune personne bien estimable, là, vraiment, tout à fait comme il faut. » Inutile, ce nous semble, d’insister longuement sur les particularités qui caractérisaient les élèves de miss Sturch. Le côté faible de miss Louisa était une tendance invétérée à s’enrhumer. Le grand défaut de miss Amélia était son penchant pour les repas supplémentaires qu’elle trouvait toujours moyen de se procurer sans permission, à des heures indues. Master Robert péchait par une singulière vivacité d’allures, nuisible à la durée de ses vêtements, et aussi par la résistance obstinée que sa mémoire opposait à la table de Pythagore. Tous trois brillaient par des vertus analogues. Ils grandissaient vite, ils étaient de vrais enfants, et ils adoraient à grand bruit leur institutrice. Pour compléter cette galerie de portraits de famille, il faut bien tenter au moins une esquisse du ministre lui-même. Le docteur Chennery, physiquement envisagé, faisait honneur au corps dont il était membre. Il mesurait, dans ses souliers de chasse, à fortes semelles, six pieds deux pouces3, pesait deux quintaux, et crossait la balle mieux qu’aucun des joueurs ducricket club de Long-Beckley. Personne ne professait de plus orthodoxes doctrines en fait de vin et de mouton ; jamais, en chaire, il ne se permettait le moindre doute fâcheux sur l’avenir réservé à tel ou tel de ses paroissiens ; jamais, hors de sa chaire, il ne se querellait avec aucun d’eux. Ses poches ne restaient jamais boutonnées, quand il était appelé à y puiser par les misères de ses frères en Dieu (ces frères fissent-ils partie de quelque secte dissidente). Sa marche dans la vie était celle d’un solide piéton qui, pour plus de sécurité, tient le milieu haut et sec d’une chaussée dûment garnie de barrières. À sa droite, à sa gauche, les petits chemins périlleux de la controverse lui offraient impunément leurs sinuosités attrayantes ; il n’y jetait pas même les yeux, et passait son chemin bravement. Les jeunes conscrits de l’armée cléricale avaient beau, dans leur rage d’innover, lui mettre sous le nez les trente-neuf articles du programme officiel, enrichis de leurs commentaires, le vétéran n’y voyait jamais que sa signature carrément apposée au bas. Il savait aussi peu de théologie qu’il est possible d’en savoir, et, dans le cours de sa carrière, n’avait jamais donné le moindre embarras au Conseil privé jugeant en matière de dogme. Jamais non plus il n’avait songé à écrire ni même à lire le moindre pamphlet ; jamais cherché le chemin de cette tribune qui, dans Exeter-Hall, est le point de mire des apôtres modernes. Bref, il était de tous les membres du clergé le moins clérical, et, toutefois, il avait une de ces figures auxquelles le surplis sied à merveille. Deux quintaux de belle et bonne chair bien musclée, solidement établis et sans une seule tare, un seul défaut essentiel, offrent une image de stabilité qui convient, en général, aux colonnes de tout ordre, et qui, dans l’état actuel de l’Église, convient plus particulièrement aux siennes.
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