CHAPITRE II. BIOGRAPHIE DANS LE DORTOIR

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CHAPITRE II. BIOGRAPHIE DANS LE DORTOIR La bougie fut éteinte aussitôt et chacune des jeunes filles se glissa silencieusement jusqu’à son lit, prêtant l’oreille. Pour seconder la vigilance de la sentinelle, on avait laissé la porte entr’ouverte, précaution qui permit d’entendre craquer les marches du vieil escalier. Au bout d’une minute, le silence se rétablit, puis le grincement continua de nouveau, mais plus faible cette fois et pour disparaître bientôt. Le calme naturel de l’heure de minuit ne fut plus troublé. Qu’est-ce que cela signifiait ? Est-ce qu’une des nombreuses subordonnées de miss Ladd avait entendu le bruit des voix et était montée pour surprendre les jeunes filles en flagrant délit ? Jusque-là la chose n’avait rien d’extraordinaire. Mais était-il probable que le sentiment du devoir d’une sous-maîtresse se fût modifié au milieu des escaliers et l’eût fait rebrousser chemin ? Cette supposition devenait absurde dès qu’on l’examinait. Et pourtant quelle autre explication imaginer ? Francine fut la première à suggérer une hypothèse. Saisie d’un brusque frisson sur son lit, elle s’écria : « Pour l’amour du ciel, rallumez la bougie ! c’est un fantôme ! – Débarrassez le souper, folles que vous êtes, afin que le fantôme ne puisse pas nous dénoncer à miss Ladd. » C’est avec ce conseil pratique qu’Émily étouffa une panique imminente. On ferma la porte, la bougie fut rallumée, toute trace du souper disparut. Pendant cinq minutes encore, on tendit l’oreille du côté de l’escalier. Aucun son ne se fit entendre ; ni sous-maîtresse, ni fantôme de sous-maîtresse ne parut sur le seuil du dortoir. Ayant mangé son souper, Cécilia n’avait plus d’inquiétude ; elle pouvait mettre toute sa lucidité d’esprit au service de ses camarades. « Eh bien, voulez-vous que je vous dise, reprit-elle de sa voix douce et persuasive, je crois que lorsque nous avons entendu le craquement, il n’y avait personne dans l’escalier. La nuit, ces vieilles maisons ont presque toujours des bruits étranges. Vous savez qu’on assure que ces escaliers ont plus de cent ans. » Les jeunes filles échangèrent des regards rassurés, mais elles ne dirent pas un mot : on attendait l’opinion de la reine. Émily, selon sa coutume, justifia la confiance qu’on avait en elle en découvrant un procédé ingénieux pour mettre à l’épreuve l’explication de Cécilia. « Continuons de causer, dit-elle ; si Cécilia a raison, toutes les maîtresses sont endormies, et nous n’avons rien à craindre d’elles. Si Cécilia se trompe, nous ne tarderons pas à voir surgir l’une ou l’autre à la porte. Ne vous effrayez pas, miss Francine ; être surprise en train de causer pendant la nuit ne rapporte qu’une réprimande. Être surprise avec une lumière rapporte une punition. Éteignez la bougie. » Mais Francine croyait trop sincèrement au fantôme pour être ébranlée. « Oh ! ne me laissez pas dans l’obscurité ! dit-elle toute frémissante. Si nous sommes découvertes, je subirai la punition. – Vous vous y engagez sur l’honneur ? demanda Émily. – Oui ! oui ! » La reine, qui était d’humeur enjouée, reprit : « Ne sera-ce pas drôle de voir une grande fille de cet âge débuter comme pensionnaire par une punition ? Causons donc. Puis-je vous demander si vous êtes étrangère, miss de Sor ? – Mon père est un gentilhomme espagnol, répondit Francine avec dignité. – Et votre maman ? – Maman est Anglaise. – Et vous avez toujours vécu aux Indes occidentales ? – J’ai toujours vécu à l’île de San-Domingo. » Émily comptait sur ses doigts les particularités ainsi récemment découvertes sur le caractère de la fille de M. de Sor : Ignorante, – superstitieuse, – riche. « Savez-vous, ma chère, – pardonnez ma familiarité, – savez-vous que vous êtes une créature fort intéressante ? Il faut absolument que, pour l’agrément du dortoir, vous nous en disiez un peu plus sur votre compte. Qu’avez-vous fait toute votre vie ? Et surtout qu’est-ce qui vous amène ici ? Avant que vous commenciez, je dois, au nom de toute l’assistance, vous poser une condition. Sous aucun prétexte, ne vous avisez de nous donner des renseignements instructifs sur les Indes occidentales. » Francine désappointa son auditoire. Elle ne demanderait pas mieux que de satisfaire la curiosité de ces demoiselles ; mais elle était tout à fait incapable de disposer les événements dans l’ordre nécessaire au plus simple récit. Émily serait donc obligée de lui venir en aide en la questionnant. Le résultat justifia, dans une certaine mesure, cette curiosité. On sut du moins à quoi s’en tenir sur les raisons qui motivaient l’entrée en pension d’une nouvelle élève au commencement des vacances. Le frère aîné de M. de Sor lui avait laissé un magnifique domaine à San-Domingo, et de plus une belle fortune, argent comptant, à une seule condition, c’est qu’il continuerait à résider dans l’île. La question de la dépense devenue ainsi indifférente à sa famille, Francine avait été envoyée en Angleterre et spécialement recommandée à miss Ladd, comme une jeune fille pourvue de superbes espérances, mais, en même temps, dépourvue de l’éducation la plus élémentaire. Sur le conseil de miss Ladd elle-même, le voyage avait été arrangé de manière à ce qu’on pût employer les vacances au travail. Francine devait être emmenée à Brighton, où elle recevrait les leçons d’excellents maîtres. Avec une avance de six semaines, on pouvait lui faire réparer quelque peu le temps perdu et lui épargner, à la rentrée des classes, la mortification de se voir reléguer au même rang que les plus petites élèves de la maison. Dès que l’interrogatoire de Francine de Sor fut arrivé là, on ne le poursuivit pas plus loin. L’intérêt en était fort diminué maintenant ; on savait le mot de la plus attrayante énigme. Francine, avec une certaine finesse, se donna le mérite d’avoir pensé elle-même à raconter son histoire. « Est-ce que ce n’est pas mon tour ? dit-elle. N’ai-je pas le droit de savoir aussi qui vous êtes ? Puis-je vous prier de commencer, miss Émily ? Tout ce que vous m’avez dit jusqu’à présent, c’est que votre nom de famille est Brown. » Émily leva la main pour réclamer le silence. Le mystérieux craquement de l’escalier avait-il donc résonné de nouveau ? Non, le bruit qui venait de frapper la fine oreille d’Émily partait des lits placés en face du sien. N’étant plus tenues en éveil ni par la curiosité, ni par l’inquiétude, Effie, Annis et Priscilla avaient succombé à la double influence d’une nuit chaude et d’un souper copieux. Elles dormaient ! elles dormaient de tout leur cœur, et la plus grosse des trois ronflait, – mais doucement, ainsi qu’il convient à une jeune lady. N’importe ! en sa qualité de reine, Émily avait à cœur la tenue correcte du dortoir, et, devant la nouvelle, elle fut choquée de l’inconvenance de ce sommeil trop expressif. « Si jamais cette fille attrape un amoureux, dit-elle avec indignation, je regarderai comme mon devoir d’avertir l’infortuné avant qu’il l’épouse. Elle porte le nom ridicule d’Euphémia. Ses yeux sont ternes, ses cheveux fades, son teint incolore. Naturellement il doit vous déplaire d’entendre ronfler. Pardon si je vous tourne le dos, je m’en vais lui jeter ma pantoufle à la tête. » La douce voix de Cécilia – voix très endormie – s’éleva en faveur de la miséricorde. « Elle ne peut pas s’en empêcher, la pauvre Effie, et réellement ce n’est pas assez bruyant pour nous gêner. – Vous, du moins, cela ne vous gêne pas. Un peu de courage, Cécilia. Nous sommes fort éveillées par ici, et Francine trouve que c’est à notre tour de nous ouvrir à elle. » Un murmure, s’éteignant doucement dans un long soupir, fut la seule réponse de Cécilia. La charmante fille venait de succomber à son tour à l’influence soporifique du souper et de la température. Un instant la contagion somnolente parut même sur le point de se communiquer à Francine ; sa large bouche s’ouvrit dans un interminable bâillement. « Allons ! bonne nuit ! » lui dit Émily. Mais Francine se ranima instantanément. « Non, dit-elle, vous vous trompez bien si vous vous imaginez que je vais dormir. Je vous écoute avec un vif intérêt, miss Émily. » Émily ne parut pas en humeur de l’intéresser. Elle parla du temps qu’il faisait. « Il me semble que le vent se lève, » dit-elle. Le doute à ce sujet était impossible, on entendait bruire les feuilles, et la pluie tombait avec force contre les fenêtres. Francine, ainsi que son menton le proclamait aux physionomistes, était fort entêtée. Résolue à en venir à ses fins, elle employa le système d’Émily, elle posa des questions. « Y a-t-il longtemps que vous êtes pensionnaire ? – Trois ans. – Avez-vous des frères et sœurs ? – Je suis fille unique. – Votre père et votre mère sont-ils vivants ? » Émily se redressa subitement. « Attendez, dit-elle. Je crois qu’on l’entend de nouveau. – Le craquement de l’escalier ? – Oui. » Ou elle se trompait, ou le changement survenu au dehors ne permettait pas de saisir aussi bien qu’auparavant les bruits légers de l’intérieur. Le vent continuait à s’élever, et son passage à travers les grands arbres du jardin rappelait l’assaut des vagues sur la grève. Sous son souffle, la pluie, devenue une violente averse, se précipitait en rafales sur les vitres. « On dirait presque une tempête, n’est-ce pas ? » dit Émily. La dernière question de Francine n’avait pas encore reçu de réponse. Elle la renouvela obstinément. « Ne vous inquiétez pas du temps qu’il fait et parlez-moi de votre père et de votre mère. Sont-ils vivants encore ? » La réponse d’Émily ne se rapporta qu’à un seul de ses parents. « Ma mère est morte avant que mon âge me permît de sentir sa perte. – Et votre père ? » Émily répondit en parlant d’une sœur de son père. « Ma tante a toujours été une seconde mère pour moi. Mon histoire est, sur un point, la contre-partie de la vôtre. Vous êtes devenue riche tout à coup, et moi je suis, non moins brusquement, devenue pauvre. La fortune de ma tante devait être la mienne au cas où je lui survivrais. Mais cette fortune a été entraînée dans la déconfiture d’une banque. Maintenant, ma tante doit joindre les deux bouts avec un revenu de deux cents livres, et moi, en quittant la pension, il me faudra gagner ma vie. – Sûrement votre père peut vous venir en aide ? dit Francine avec persistance. – Sa fortune consistait en terres (la voix de la jeune fille tremblait). Le domaine, qui est substitué, revenait au plus proche héritier mâle. » La timidité délicate qui recule à l’idée de réveiller un souvenir douloureux ou pénible ne comptait point parmi les faiblesses de Francine. « Dois-je comprendre que votre père est mort ? » Les gens dépourvus de tact nous tiennent à leur merci. D’une voix basse et grave, qui révélait une sensibilité contenue, Émily finit par céder à l’importune questionneuse. « Oui, dit-elle, mon père est mort. – Il y a longtemps ? – D’autres diraient peut-être qu’il y a longtemps. J’aimais extrêmement mon père. Depuis quatre ans qu’il est mort, je ne peux pas parler de lui sans que mon cœur se gonfle à éclater. Je ne me laisse pas facilement accabler par le chagrin, miss Francine ; mais cette mort a été si brusque ! Quand je l’ai apprise, il était déjà dans sa tombe. Et il était si bon pour moi ! si bon pour moi ! » La vive et gaie petite créature, l’altière souveraine du dortoir, l’âme de la pension, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes. Étonnée et – pour lui rendre justice – un peu confuse, Francine chercha à s’excuser. Émily était trop généreuse pour lui garder rancune de sa cruelle obstination. « Non, je n’ai rien à pardonner. Ce n’est pas votre faute. Les autres jeunes filles à qui leur père manque ont des mères, des frères, des sœurs ; elles prennent plus facilement leur parti d’une perte comme la mienne. Ne vous excusez pas. – Mais je voudrais vous persuader de ma sympathie, reprit Francine, dont la figure, la voix et les manières n’exprimaient cependant que l’indifférence. Quand mon oncle est mort en nous laissant tout son argent, papa a été bouleversé, mais il comptait sur le temps pour se guérir de son chagrin. – Jusqu’ici, Francine, ce grand guérisseur s’est trouvé impuissant avec moi. Peut-être ai-je une mauvaise nature, mais l’espoir d’une future réunion dans un monde meilleur est trop faible et trop lointain pour me consoler. Laissons cela. Parlons plutôt de la bonne créature endormie à côté de vous. Vous ai-je dit que j’aurai à gagner mon pain au sortir de pension ? Cécilia s’est informée dans ses lettres à sa famille et m’a découvert un emploi. Pas celui de gouvernante. Quelque chose de tout à fait exceptionnel. Je vais vous expliquer de quoi il s’agit. » Dans ce bref intervalle, le temps avait changé encore, le vent soufflait toujours avec force, mais la pluie diminuait de violence ; du moins, son clapotement ne résonnait plus sur les carreaux. Émily commença. Pleine de gratitude envers son amie, elle ne songea point à observer l’air ennuyé avec lequel Francine s’installait sur son oreiller pour écouter les louanges de Cécilia. La plus ravissante des pensionnaires ne pouvait guère intéresser une jeune personne gratifiée par la nature d’un long menton opiniâtre et d’yeux percés d’une façon absolument malheureuse. Le récit, qu’accompagnaient les plaintes monotones du vent, coulait doucement des lèvres d’Émily. Peu à peu les yeux de Francine se fermèrent pour se rouvrir au bout d’un instant et se refermer encore. À un certain point de sa narration, la mémoire d’Émily resta indécise entre deux événements. S’étant arrêtée afin de réfléchir, la jeune fille remarqua le silence de Francine. Elle l’examina. Miss de Sor dormait. « Elle aurait pu me prévenir qu’elle était fatiguée, fit tranquillement Émily. Eh bien, ce que j’ai à faire de mieux, c’est d’éteindre ma bougie et de suivre son exemple. » Au moment où elle prenait l’éteignoir, la porte du dortoir s’ouvrit subitement du dehors. Une grande femme, drapée dans une robe noire, se tenait sur le seuil, les yeux fixés sur Émily.
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