8.Maintenant, si l’on veut savoir quelle était cette femme masquée qui remontait la Seine en pleine nuit et venait aborder sous les fenêtres du palais de la Périne, il faut faire un pas en arrière, abandonner la vie nocturne, merveilleuse et inexplicable et entrer dans le domaine de la réalité historique.
Trois jours avant l’exécution du capitaine Fleur-d’Amour et les scènes étranges que nous racontions naguère, Paris s’éveilla de plus belle humeur que de coutume.
Car Paris n’était pas en belle humeur depuis longtemps. D’abord les guerres des premières années avaient appauvri le trésor royal, ruiné les seigneurs et amené une misère générale.
Ensuite, le roi avait pris Paris en horreur.
Il vivait à Rambouillet, plus enamouré que jamais de Mme la duchesse d’Etampes, et ne quittait par hasard cette résidence que pour aller courre un cerf dans la forêt de Chambord. Le dauphin avait également abandonné Paris. Retenu dans les chaînes dorées de Diane de Poitiers, sa vieille maîtresse, il ne bougeait point du château d’Anet, la fastueuse demeure de cette favorite sur le retour, et sa jeune femme, la princesse Catherine, épouse délaissée et qui n’avait même pas la joie d’être mère, vivait seule au Louvre, où ne retentissaient plus les bruits joyeux des fêtes d’autrefois.
Paris était morne et triste, abandonné à la merci d’un soudard qui le gouvernait durement et qui en était devenu le despote : messire François Cornebut.
Le peuple n’avait plus de jours de réjouissance ; les échevins ne donnaient plus de bals ; les carrousels et les tournois étaient finis.
Paris mourait de faim et Paris s’ennuyait.
Et cependant, un matin, Paris s’éveilla bruyant, animé, plein d’espoir.
Le Peuple chanta dans les tavernes, les ribaudes mirent leurs ceintures dorées, les bourgeois endossèrent leurs hoquetons des dimanches, et le soleil, qui depuis plus d’un mois était enseveli dans le brouillard, se montra radieux dans un ciel sans nuages.
C’est qu’une bonne nouvelle s’était répandue de la porte Saint-Honoré à la porte Saint-Antoine avec la rapidité de l’éclair.
Paris allait revoir une femme qu’il n’avait pas vue depuis tantôt quinze ans, une femme qui avait été belle et noble et spirituelle et bonne entre toutes les femmes, — une princesse qui avait eu pour elle la grâce et l’aménité, que les poètes avaient chantée, et qui poète elle-même, avait écrit des livres merveilleux, des contes à ravir le monde entier.
La Marguerite des Marguerites, comme disait Brantôme, la belle, la bonne reine de Navarre, la noble sœur du vaincu de Pavie, Marguerite de France, revenait à Paris.
Et elle y entra, en effet, vers deux heures de relevée, en litière, sans grande escorte, une douzaine de gentilshommes tout au plus et quelques dames d’atour.
Mais le peuple enivré s’était porté à sa rencontre ; il avait dételé les mules de sa litière, et la bonne princesse était rentrée dans Paris portée en triomphe sur les épaules des Parisiens.
Et les bourgeois disaient en la voyant :
— Elle est toujours jeune, elle est toujours belle.
Et le peuple criait :
— Noël ! Noël ! nos maux sont finis, puisque le Marguerite des Marguerites nous revient.
Et bien qu’elle eût dépassé l’âge redoutable de la quarantaine, elle donnait raison au bourgeois, la noble princesse, car elle était jeune et belle comme le jour où elle s’en alla épouser le roi de Navarre Henri d’Albert, son second époux.
Et ce fut ainsi jusqu’au Louvre, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes devant elle.
La veille, deux gentilshommes et deux dames d’atour de la reine étaient arrivés pour faire préparer ses logis.
Ce qui fit que Mme Catherine de Médicis, la jeune dauphine, vint à la rencontre de la tante de son époux et lui fit un accueil empressé.
La Marguerite des Marguerites l’embrassa tendrement et lui dit :
— Chère belle ! comment êtes-vous toute seule ici ?
Catherine, la pauvre princesse délaissée, répondit par un gros soupir.
Puis on vit une larme briller dans ses grands yeux d’un bleu sombre.
Et ce fut tout.
— Ne vous désolez pas, ma mie, lui dit la Marguerite des Marguerites, je viens à Paris pour y changer bien des choses et y ramener le bonheur, si j’en crois ces braves gens qui m’ont fait escorte jusqu’ici.
Et la reine de Navarre se mit à une fenêtre du palais et remercia les Parisiens qui se retirèrent en criant de plus belle :
— Noël ! Noël !
Alors la Marguerite des Marguerites se retira en ses appartements et y demeura seule avec une de ses femmes, Mlle de Galard, qu’on appelait en Navarre la belle Bordelaise, et que la reine avait surnommée la Gironde.
La Gironde avait dix-huit ans, des dents blanches, le rire moqueur, la répartie fine et galante.
Elle était sage, disait-on ; mais elle était coquette comme pas une, et il n’était guère de page, de seigneur ou de gentilhomme qui n’en fût amoureux.
La Gironde rirait, caquetait, se laissait voler un b****r et n’allait pas plus loin.
— M’aimera qui m’épousera, avait-elle coutume de dire.
Et pages et gentilshommes en étaient pour leurs frais menus ou grands.
C’était une fille d’esprit, fort instruite du reste, et que la reine avait élevée dans la culture des lettres et des arts.
Quand la Marguerite avait composé un de ses contes, elle le lui lisait, et la Gironde approuvait ou critiquait librement.
Donc, la Gironde était la seule personne qui vécut dans la complète intimité de la reine de Navarre, couchant dans un cabinet voisin de sa chambre, et au mépris de l’étiquette, partageant ses repas.
Moitié fille d’honneur, moitié camérière, elle habillait, déshabillait la reine et lui rendait tous les petits services d’une demoiselle d’atour.
Donc, demeurée seule avec la Gironde, après avoir soupé assez frugalement, Mme Marguerite lui dit :
— Je vais te montrer un des plus jolis gentilshommes de la Cour de France, ma mignonne.
— Quel est-il, madame ? demande la Gironde.
— Il se nomme Amaury de Mirepoix.
— Un des beaux noms de France, dit la Gironde.
— Et s’il a tenu ce qu’il promettait, reprit la reine, il doit être le plus galant et le plus spirituel seigneur qu’on puisse imaginer.
— Mais, madame, dit la Gironde en souriant. Votre Majesté en parle comme d’un homme qu’elle n’a pas vu depuis longtemps.
— Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, en effet.
— Ah !
— Il avait seize ans alors, et il était page du roi ; mais comme il me plaisait fort, le roi me l’avait donné et je l’emmenai même en Espagne, quand j’allai visiter le noble captif.
— Et depuis lors, Votre Majesté ne l’a point revu ?
— Non, mais il m’écrit très souvent et je lui réponds.
Un sourire glissa sur les lèvres de la Gironde.
— Figure-toi, ma mignonne, poursuivit la reine, que le pauvre enfant était amoureux de moi. Ah ! mais amoureux fou. Il en perdait le sommeil et la raison. Voyant cela, je le renvoyai en France en lui disant : « Mon mignon, tu ne me reverras plus que lorsque je serai une vieille femme. »
— Alors, dit la Gironde avec un fin sourire, Votre Majesté ne le reverra pas de sitôt.
— Flatteuse ! dit la Marguerite des Marguerites, ne vas-tu pas dire comme les Parisiens, toi aussi, que j’ai toujours quinze ans ?
— Pas beaucoup plus, madame.
— J’ai un peu plus de quarante ans, ma mignonne, dit la reine de Navarre, et je suis bien sûre que ce pauvre Amaury s’en apercevra tout de suite, surtout s’il te voit auprès de moi.
— Oh ! madame !…
Et la Gironde, tout en rougissant un peu, apprêta l’arsenal de ses coquetteries.
— Il viendra donc ici ? dit-elle.
— Oui, ma petite.
— Quand ?
— Mais tout à l’heure, je m’étonne même qu’il ne soit pas encore arrivé, car je lui ai envoyé un message, ce matin, en parlant de Montlhéry.
— Il n’était donc pas à Paris ?
— Non, il était à Rambouillet, auprès du roi.
— Toujours page ?
— Folle ! on n’est plus page à vingt-six ans, il est dans les gardes.
— Ah ! fort bien. Et Votre Majesté croit qu’il est très beau et très galant cavalier ?
— J’en suis sûre.
Et la reine prononça ces mots avec un accent où perçait une tendresse presque maternelle.
Et comme elle disait cela, un pas précipité retentit dans les antichambres et on gratta à la porte.
— Le voilà ! dit Marguerite.
En effet, la porte s’ouvrit et un jeune homme, couvert de poussière, vint se jeter à ses genoux et lui baisa tendrement les mains.
— Ah ! madame ! ah ! ma reine ! disait-il d’une voix émue, pardonnez-moi ; mais j’étais absent de Rambouillet. Le roi m’avait envoyé à Anet, et quand je suis revenu, votre messager m’attendait depuis plusieurs heures.
— Le mal n’est pas grand, mon enfant, dit la reine en le baisant au front, puisque te voilà. Laisse-moi te regarder. Lève-toi !
Et comme il se dressait rougissant devant la Marguerite des Marguerites, elle lui dit :
— Comme te voilà beau et bien tourné, mon fils, et que les belles dames de Rambouillet doivent soupirer en te voyant.
Mais Amaury eut un geste qui voulait dire :
— Que m’importe !
Et il contemplait la reine comme il la contemplait autrefois, tout ému et tout tremblant.
Si tremblant même et si ému qu’il n’avait pas vu tout d’abord Mlle Gironde, qui se tenait prête au combat et avait aux lèvres son plus beau sourire de bataille.
Il l’aperçut enfin et rougit de plus belle.
— Mlle de Galard, une de mes filles d’honneur, dit la reine, et une jolie fille, comme tu vois.
Amaury salua.
— Mais, reprit Marguerite, nous avons beaucoup à causer, mes enfants. Sieds-toi, mon mignon, et me raconte sur-le-champ ce qui se passe à la Cour de France que je n’ai pas vue depuis dix ans.
— Madame, répondit Amaury, la Cour s’ennuie.
— Bon !
— Le roi aussi.
— En vérité !
— Et le peuple pareillement.
— Pauvre royaume et pauvre roi ! soupira Marguerite.
— Par exemple, continua Amaury avec une pointe de railleuse amertume, la reine de la main gauche s’amuse fort.
— Mme d’Etampes ?
— Oui.
La reine de Navarre fronça le sourcil, et ses peaux yeux eurent un éclair de colère.
— Cette femme perd le roi et le royaume, dit-elle ; mais, me voilà, Dieu et mes amis aidant, je sauverai le beau pays de France.
Amaury poursuivit :
— Monseigneur le dauphin mène également joyeuse vie.
— Toujours amoureux de Diane ?
— Toujours.
— Chose bizarre ! dit la reine, qu’on puisse aimer follement une femme qui serait hardiment votre mère. Et la dauphine ?
— Votre Majesté a dû la voir ici ?
— Sans doute.
— La dauphine ne bouge pas du Louvre. Elle y vit avec quelques Florentins qui lui font une petite cour, et un parfumeur du nom de René qui lui tire les cartes et lui dit la bonne aventure.
La reine tressaillit :
— Ah ! dit-elle, la jeune princesse est superstitieuse
— Comme une Italienne qu’elle est.
— Elle croit aux sorciers ?
— C’est probable.
— Je voudrais que cela fût certain, dit Marguerite avec un sérieux qui étonna fort Amaury de Mirepoix et Mlle Gironde.
« Mes enfants, continua la reine de Navarre, avant de vous dire pourquoi je voudrais que la dauphine fût superstitieuse, laissez-moi vous narrer une histoire vieille de dix ans.
Et la reine de Navarre se renversa sur son fauteuil et prit l’attitude convenant à ceux qui vont faire un long récit.
Amaury et Mlle Gironde étaient tout oreilles.
— Mes enfants, dit alors la reine, je vais vous parler d’une époque des plus douloureuses de ma vie, mon séjour en Espagne, auprès de mon malheureux frère, prisonnier de l’empereur Charles.
Le roi était malade, et son mal était sans remède. Les rois ne sont pas faits pour vivre en cage comme des prisonniers, et les fourberies de l’empereur avaient aigri son caractère au point qu’un jour il se jeta dans mes bras et me dit, les yeux pleins de larmes :
« — Si je ne revois pas la France d’ici peu, je suis un homme mort.
« L’empereur m’avait accordé un sauf-conduit et j’étais arrivée à Madrid avec une petite cour ; tu t’en souviens, Amaury ?
— Oui, madame, dit le jeune homme.
— Mais mon séjour auprès du roi était limité ; les jours se succédaient avec une effrayante rapidité et l’heure où il me faudrait quitter le pauvre captif n’était pas loin. Le roi se désolait et j’avais le cœur bien marri.
« Un soir, nous étions accoudés tous les deux au balcon du palais qui nous servait de prison, quand la rue silencieuse s’emplit tout à coup de bruit et de lumière.
« Nous vîmes déboucher un flot de peuple et derrière le peuple des soldats, et après les soldats des moines noirs qui portaient des torches et psalmodiaient des chants funèbres. Puis, au milieu des moines un homme en chemise, la corde au cou, pieds nus et portant à la main un gros cierge dont la cire brûlante lui tombait sur tout le corps. C’était un pauvre diable qu’on allait brûler vif par ordre de la sainte Inquisition.
« Mais, auparavant, on le conduisait à l’église qui se trouvait en face du palais, afin qu’il fît amende honorable.
« Comme le cortège passait sous notre balcon, le condamné leva la tête et me regarda.
« Oh ! jamais je n’oublierai ce regard !
« Cet homme était jeune, tout jeune ; il n’avait peut-être pas vingt ans.
« Il était beau de cette étrange et fatale beauté qui est le partage des fils de bohème, et ses yeux noirs se fixèrent sur moi avec une indéfinissable expression de prière et d’admiration.
« Il me trouvait belle, et il me croyait puissante sans doute, car il me cria :
« — Faites-moi grâce !
« — Pauvre enfant ! murmura le roi, je suis un captif comme toi, et je ne puis rien.
« Mais moi je me tournai vers un officier espagnol que l’empereur avait attaché à ma personne, dès le jour de mon arrivée à Madrid :
« — Monsieur, lui dis-je, pensez-vous que si moi, une fille de France, je demandais à l’empereur la grâce de ce pauvre diable, il me la refuserait ?
« — Assurément non, répondit l’officier en s’inclinant.
« — Eh bien ! lui dis-je, courez voir l’empereur qui a quitté l’Escurial pour Madrid, ce matin, et portez-lui ce message.
« Et déchirant un feuillet du carnet que j’avais sur moi, j’écrivis à l’empereur.
« L’officier partit rapide comme l’éclair.
« Dans le lointain, à l’autre bout de la rue, flamboyait le bûcher.
« Les cloches de l’église sonnaient, et le malheureux, à genoux sous le porche, tournait de temps en temps la tête et me regardait.
« La cérémonie fut longue, si longue que l’officier eut le temps de revenir.
« A cheval, l’épée d’une main, un papier qu’il agitait au-dessus de sa tête de l’autre, il fendait la foule criant :
« — Place ! place !
« J’entendis deux cris à la fois.
« Un cri de rage poussé par les moines.
« Un cri de reconnaissance et de joie s’échappant de la poitrine du condamné.
« Et il leva de nouveau la tête vers moi et son regard ardent et profond semblait me dire :
« — Je suis à vous pour toujours et mon sang vous appartient !…
— Et peut-être ne l’avez-vous jamais revu, madame ? demanda la Gironde.
— Oh ! si, répondit la reine de Navarre ; vous allez voir, mes enfants, que j’avais eu raison de sauver Michaël.
— Michaël ?
— Oui, c’était le nom du bohémien.
Et la reine fit une pause pour reprendre haleine.