37. SEMENCES DE L’AVENIR (3e SEMENCE)

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37. SEMENCES DE L’AVENIR (3e SEMENCE) Après une nouvelle lecture attentive de la lettre d’Anne à Geoffrey et de celle de Geoffrey à Anne, Bishopriggs s’étendit confortablement sous un arbre et se donna la tâche d’envisager nettement sa position. Tirer profit de la correspondance en en disposant en faveur de Blanche n’était plus chose possible. Quant à traiter avec sir Patrick, Bishopriggs se détermina à rester invisible aussi bien à Cowgate, dans Édimbourg, qu’à l’auberge de Mrs Inchbare, tant qu’il aurait les plus faibles chances de sauvegarder ses intérêts en s’adressant ailleurs. Personne au monde n’était, en effet, plus capable de lui soutirer cette précieuse correspondance, dans des conditions d’un marché ruineux, que son ancien patron. « Je ne me mettrai pas dans les pattes de sir Patrick, pensa Bishopriggs, avant d’avoir fait ma tournée dans d’autres quartiers. » Ce qui revenait à dire que sa résolution était de ne se mettre en communication avec sir Patrick qu’après avoir essayé d’entrer en négociations avec d’autres personnes également intéressées à être mises en possession de la lettre et plus disposées à la bien payer. Quelles étaient ces autres personnes ? Il n’avait qu’à se rappeler la conversation qu’il venait d’entendre entre lady Lundie et Mrs Delamayn, pour arriver à la découverte de l’une d’elles. Mr Geoffrey Delamayn était sur le point d’épouser une dame nommée Mrs Glenarm. Et ce même Geoffrey Delamayn était en correspondance matrimoniale, il n’y avait guère plus de quinze jours, avec une autre dame qui signait du nom d’Anne Sylvestre. Quelle que pût être la position de ce jeune homme entre ces deux femmes, son intérêt à être nanti de la correspondance était évident. Il était également clair que la première chose à faire, pour Bishopriggs, était de trouver les moyens d’avoir un entretien particulier avec Geoffrey. Si cet entretien n’amenait pas d’autre résultat, il déciderait au moins une importante question qui était encore à résoudre. La dame que Bishopriggs avait servie à Craig Fernie devait bien être Anne Sylvestre. Dans ce cas, Mr Geoffrey Delamayn était-il le gentleman qui s’était fait passer pour son mari à l’auberge ? Bishopriggs se remit sur ses pieds goutteux avec toute la vivacité dont il était susceptible, et partit pour prendre les renseignements qui lui étaient nécessaires. Pour cela, il s’adressa non aux domestiques mâles qui avaient servi à table, mais aux femmes qui étaient restées à la besogne dans la maison. Il obtint facilement les indications nécessaires pour trouver le cottage. Mais on le prévint en même temps que l’entraîneur ne permettait à personne d’être présent à ses exercices, et que probablement il recevrait l’ordre de s’éloigner dès qu’il se ferait voir. C’est pourquoi Bishopriggs fit un circuit afin d’éviter le terrain découvert et d’approcher du cottage, à l’abri des arbres qui s’élevaient derrière la maison. Un coup d’œil jeté sur Mr Geoffrey Delamayn, était ce dont il avait besoin pour le moment. On pouvait bien le chasser après cela, le premier point étant gagné. Il hésitait encore à l’extrême limite du bois, quand il entendit une voix forte et impérative sortant du cottage, crier : – Maintenant, Mr Geoffrey, le temps est venu ! Une autre voix répondit : – C’est bien ! Et après un court intervalle, Geoffrey Delamayn parut dans la partie découverte, se dirigeant vers le lieu où il avait coutume de parcourir la distance mesurée d’un mile. Mais ayant voulu s’avancer de quelques pas pour regarder son homme de plus près, Bishopriggs fut à l’instant découvert par l’œil vigilant de l’entraîneur. – Holà ! cria Perry, que venez-vous faire ici ? Bishopriggs ouvrait la bouche pour s’excuser. – Qui diable êtes-vous ? demanda Geoffrey d’une voix tonnante. L’entraîneur répondit à la question avec les lumières de l’expérience : – Un espion, monsieur, venu pour calculer la vitesse de votre course, pendant vos exercices. Geoffrey leva son poing formidable et fit un pas en avant. Perry retint son élève. – Ne frappez pas, monsieur, l’homme est trop vieux. Pas de danger qu’il y revienne, car vous l’avez terrifié. C’était la pure vérité. La terreur de Bishopriggs à la vue du poing de Geoffrey lui avait rendu l’activité de la jeunesse. Il courut, pour la première fois depuis vingt ans, et ne s’arrêta pour songer à ses infirmités et pour reprendre haleine que lorsqu’il fut hors de vue du cottage, à l’abri des arbres. Il s’assit pour se reposer et se remettre, avec la consolante conviction que, d’une façon au moins, il avait atteint son but. Le sauvage en fureur, dont les yeux lançaient du feu et dont le poing l’avait menacé d’une destruction certaine, lui était complètement étranger. En d’autres termes, ce n’était pas là l’homme qui se faisait passer à l’auberge pour le mari de la jeune dame. D’un autre côté, il était également certain que c’était bien l’homme compromis dans la correspondance volée. Mais comment en appeler désormais à l’intérêt qu’il avait à obtenir la lettre ? Une telle démarche était entièrement incompatible, après l’exhibition que l’athlète venait de faire de son poing, avec l’estime profonde que Bishopriggs sentait pour sa sécurité personnelle. Le bonhomme n’avait pas d’autre possibilité maintenant que d’ouvrir les négociations avec l’autre personne intéressée dans la question, une personne appartenant heureusement, cette fois, au beau s**e, et qu’il avait à sa portée. Mrs Glenarm était aux Cygnes. Elle tiendrait sûrement à éclaircir la question des droits antérieurs d’une autre femme sur Mr Geoffrey Delamayn, et elle ne pouvait arriver à cet éclaircissement que par la remise entre ses mains de la pièce à conviction. « Gloire à la Providence pour ses bontés ! se dit Bishopriggs en se remettant de nouveau sur ses pieds. J’ai, comme on dit, deux cordes à mon arc. Je crois que la femme est la corde la plus agréable des deux. Essayons donc de la faire vibrer. » Il revint sur ses pas, pour chercher Mrs Glenarm parmi la compagnie réunie auprès du lac. La danse était dans toute son animation, quand Bishopriggs vint reprendre son service. Pendant son absence la société avait vu reparaître dans ses rangs la personne brillante qu’il se proposait actuellement de joindre. Après avoir reçu avec soumission une réprimande du chef des domestiques pour son absence prolongée, Bishopriggs, tout en tenant ouverts ses yeux observateurs, s’occupa d’aider la circulation des glaces et des boissons froides. Tandis qu’il remplissait ce bel emploi, son attention fut attirée par deux personnes qui, à des titres différents, tranchaient d’une manière bien remarquable sur le commun des hôtes. La première personne était un vif et irascible vieux gentleman, qui persistait à traiter le fait indiscutable de son âge comme une scandaleuse fausseté mise en circulation par le Temps. Il était scrupuleusement sanglé et rembourré. Ses cheveux, ses dents, son teint, étaient des triomphes de jeunesse artificielle, et quand il n’était pas empressé auprès des dames les plus jeunes, il s’attachait du moins à la société des plus jeunes parmi les hommes. Il insistait pour prendre part à chaque danse. Deux fois il prit aussi la mesure de son corps sur le gazon. Mais rien ne le rebutait. Il valsait avec une jeune femme, comme si rien ne lui était arrivé, dès que l’orchestre donnait le signal d’une nouvelle valse. Bishopriggs s’informa de ce que pouvait être ce bouillant vieux gentilhomme, et découvrit que c’était un officier de marine en retraite connu familièrement par ses inférieurs sous le nom du Tartare, plus exactement désigné dans la bonne société sous le nom plus anglais de capitaine Newenden. Il était le dernier représentant mâle d’une des plus anciennes familles d’Angleterre. La seconde personne qui se distinguait parmi ceux qui se mêlaient aux danses dans la clairière était une dame. Aux yeux de Bishopriggs, c’était un miracle de beauté. Est-ce qu’elle ne portait pas sur elle, en soie, en dentelles, en bijoux, une petite fortune pour un homme pauvre ! Aucune des femmes présentes n’était d’ailleurs l’objet d’une plus vive attention parmi les hommes, que cette attrayante et inappréciable créature. Elle s’éventait avec un ouvrage incomparable qui avait la prétention d’être un mouchoir et représentait une île de batiste au milieu d’un océan de dentelle. Elle était entourée par une petite cour d’admirateurs qui allaient et venaient sur un signe d’elle, comme une meute bien dressée. Ils lui apportaient les rafraîchissements qu’elle avait demandés, elle les refusait quand ils les lui présentaient. Ils venaient lui donner des renseignements sur ce qui se passait parmi les danseuses, elle semblait impatiente de les obtenir au moment où ils couraient les chercher, et semblait n’y pas prendre le plus léger intérêt à leur retour. Cependant, chacun poussait des cris de détresse, quand interrogée sur les causes de son absence au dîner, elle répondait : « Les pauvres nerfs ! » Chacun disait : « Qu’aurions-nous fait sans vous ? » quand elle exprimait le regret, dans le triste état où elle était, d’avoir rejoint le bal champêtre. Bishopriggs s’informa de ce que pouvait être cette dame si favorisée et découvrit qu’elle était la nièce de l’indomptable gentleman qui voulait danser quand même et, pour parler encore plus clairement, qu’elle n’était autre que celle-là même dont il espérait faire une cliente, Mrs Glenarm. En dépit de son énorme assurance, Mr Bishopriggs se trouva fort embarrassé de savoir ce qu’il allait faire. L’ouverture des négociations avec Mrs Glenarm, dans les circonstances présentes, par un homme de sa condition était tout simplement impossible. D’un autre côté, la chance de traiter d’une manière profitable avec cette dame, dans une occasion meilleure était, on peut bien le dire, hérissée de difficultés peu communes. En supposant qu’il trouvât le moyen de lui révéler la position de Geoffrey, que ferait-elle en recevant cet avis ? Elle en appellerait probablement aux deux hommes formidables intéressés dans la question. Si elle allait tout droit à celui qui serait accusé de rechercher sa main alors qu’il était déjà engagé envers une autre femme, Bishopriggs se retrouverait en présence du poing formidable qui l’avait si justement terrifié. Si, au contraire, elle remettait ses intérêts aux soins de son oncle, Bishopriggs n’aurait plus affaire qu’au capitaine. Et comment aller imposer ses conditions à ce fat de 66 ans, mauvais payeur, qui n’acquittait pas même sa dette envers le temps et défiait ouvertement ce terrible créancier de lui faire régler ses comptes. Quand des obstacles si sérieux se dressaient sur la route, que fallait-il faire ? Le seul parti à prendre était de se mettre en rapport avec Mrs Glenarm directement et surtout mystérieusement. Arrivé à cette conclusion, Bishopriggs s’informa auprès des domestiques des déplacements prochains de Mrs Glenarm, et résolut de la surprendre par un avertissement anonyme, qui lui arriverait par la poste et lui demanderait une réponse par la voie des gazettes. De cette façon, il avait la certitude de l’alarmer en restant à couvert. Mrs Glenarm ne se doutait guère, quand son caprice lui fit arrêter un domestique circulant avec des verres de limonade, que la vieille et infime créature qui lui présentait le plateau méditait de se mettre en correspondance avec elle avant la fin de la semaine, en la double qualité d’« une personne qui lui voulait du bien » et d’« un véritable ami ». La soirée s’avançait. Les ombres s’allongeaient, les eaux du lac devenaient sombres et le passage des cygnes de plus en plus rare. Les plus âgés des invités songeaient à regagner leur demeure. Les plus jeunes, excepté le capitaine Newenden, commençaient à manquer d’entrain à la danse. Petit à petit, les attraits intimes du logis, le thé, le café, la lumière des bougies dans les petites chambres bien closes, reprenaient leur influence sur les cœurs. Les hôtes abandonnèrent la pelouse ; les doigts et les poumons des musiciens goûtèrent enfin le repos. Lady Lundie fut la première à demander ses voitures et à faire ses adieux. Le départ de Windygates qui devait avoir lieu le lendemain et le voyage au sud lui servirent d’excuse suffisante pour donner l’exemple de la retraite. Une heure après, les seuls visiteurs restant étaient ceux qui résidaient aux Cygnes. Les invités partis, les garçons engagés à l’auberge de Kirkandrew furent payés et congédiés. Au retour, le silence de Bishopriggs surprit ses camarades. J’ai à penser à mes affaires, fut la seule réponse qu’il daigna opposer aux remontrances qu’on lui adressait. Les affaires auxquelles il faisait allusion comprenaient, entre autres changements dans ses plans, son départ de Kirkandrew pour le lendemain, avec référence, en cas d’enquête sur son compte, à son honorable ami d’Édimbourg. Sa destination actuelle, qui devait être un secret pour tout le monde, était Perth. C’est dans le voisinage de cette ville, ainsi qu’il l’avait appris de la femme de chambre de Mrs Glenarm elle-même, que la riche veuve avait l’intention de se rendre en quittant les Cygnes. À Perth, Bishopriggs connaissait plus d’un bon coin où il pouvait trouver momentanément de l’emploi, et c’est à Perth qu’il résolut de faire parvenir son premier avertissement anonyme à Mrs Glenarm. Le reste de la soirée se passa assez tranquillement aux Cygnes. Les hôtes étaient somnolents et fatigués, après les plaisirs de la journée. Mrs Glenarm se retira de bonne heure. À 11 h, Julius Delamayn était la seule personne encore debout dans la maison. On le croyait dans son cabinet préparant une adresse pour ses électeurs, d’après les instructions que son père lui avait envoyées de Londres. En réalité, il était occupé, dans le salon de musique, maintenant que personne ne pouvait l’y découvrir, à jouer des exercices en sourdine sur son bien-aimé violon. Au cottage de l’entraîneur, il survint un petit incident pendant la soirée, qui fournit à Perry le sujet d’une note dans son journal professionnel. Geoffrey avait soutenu la dernière épreuve de la marche à toute vitesse, dans un temps et sur une distance donnés, sans montrer les symptômes d’épuisement qui s’étaient manifestés après l’expérience plus sérieuse de la course du matin. Perry s’appliquait honnêtement, bien que personnellement il se fût couvert de ses paris, à mettre son sujet en état de l’emporter le jour de la course. Aussi avait-il défendu à Geoffrey de faire sa visite du soir à la maison, et l’avait-il fait mettre au lit de meilleure heure que de coutume. L’entraîneur était seul, consultant des instructions écrites et réfléchissant aux modifications qu’il pourrait apporter dans le régime et dans les exercices du jour suivant, quand il tressaillit au bruit d’un gémissement parti de la chambre où dormait son élève. Il entra et trouva Geoffrey s’agitant sur son oreiller, le visage convulsé, les poings serrés, le front couvert d’une sueur abondante, évidemment sous l’empire d’une oppression produite par les terreurs imaginaires d’un rêve. Perry lui parla et le secoua dans son lit. Geoffrey s’éveilla en poussant un cri. Il regarda fixement son entraîneur avec une vague épouvante, en lui adressant d’étranges paroles. – Qu’est-ce que vos horribles yeux ont à regarder par-dessus mon épaule ? s’écria-t-il. Allez au diable et emportez avec vous votre infernale ardoise ! Perry le secoua encore une fois. – Vous avez rêvé, Mr Delamayn, dit-il, que vient faire ici une ardoise ? Geoffrey regarda vivement par toute la chambre et poussa un grand soupir de soulagement. – J’aurais juré qu’elle me regardait fixement par-dessus les poiriers nains, dit-il. Très bien ! Je sais où je suis maintenant. Perry, attribuant ce rêve à une mauvaise digestion, lui fit prendre un peu d’eau et de brandy et le laissa se rendormir. Geoffrey lui défendit avec effroi d’éteindre la lumière. – Vous avez peur de l’obscurité, dit Perry en riant. – Non. Il avait peur de rêver encore de la cuisinière muette de Windygates.
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