III

2273
III Il fut un temps où l'homme, à l'affût de toutes les médisances recherchait la société des femmes. Maintenant l'homme fait mieux : il va à son cercle et entre dans le fumoir. Le docteur Wybrow alluma donc son cigare et regarda autour de lui : ses semblables étaient réunis en conclave. La salle était pleine, mais la conversation encore languissante. Le docteur, sans s'en douter y apporta l'entrain qui y manquait. Quand il eut demandé si quelqu'un connaissait la comtesse Narona, il lui fut répondu par une sorte de tollé général indiquant l'étonnement. Jamais, telle était du moins l'opinion du conclave, jamais on n'avait encore fait une question aussi absurde ! Tout le monde, au moins toute personne ayant la plus petite place dans ce qu'on appelle la société, connaissait la comtesse Narona. Une aventurière à la réputation européenne aussi noire que possible, d'ailleurs, tel fut en trois mots le portrait de cette femme au teint pâle et aux yeux étincelants. Puis, passant aux détails, chaque membre du cercle ajouta un souvenir scandaleux à la liste de ceux qu'on attribuait à la comtesse. Il était douteux qu'elle fût réellement ce qu'elle prétendait être, une grande dame dalmatienne. Il était douteux qu'elle eût jamais été mariée au comte dont elle prétendait être la veuve. Il était douteux que l'homme qui l'accompagnait dans ses voyages, sous le nom de baron Rivar, et en qualité de frère, fût véritablement son frère. On prétendait que le baron était un joueur connu dans tous les tapis verts du continent. On prétendait que sa soi-disant sœur avait été mêlée à une cause célèbre relative à un empoisonnement, à Vienne ; – qu'elle était connue à Milan comme une espionne de l'Autriche ; – que son appartement à Paris avait été dénoncé à la police comme un véritable tripot, et que son apparition récente en Angleterre était le résultat naturel de cette dernière découverte. Un seul membre de l'assemblée des fumeurs prit la défense de cette femme si gravement outragée, et déclara que sa réputation avait été cruellement et injustement noircie. Mais cet homme était un avocat, son intervention ne servit à rien ; on l'attribua naturellement à l'amour de la contradiction qu'éprouvent tous les gens de son métier. On lui demanda ironiquement ce qu'il pensait des circonstances à la suite desquelles la comtesse en était arrivée à promettre sa main ; il répondit d'une manière très caractéristique, qu'il pensait que les circonstances auxquelles on faisait allusion n'avaient rien que de fort honorable pour les deux personnes qui y étaient intéressées, et qu'il regardait le futur mari de la dame comme un homme des plus heureux et des plus dignes d'envie. Le docteur provoqua alors un nouveau cri d'étonnement en demandant le nom de la personne que la comtesse allait épouser. Tous ses amis du fumoir déclarèrent à l'unanimité que le célèbre médecin devait être un frère de la Belle au Bois-Dormant, et qu'il venait à peine de se réveiller d'une léthargie de vingt ans. C'était parfait de dire qu'il était tout à sa profession et qu'il n'avait ni le temps ni le goût de ramasser dans les dîners ou dans les bals les bouts de conversations qui arrivaient à ses oreilles ; mais un homme qui ne savait pas que la comtesse Narona avait emprunté de l'argent à Hombourg à lord Montbarry, et l'avait ensuite amené à lui faire une proposition de mariage, n'avait probablement jamais entendu parler non plus de lord Montbarry lui-même. Les plus jeunes membres du cercle, amis de la plaisanterie, envoyèrent le domestique chercher un dictionnaire de la noblesse et lurent pour le docteur, à haute voix, la généalogie de la personne en question, l'agrémentant de commentaires variés qu'ils y intercalaient à l'usage du docteur. Herbert John Westwick. Premier baron Montbarry, de Montbarry, comté du roi en Irlande. Créé pair pour des services militaires distingués dans les Indes. Né en 1812. « Âgé de quarante-huit ans, docteur. » En ce moment non marié. « Sera marié la semaine prochaine, docteur, à la délicieuse créature dont nous avons parlé. » Héritier présomptif : le frère cadet de Sa Seigneurie, Stephen Robert, marié à Ella, la plus jeune fille du révérend Silas Marden, recteur de Rumigate, a trois filles de son mariage. Les plus jeunes frères de Sa Seigneurie, Francis et Henry, non mariés. Sœurs de Sa Seigneurie, lady Barville, mariée à sir Théodore Barville, Bart ; et Anne, veuve de feu Peter Narbury, esq., de Narbury Cross. « Retenez bien, docteur, la famille de sa Seigneurie. Trois frères Westwick, Stephen, Francis et Henry ; et deux sœurs, lady Barville et Mrs Narbury. Pas un des cinq ne sera présent au mariage, et il n'en est pas un des cinq qui ne fera tout son possible pour l'empêcher, si la comtesse en donne le moindre prétexte. Ajoutez à ces membres hostiles de la famille une autre parente offensée qui n'est pas mentionnée dans le dictionnaire, une jeune demoiselle. » Un cri soudain de protestation partant de tous les côtés de la salle arrêta la révélation qui allait suivre et délivra le docteur d'une plus longue persécution. « Ne dites pas le nom de la pauvre fille ; c'est de fort mauvais goût de plaisanter sur ce qui lui est arrivé ; elle s'est conduite fort bien, malgré les honteuses provocations auxquelles elle a été en butte ; il n'y a qu'une excuse pour Montbarry : il est fou ou imbécile. » C'est en ces termes ou à peu près que chacun s'exprima. En causant intimement avec son plus proche voisin, le docteur découvrit que la dame de laquelle on causait lui était déjà connue par la confession de la comtesse : c'était la personne abandonnée par lord Montbarry. Son nom était Agnès Lockwood. On disait qu'elle était de beaucoup supérieure à la comtesse et qu'elle était en outre de quelques années moins âgée. Faisant d'ailleurs toutes les réserves possibles sur les mauvaises actions que les hommes commettent chaque jour dans leurs relations avec les femmes, la conduite de Montbarry semblait des plus blâmables. Sur ce point, chacun était d'accord, y compris l'avocat. Aucun d'entre eux ne put ou ne voulut se souvenir des monstrueux exemples qu'il y a de l'influence irrésistible que certaines femmes ont sur les hommes, en dépit de leur laideur. Les membres du cercle qui s'étonnaient le plus du choix de Montbarry étaient justement ceux que la comtesse, malgré son défaut de beauté, eût très aisément fascinés si elle eût voulu s'en donner la peine. Pendant que le mariage de la comtesse était encore le pivot de la conversation, un membre du cercle entra dans le fumoir. Son apparition fit faire aussitôt un silence absolu. Le voisin du docteur Wybrow lui dit tout bas : « Le frère de Montbarry, Henry Westwick ? » Le nouveau venu regarda lentement autour de lui en souriant amèrement : « Vous parlez de mon frère ? dit-il. Ne faites pas attention à moi. Aucun de vous ne peut avoir pour lui plus de mépris que je n'en ai moi-même. Continuez, messieurs, continuez ! » Un seul des assistants prit le nouveau venu au mot. C'était l'avocat qui avait déjà tenté la défense de la comtesse. « Je reste donc seul de mon opinion, dit-il, mais je n'ai pas honte de la répéter devant qui que ce soit. Je considère la comtesse Narona comme fort injustement soupçonnée. Pourquoi ne deviendrait-elle pas la femme de lord Montbarry ? Qui de nous peut dire qu'elle fait une spéculation, par exemple, en l'épousant ? » Le frère de Montbarry se retourna brusquement vers celui qui venait de parler : « Moi je le dis ! » répliqua-t-il. La réponse aurait pu désarçonner certaines gens, mais l'avocat resta impassible et continua à défendre le terrain qu'il avait choisi. « Je crois que je suis dans le vrai, reprit-il en disant que le revenu de Sa Seigneurie est plus que suffisant pour fournir à ses besoins sa vie durant ; j'ajoute que c'est un revenu provenant presque entièrement de propriétés en terres situées en Irlande et dont chaque arpent est substitué ». Le frère de Montbarry fit un signe d'assentiment pour faire comprendre qu'il n'y avait pas d'objection possible sur ce point. « Si Sa Seigneurie décède en premier, continua l'avocat, on m'a dit que le seul legs qu'il peut faire à sa veuve consiste en fermages sur la propriété, ne s'élevant pas à plus de 400 livres par an. Ses pensions, ses retraites, c'est un fait bien connu, s'éteignent avec lui. « Quatre cents livres par an, voilà donc tout ce qu'il peut donner à la comtesse, s'il la laisse veuve. – Quatre cents livres par an, ce n'est pas tout. Mon frère a assuré sa vie pour 10, 000 livres qu'il a léguées à la comtesse au cas où il mourrait avant elle. » Cette déclaration produisit un certain effet. Chacun se regarda en répétant ces trois mots : – Dix mille livres ! Poussé au pied du mur, le notaire fit un dernier effort pour défendre sa position. « Puis-je vous demander qui a fait de cet arrangement une condition du mariage ? dit-il ; ce n'est sûrement pas la comtesse elle-même ? – C'est le frère de la comtesse, ce qui revient absolument au même, répondit Henry Westwick. » Après cela, il n'y avait plus à discuter, au moins tant que le frère de Montbarry serait présent. La conversation changea donc, et le médecin rentra chez lui. Mais sa curiosité malsaine sur la comtesse n'était pas encore satisfaite. Dans ses moments de loisir, il pensait à la famille de lord Montbarry et se demandait si elle réussirait en définitive à empêcher le mariage. Chaque jour il se prenait à désirer connaître le malheureux à qui on avait ainsi tourné la tête. Chaque jour, durant le court espace de temps qui devait s'écouler avant le mariage, Il se rendit au cercle pour tâcher d'apprendre quelques nouvelles. Rien ne s'était passé, c'est tout ce que l'on savait au cercle. La position de la comtesse était toujours inébranlable : lord Montbarry voulait plus que jamais épouser cette femme. Tous deux étaient catholiques, le mariage devait être célébré à la chapelle de la place d'Espagne. Voilà tout ce que le docteur apprit de nouveau. Le jour de la cérémonie, après avoir lutté quelques instants avec lui-même, il se décida à sacrifier pour un jour ses malades et leurs guinées, et se dirigea, sans en rien dire vers la chapelle. Sur la fin de sa vie, il entrait en colère quand quelqu'un lui rappelait sa conduite ce jour-là ! Le mariage fut, pour ainsi dire, secret. Une voiture fermée attendait à la porte de l'église ; quelques personnes appartenant pour la plupart à la basse classe, et presque toutes de vieilles femmes, étaient éparpillées dans l'intérieur de l'église. Le docteur aperçut cependant quelques rares visages de quelques-uns des membres du cercle, attirés comme lui par la curiosité. Quatre personnes seulement étaient devant l'autel : la mariée, le marié et leurs deux témoins. Un de ces derniers était une vieille femme, qui pouvait passer pour la camériste ou la dame de compagnie de la comtesse ; l'autre était sans aucun doute son frère, le baron Rivar. Toutes les personnes faisant partie de la noce, la mariée elle-même, portaient leurs costumes habituels du matin. Lord Montbarry était un homme d'âge moyen, au type militaire, n'ayant rien de remarquable ni dans la démarche, ni dans la physionomie. Le baron Rivar, lui, était la personnification d'un autre type bien connu. On rencontre à Paris presque à chaque pas, sur les boulevards, ces moustaches cirées en pointes, ces yeux hardis, ces cheveux noirs frisés et épais, en un mot cette tête portée arrogamment ; il ne ressemblait en rien à sa sœur. Le prêtre qui officiait était un pauvre bon vieillard remplissant les devoirs de son ministère avec une sorte de résignation et ressentant des douleurs rhumatismales chaque fois qu'il était obligé de s'agenouiller. La personne sur qui aurait dû se concentrer toute la curiosité des assistants, la comtesse, souleva son voile au commencement de la cérémonie ; mais sa robe, d'une extrême simplicité, n'appelait pas longtemps les regards. Jamais mariage ne fut moins intéressant et plus bourgeois que celui-là. De temps en temps le docteur jetait un coup d'œil vers la porte, comme s'il attendait la subite intervention de quelqu'un qui viendrait révéler un terrible secret et s'opposer à la continuation de la cérémonie. Rien de semblable n'arriva, rien d'extraordinaire, rien de dramatique. Étroitement liés l'un à l'autre par un éternel serment, les deux époux disparurent suivis de leurs témoins, pour aller signer sur le registre à la sacristie ; cependant le docteur attendait toujours et continuait à nourrir l'espoir obstiné qu'un événement inattendu et important devait certainement arriver. Mais le temps passa et le couple uni rentra dans l'église, se dirigeant cette fois vers la porte. Le docteur, afin de n'être pas vu, essaya de se cacher ; à sa grande surprise, la comtesse l'aperçut. Il l'entendit dire à son mari : « Un moment, je vous prie, je vois un ami, » Lord Montbarry s'inclina et attendit. Elle s'avança alors vers le docteur, lui prit la main et la serra convulsivement. Ses grands yeux noirs, pleins d'éclat, brillaient à travers son voile. « Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin ! » lui dit-elle ; puis elle retourna auprès de son mari. Avant que le docteur ait pu se remettre et la suivre, lord et lady Montbarry étaient dans leur voiture et les chevaux marchaient déjà. À la porte de l'église étaient trois ou quatre membres du cercle qui, comme le docteur Wybrow, n'avaient assisté à la cérémonie que par curiosité. Près d'eux se tenait le frère de la mariée, attendant seul. Son intention évidente était de voir l'homme à qui sa sœur avait parlé. Son regard insolent fixait le docteur d'un air étonné, mais cela ne dura qu'un instant ; le regard s'éclaircit soudain et le baron souriant avec une courtoisie charmante, salua l'ami de sa sœur et s'en alla. Les membres du cercle formèrent un petit groupe sur les marches de l'église et commencèrent à causer : du baron d'abord. « Quel coquin de mauvaise mine ! » Ils passèrent à Montbarry. « Est-ce qu'il va emmener cette horrible femme avec lui en Irlande ? Certainement non ! Il n'ose plus regarder en face ses fermiers, ils savent tous l'histoire d'Agnès Lockwood. – Eh bien, où ira-t-il ? – En Écosse. – Aimera-t-elle ce pays-là ? – Oh ! Pour une quinzaine seulement ; ils reviendront ensuite à Londres et partiront à l'étranger. – Parions qu'ils ne reviendront jamais en Angleterre : – Qui sait ? – Avez-vous vu comme elle a regardé Montbarry au commencement de la cérémonie quand elle a été obligée de soulever son voile ? À sa place je me serais sauvé. L'avez-vous vu, docteur ? » Mais le docteur se souvenait maintenant de ses malades, et il en avait assez de tous ces bavardages. Il suivit donc l'exemple du baron Rivar et s'en alla. – Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin, se répétait-il à lui-même en rentrant chez lui. Quelle fin ?
신규 회원 꿀혜택 드림
스캔하여 APP 다운로드하기
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    작가
  • chap_list목록
  • like선호작