CHAPITRE VI-2

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Ni lui ni moi ne semblions venir à bout de cette partie de notre enquête. Nous nous regardâmes, puis nous considérâmes la mer, qui, montant doucement, couvrait graduellement les sables mouvants. « À quoi pensez-vous, dit tout à coup M. Franklin ? — Je songeais, monsieur, répliquai-je, que j’aimerais à précipiter le diamant dans les sables tremblants, et à mettre fin ainsi à toutes nos préoccupations ! — Si vous avez en poche la valeur de la Pierre de Lune, Betteredge, me répondit M. Franklin, dites-le vite, et ainsi sera-t-il fait ! » Il est curieux d’observer combien, lorsque l’esprit est trop tendu, la moindre plaisanterie réussit à l’alléger. Nous trouvâmes très-divertissante l’idée de disposer ainsi du bien de miss Rachel, et de mettre M. Blake, l’exécuteur testamentaire, dans un si terrible embarras, quoique, à l’heure présente, je me demande encore ce qu’il y avait là de si divertissant ! M. Franklin fut le premier à ramener la conversation à son sujet principal. Il prit une enveloppe dans sa poche, l’ouvrit, et me tendit le papier qu’elle renfermait. « Betteredge, dit-il, il faut que nous envisagions nettement, et cela dans l’intérêt de ma tante, la question des motifs secrets qu’eut le colonel pour faire ce legs à sa nièce. Ne perdez pas de vue la façon dont lady Verinder traita son frère depuis le moment de son retour en Angleterre jusqu’à celui où il vous promit de se souvenir du jour de naissance de sa nièce ; puis lisez ceci. » Il me remit l’extrait du testament du colonel : je l’ai sous les yeux pendant que j’écris, et j’en prends copie à votre intention. « Troisièmement, et finalement, je donne et lègue à ma nièce, Rachel Verinder, fille unique de ma sœur Julia Verinder, veuve, si ladite dame est encore en vie lors du prochain jour de naissance de Rachel Verinder, c’est-à-dire au premier anniversaire qui suivra ma mort, mon diamant jaune, connu en Orient sous le nom de diamant de la Lune ; ce legs est soumis à la condition que ladite Julia Verinder sera en vie à cette époque. À cet effet, je désire que mon exécuteur testamentaire remette mon diamant, par ses mains ou par celles d’un intermédiaire digne de sa confiance et désigné par lui, en la possession personnelle de ma nièce Rachel, au prochain jour de sa naissance qui suivra ma mort, et cela, si faire se peut, en présence de ma sœur Julia Verinder. Je désire aussi qu’on informe ma sœur, par une copie légalisée, de cette troisième et dernière clause de mon testament, à savoir, que je donne le diamant à sa fille Rachel, en signe de pardon absolu du tort que ses procédés envers moi ont causé à ma réputation durant ma vie, et tout particulièrement comme preuve que je pardonne, ainsi qu’il convient à un gentilhomme et à un officier, l’insulte qui me fut faite, lorsque son valet de chambre, agissant par ses ordres, me ferma sa porte le soir du jour de naissance de sa fille… ». D’autres détails suivaient, ordonnant en cas du décès de milady ou de miss Rachel, lors de l’ouverture du testament, l’envoi du diamant en Hollande, où on en disposerait suivant la teneur des instructions cachetées que M. Franklin nous a fait connaître précédemment. Je rendis le papier à M. Frankiin, trop troublé pour exprimer mon opinion. Jusqu’à ce moment je restais convaincu, vous le savez, que le colonel était mort aussi réprouvé qu’il avait vécu. Je ne pourrais dire que cette lecture me convertit complètement ; mais enfin elle m’ébranla, je l’avoue. « Eh bien, dit M. Franklin, maintenant que vous avez pris connaissance des propres paroles du colonel, qu’en pensez-vous ? En introduisant la Pierre de Lune dans la maison de ma tante, suis-je ici l’instrument inconscient de la vengeance du colonel, ou est-ce que je réhabilite son caractère de chrétien repentant et pardonnant ? — Il semble dur, monsieur, répondis-je, d’affirmer qu’il mourut avec une affreuse vengeance dans le cœur et un horrible mensonge sur les lèvres. Dieu seul connaît la vérité ! Ne me la demandez donc pas ! » M. Franklin continua à tourner l’extrait du testament entre ses doigts, comme s’il eût espéré en voir jaillir la vérité ; pendant ce temps, sa physionomie changeait singulièrement. De vif et animé qu’il était jusqu’ici, il devint tout à coup réfléchi et solennel. « La question a deux points de vue, dit-il, le côté objectif et le côté subjectif. Lequel adoptons-nous ? » Il avait reçu une éducation allemande aussi bien qu’une éducation française. Cette dernière avait pris possession de lui jusqu’à ce moment, à ce qu’il me sembla, et l’autre influence arrivait maintenant à son tour. Une de mes règles favorites est de ne jamais m’arrêter à ce que je ne comprends pas. Je pris donc un juste milieu entre l’objectif et le subjectif dont on me parlait ; à vrai dire, j’ouvris mes yeux démesurément et ne dis mot. « Extrayons de la chose sa signification intérieure, insista M. Franklin ; pourquoi mon oncle laissa-t-il le diamant à Rachel ? pourquoi ne le légua-t-il pas à ma tante ? — Ceci, monsieur, répondis-je, n’est pas au-dessus de ma pénétration : le colonel Herncastle connaissait assez milady pour savoir qu’elle aurait refusé tout legs venant de lui. — Comment était-il assuré que Rachel ne le refuserait pas également ? — Vit-on jamais une jeune dame, monsieur, capable de résister à la tentation d’accepter un présent semblable à celui du diamant de la Lune ! — Le point de vue rentre dans le subjectif, dit M. Franklin. Il vous fait honneur, Betteredge, et dénote beaucoup d’intelligence de votre part. Mais il plane sur le legs du colonel un autre mystère qui n’est pas encore éclairci. Comment expliquerons-nous que ce don ne doive être remis à Rachel que du vivant de sa mère ? — Je ne voudrais pas calomnier un homme défunt, monsieur ; mais s’il a tant tenu à l’existence de sa sœur dans cette occasion, ne serait-ce pas dans l’espoir que ce devienne une source de trouble et de chagrin pour elle par l’entremise de sa fille, et qu’étant encore en vie elle puisse ressentir toutes ces peines ? — Oh ! oh ! c’est donc là votre interprétation ? Vous voici derechef dans le mode subjectif ! Avez-vous jamais été en Allemagne, Betteredge ? — Non, monsieur ; mais quelle serait votre interprétation, s’il vous plaît ? — J’admets, dit M. Franklin, que le but du colonel a pu être, non pas d’avantager sa nièce qu’il n’avait jamais vue, mais de prouver à sa sœur, de la façon la plus gracieuse, qu’il lui avait pardonné, en faisant un magnifique présent à son enfant. Voilà une interprétation toute différente de la vôtre, Betteredge, et également admissible au point de vue subjectif. Je crois l’une aussi plausible que l’autre. » Ayant résolu nos difficultés d’une façon aussi satisfaisante pour chacun, M. Franklin parut croire qu’il n’y avait plus rien à lui demander. Il s’étendit sur le sable, et manifesta le désir de savoir ce qui restait à faire. Il s’était montré si fin et si intelligent dans toute cette affaire (avant d’adopter le jargon étranger), et il avait si bien pris la haute main dans la direction de notre conversation, que je fus frappé de surprise en le voyant soudain changer de rôle et faire appel à mon aide. Plus tard seulement, j’appris par miss Rachel, qui fut la première à le remarquer, que ces brusques variations étaient chez M. Franklin une suite de son éducation étrangère. À l’âge où nous recevons nos impressions des autres, où nous sommes plutôt un reflet qu’une personnalité, cet enfant, envoyé à l’étranger, ballotté d’une nation à une autre, n’avait pas eu le temps d’acquérir une manière d’être définitive. Le résultat fut qu’il rapporta du continent un caractère fait de mille nuances diverses et toutes plus ou moins discordantes, si bien qu’il semblait passer sa vie dans un état de perpétuelle contradiction avec lui-même. Tantôt il était plein d’activité, tantôt la paresse le dominait ; parfois ses idées pouvaient être claires et sûres, parfois elles étaient brumeuses ; il se montrait un modèle de décision, puis il offrait le spectacle de l’impuissance ; bref, il réunissait en lui l’humeur française, l’humeur allemande, l’humeur italienne, et, brochant sur le tout, le fond anglais reparaissait toujours à point nommé comme pour dire : « Me voici étrangement travesti, ainsi que vous le voyez, mais pourtant il reste encore quelque chose de moi. » Miss Rachel prétendait que c’était le côté italien qui prédominait, dans les moments où il affectait un laisser-aller complet et vous demandait de la façon la plus indolente d’assumer tout le fardeau de la responsabilité sur vos propres épaules. Je pense que nous pouvons dire, sans être taxés d’injustice, qu’en ce moment c’était le côté italien du caractère qui se manifestait. « N’est-ce pas à vous, monsieur, repris-je, de savoir ce qu’il va falloir faire ? à coup sûr, cela ne me regarde pas. » M. Franklin était étendu dans une position à ne voir que le ciel, et ne parut pas se soucier de ma question. « Je ne me soucie pas d’alarmer ma tante sans raison, dit-il ; et je ne veux point non plus la quitter sans la prévenir de ce qu’il peut lui être utile d’apprendre. Voyons, Betteredge, si vous étiez à ma place, en deux mots, que feriez-vous ? » Je lui dis sans hésiter : « J’attendrais. — De tout mon cœur, répondit M. Franklin, mais pendant combien de temps ? » Je me mis à expliquer mon opinion. « Autant que je puis le comprendre, monsieur, il est indispensable que quelqu’un remette ce maudit diamant entre les mains de miss Rachel, à l’occasion de son prochain jour de naissance, et, en ce cas, autant vaut que ce soit vous qui vous en chargiez qu’un autre. Nous voici au 25 de mai, et l’anniversaire tombe le 21 juin ; il reste donc près de quatre semaines devant nous. Attendons, et voyons ce qui surviendra pendant ce laps de temps ; alors nous préviendrons milady ou non, suivant les circonstances. — Admirable, Betteredge, dit M. Franklin, la position est ainsi sauvegardée ; mais, d’ici là, que ferai-je de la Pierre de Lune ? — Vous agirez comme votre père le fit ! repartis-je ; votre père l’avait mise en sûreté dans une maison de banque à Londres ; vous la logerez dans le coffre-fort de la banque de Frizinghall. (Frizinghall est la ville la plus voisine de chez nous, et la banque d’Angleterre elle-même n’est pas plus sûre que celle de ce lieu.) Si j’étais de vous, monsieur, ajoutai-je, je monterais à cheval et je me dirigerais incontinent sur Frizinghall avant le retour de ces dames. » La perspective de faire quelque chose, et de le faire à cheval, remit M. Franklin sur ses pieds avec la rapidité de l’éclair ; bien plus, il me releva sans la moindre cérémonie. « Vous valez votre pesant d’or, Betteredge ! Allons vite, et faisons seller le meilleur cheval des écuries. » Il me rappelait le bon vieux temps ! Dieu soit loué ! voici bien le vrai fond anglais, perçant malgré la couche de vernis des civilisations étrangères ! je retrouvais le petit Franklin d’autrefois, transporté d’aise à la pensée d’une promenade à cheval ! Lui faire seller un cheval ! mais j’en aurais fait préparer une douzaine, s’il avait pu les monter tous à la fois ! Nous rentrâmes à la hâte, nous fîmes seller le cheval le plus rapide de l’écurie, et M. Franklin partit au grand galop, pour déposer encore une fois le maudit diamant dans le coffre-fort d’une banque. Lorsque j’entendis s’éloigner le bruit du cheval, et que je me retrouvai seul dans la cour, je fus tenté de me demander si je ne sortais pas d’un rêve.
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