Chapitre 3

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Chapitre 3 C e soir, la façon d’être de Pesca, et son visage illuminé, suffirent à me faire comprendre, dès que je me trouvai devant lui, qu’une chose extraordinaire était arrivée. Il était tout à fait inutile, cependant, d’attendre qu’il s’expliquât au moment même. Il m’emmena en me tirant par les deux mains, nous entrâmes en trombe dans le salon où ma mère, assise près de la fenêtre, riait en s’éventant. Pesca était un de ses favoris, et ses pires excentricités trouvaient grâce à ses yeux. Pauvre chère maman ! Dès qu’elle eut découvert que le petit professeur était profondément attaché à son fils, elle lui ouvrit son cœur sans réserve et prit au sérieux toutes ses bizarreries, sans même essayer de les comprendre. Ma sœur Sarah, malgré sa jeunesse, était moins indulgente. Tout en rendant justice aux grandes qualités de Pesca, elle ne pouvait l’approuver implicitement. Son idée des convenances se scandalisait continuellement de la désinvolture du petit Italien et elle s’étonnait toujours plus ou moins ouvertement de la familiarité de notre mère avec l’excentrique étranger. J’ai observé, non seulement chez ma sœur mais aussi chez d’autres jeunes gens, que notre génération est beaucoup moins expansive que celle de nos parents. Je vois continuellement des personnes âgées, joyeuses et agitées devant la perspective de quelque plaisir qui ne trouble même pas la tranquillité de leurs petits-enfants. Les garçons et les filles, de nos jours, seraient-ils moins sincères que leurs aînés ? Est-ce là un progrès trop rapide de l’éducation ? Et sommes-nous, nous, ceux de la jeune génération, un tant soit peu trop bien élevés ? Sans essayer de répondre à cette question, je puis en tout cas assurer que je n’ai jamais vu ma mère et ma sœur en compagnie de Pesca sans trouver que ma mère était de beaucoup la plus jeune des deux. En cette occasion, par exemple, tandis que la vieille dame riait de bon cœur de la façon de collégien avec laquelle nous étions entrés dans le salon, Sarah, d’un air réservé, ramassait les débris d’une soucoupe que le professeur avait heurtée en passant. — Je ne sais ce qui serait arrivé, Walter, si vous aviez encore tardé à rentrer, dit ma mère. Pesca n’était plus à tenir et j’étais moi-même à demi folle de curiosité. Le professeur apporte une nouvelle extraordinaire qui vous concerne et a cruellement refusé de nous en donner la moindre idée avant que son ami Walter ne fût là. — C’est agaçant ! murmura Sarah, et cela dépareille le beau service ! Pendant ce temps, Pesca, inconscient de sa maladresse, traînait à l’autre bout du salon un grand fauteuil à haut dossier. Tourné vers nous, à genoux sur le siège, il commença un discours emphatique, comme un orateur s’adressant à un vaste auditoire. — Maintenant, mes chers amis, fit-il, écoutez-moi ! Le moment est venu de vous annoncer enfin ma grande nouvelle. — On vous écoute, on vous écoute ! s’exclama ma mère avec impatience. — La prochaine chose qu’il cassera, marmotta Sarah, sera le dossier du meilleur fauteuil ! — Je fais un pas en arrière dans le passé et je m’adresse à l’être le plus noble qui existe, continua Pesca s’adressant à moi par-dessus son rempart, à celui qui, me trouvant mort au fond de la mer, me ramena à la surface. Et que lui ai-je dit lorsque je me retrouvai en possession de la vie et de mes vêtements ? — Beaucoup plus qu’il n’en fallait ! répondis-je afin d’empêcher l’émotion qui allait immanquablement provoquer un flot de larmes chez le professeur. — J’ai dit, répéta Pesca, que ma vie lui appartenait, et que je ne pourrais être heureux que le jour où j’aurais l’occasion de lui prouver ma gratitude. Aujourd’hui, la joie éclate dans mon cœur et sort par tous les pores de ma peau, car ce jour est enfin arrivé ! » Parmi les élégantes demeures de Londres où j’enseigne ma langue maternelle, poursuivit le professeur sans s’arrêter, il en existe une merveilleuse qui est située à Portland. Vous savez tous où cela se trouve naturellement ? Oui, évidemment ! cette superbe habitation abrite une superbe famille : une jolie maman, trois belles jeunes filles, deux garçons beaux et potelés, et un père, financier important, autrefois bel homme, qu’un crâne chauve et un double menton ont un peu abîmé. Mais rendez-vous compte ! J’étais en train d’enseigner le sublime Dante (non sans peine d’ailleurs) aux trois jeunes filles et nous étions précisément tous les quatre en Enfer, moi m’efforçant, avec un enthousiasme bien inutile, de leur faire comprendre la grandeur du sujet, lorsqu’un bruit de bottes se fit entendre. Le père apparut bientôt sur le seuil de la porte. Ah ! mes chers bons amis ! Soyez patients, j’approche de la grande nouvelle… Il tenait une lettre à la main et, après s’être excusé de nous avoir tirés de nos Régions Infernales pour nous ramener à des affaires terrestres, il s’adressa à ses filles et commença, comme vous autres Anglais commencez toutes vos phrases, par un “Oh !”. “Oh ! mes chères filles, j’ai ici une lettre d’un ami, me demandant de lui indiquer un maître de dessin qui pourrait aller chez lui à la campagne”… Que Dieu me bénisse ! à ces paroles, je l’aurais serré sur mon cœur ! Mais je me bornai à sauter de mon siège tant j’avais l’impression d’être assis sur des épines, et je brûlais de parler. Je n’en fis rien pourtant ; j’attendis qu’il eût terminé. » – Peut-être, mes chéries, connaissez-vous un bon professeur de dessin que je pourrais lui recommander ? continua l’excellent homme en agitant la lettre dans ses mains couvertes de bagues étincelantes. » Les jeunes filles se regardèrent et répondirent ensemble. » – Oh ! Mon Dieu ! Non, papa ! mais peut-être Mr Pesca… » À ces mots, mon sang ne fit qu’un tour et je m’écriai avec feu : » – Cher monsieur ! J’ai votre homme ! Le premier et le meilleur professeur de dessin du monde ! Recommandez-le par le courrier de ce soir et envoyez-le avec armes et bagages par le premier train du matin ! » – Arrêtez ! Arrêtez ! s’écria le père. Est-ce un étranger ou un Anglais ? » – Anglais jusqu’à la moelle des os ! répondis-je. » – Respectable ? » – Monsieur ! m’écriai-je à cette question qui m’offensait personnellement, et je poursuivis dignement : La flamme immortelle du génie brûle dans le cœur de cet homme et son père l’avait déjà avant lui ! » – Peu importe son génie, déclara-t-il d’un ton rude, dans notre pays, nous ne voulons pas d’un génie sans respectabilité, mais si les deux se trouvent réunis, tant mieux ! tant mieux ! Votre ami peut-il fournir des certificats ou des références ? » – Des lettres de références ! m’écriai-je en agitant la main, mais des douzaines, des volumes si vous le désirez ! » – Une ou deux suffiront, répondit cet homme de sang-froid et d’argent. Qu’il me les fasse parvenir avec son nom et son adresse et… attendez ! Attendez, Mr Pesca, avant de courir chez votre ami, il vaudrait mieux que je vous remette un billet pour lui. » – Un billet de banque ! m’écriai-je indigné, s’il vous plaît, monsieur, pas avant que mon estimé ami l’ait gagné… » – Billet de banque ? reprit le papa, qui vous parle de billet de banque ? Je veux dire un mot expliquant les conditions, un résumé de ce qu’on attend de lui. Continuez votre leçon, Mr Pesca, je vous remettrai cette note dans un instant. » Cela dit, il alla s’installer à une table de travail, prit une plume et du papier tandis que je redescendais dans l’Enfer de Dante avec mes trois jeunes filles. » Dix minutes après, la note était rédigée et les bottes du père s’éloignaient dans le corridor. » L’idée que j’avais enfin la merveilleuse occasion de prouver ma gratitude à mon très cher ami Walter me rendait ivre de bonheur. » Comment je sortis avec mes trois jeunes filles des Régions Infernales, comment je terminai mes cours, comment mon dîner passa dans mon gosier, je ne pourrais vous le dire ! Le principal est que j’ai ce message et que je me sens fou de joie et plus heureux qu’un roi ! Ici, le professeur termina son discours en brandissant la lettre au-dessus de sa tête et en exécutant une parodie italienne du vivat anglais. Ma mère se leva, les joues en feu, les yeux brillants, saisit chaleureusement les mains du petit homme. — Mon cher excellent Pesca, s’écria-t-elle, je n’ai jamais douté de votre affection pour Walter, mais maintenant, j’en ai la certitude. — Nous sommes vraiment très obligées de ce que le professeur Pesca fait pour Walter, ajouta Sarah, se levant à demi du siège qu’elle occupait, comme si elle avait l’intention de s’approcher, elle aussi, du fauteuil. Mais lorsqu’elle vit Pesca couvrir de baisers les mains de sa mère, elle se rembrunit et se rassit. Elle s’était certainement demandé, si le singulier petit homme traitait sa mère de cette façon, comment il la traiterait, elle. Très reconnaissant à mon ami de sa bonté, je n’étais pourtant pas enthousiasmé de cette offre. Lorsque le professeur eut enfin abandonné les mains de ma mère, je le remerciai chaleureusement de son intervention et le priai de me passer la note, afin d’apprendre ce qu’on attendait de moi. Pesca me tendit le papier d’un air triomphant. La note était claire, précise et complète. Elle m’informait de ce que : Premièrement. Frédérick Fairlie Esq. de Limmeridge House, en Cumberland, désirait engager un maître de dessin très compétent pour une période certaine de quatre mois. Deuxièmement. La tâche que le maître aurait à remplir serait double : parfaire, dans l’art de l’aquarelle, l’instruction de deux jeunes filles et consacrer ses loisirs à la restauration d’une collection d’estampes de valeur négligée jusqu’alors. Troisièmement. Les conditions pour ce travail étaient de quatre guinées par semaine, que la personne devrait vivre à Limmeridge House et serait traitée comme un gentleman. Quatrièmement. Il était inutile de se présenter sans références exceptionnelles, celles-ci devant être envoyées à l’ami de Mr Fairlie chargé de conclure l’engagement. Suivait l’adresse à Portland. La perspective était tentante, la situation facile et agréable ; elle m’était proposée à l’entrée de l’automne, morte saison pour moi ; les conditions étaient extraordinairement avantageuses. J’aurais dû me considérer comme très heureux d’une telle aubaine, cependant j’hésitais. Une inexplicable répugnance à accepter m’envahissait. — Oh ! Walter, votre père n’a jamais eu une telle chance ! s’exclama ma mère, après avoir lu, à son tour, les conditions que l’on me proposait. — Connaître des personnes si distinguées et dans de telles conditions ! remarqua Sarah en se redressant. — Oui, les conditions sont certes très tentantes, répondis-je avec impatience, mais avant d’accepter, il faut que j’examine… — Examiner ! s’écria ma mère. Mais, Walter, que se passe-t-il ? — Examiner ! reprit Sarah, quel drôle de mot dans une telle circonstance ! — Examiner ! répéta le professeur comme un écho. Qu’y a-t-il à examiner, mon Dieu ? Ne vous êtes-vous pas plaint de votre santé, ces derniers temps, et n’avez-vous pas dit que vous aspiriez à un peu d’air frais ? Eh bien ! vous tenez en main le papier qui vous offre ce que vous appelez « un coup de fouet » et l’air frais de la campagne à volonté pendant quatre mois, n’est-il pas vrai ? Vous avez besoin d’argent, et quatre guinées par semaine ne sont pas à dédaigner, je crois ! Quatre guinées par semaine, deux jeunes filles, un gîte, une nourriture soignée et abondante ! Vraiment, Walter, mon cher et bon ami, pour la première fois de ma vie, je ne vous comprends pas ! Ni l’étonnement de ma mère ni la fiévreuse énumération des avantages qui m’étaient offerts n’arrivaient à dissiper l’aversion que j’éprouvais à aller à Limmeridge House. Après avoir épuisé toutes les objections possibles, et après avoir entendu ce que tous trois avaient à me répondre pour me prouver combien j’avais tort, je trouvai une nouvelle et dernière raison qui s’opposait à mon départ : que deviendraient donc mes élèves de Londres pendant que j’enseignerais aux jeunes filles de Mr Fairlie l’art de dessiner et de peindre d’après nature ? La réponse, une nouvelle fois, m’apparut claire. La plupart de mes élèves voyageaient pendant ces mois d’automne ; ceux qui restaient à Londres, je n’avais qu’à les confier à l’un de mes collègues dont j’avais déjà pris les élèves en charge en de semblables circonstances. Ma sœur ne manqua d’ailleurs pas de me rappeler que ce confrère s’était spontanément offert à me remplacer, cet été ou cet automne, au cas où je désirerais partir pendant quelque temps, ma mère me fit sérieusement entendre qu’il ne fallait pas laisser un caprice nuire à mes intérêts et à ma santé ; et Pesca me supplia, de la façon la plus attendrissante, de ne pas le blesser jusqu’au cœur en repoussant le premier service qu’il pouvait enfin rendre à l’ami qui lui avait sauvé la vie. L’affection sincère qui dictait chacune de ces remontrances eût touché tout homme quelque peu sensible. Encore qu’il me fût impossible de faire taire mon inexplicable obstination, j’étais moi-même assez sincère pour en ressentir de la honte ; aussi mis-je fin à la discussion en donnant raison à mes adversaires et en promettant de faire tout ce que l’on attendait de moi. Le reste de la soirée se passa en conjectures plaisantes sur ma future existence en compagnie des deux jeunes filles du Cumberland. Pesca, inspiré par notre grog national, auquel il faisait grand honneur, affirma une fois encore ses droits à être considéré comme un Anglais accompli en nous faisant des discours volubiles et sans fin, en buvant à la santé de ma mère, de ma sœur et de la mienne, sans oublier les habitants de Limmeridge House et, enfin, se félicitant lui-même d’avoir rendu à tout le monde un inestimable service. — Confidentiellement, Walter, me dit-il tandis que nous retournions ensemble vers la ville, je suis émerveillé de mon éloquence ! Mon âme éclate de fierté. Un de ces jours, j’entrerai au Parlement, votre grand Parlement ! Être l’Honorable Pesca, M. P.(1), voilà le rêve de ma vie ! Le matin suivant, j’envoyai mes certificats et références au patron de Pesca à Portland. Trois jours s’étant écoulés sans réponse, je commençais à espérer que mes papiers n’aient pas donné satisfaction, mais le quatrième jour, je reçus une lettre m’informant que Mr Fairlie acceptait mes services et me priait de me mettre en route. Toutes les instructions quant à mon voyage étaient clairement données en post-scriptum. Je pris, bien à contrecœur, mes dispositions pour quitter Londres le lendemain matin à l’aube. Pesca, devant se rendre à un dîner, vint me faire ses adieux. — La merveilleuse pensée que c’est moi qui ai donné le premier élan à votre essor m’aidera à sécher mes larmes en votre absence, me dit-il. Allez, mon ami, et, puisque la chance vous sourit, profitez-en. Épousez l’une des deux jeunes filles et devenez l’Hon. Hartright M. P. Puis, quand vous serez au sommet de l’échelle, souvenez-vous que c’est grâce au tout petit Pesca. J’essayai de rire, mais le cœur me manquait et une angoisse affreuse m’oppressait. Il ne me restait plus qu’à aller faire mes adieux à Hampstead.
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