Chapitre 3-3

1380 Mots
— Maman, je ne comprends pas ce qu’elle… — Ma fille ! Traite avec respect et dignité Mahboula. Elle a un nom ! — Oui, d’accord, mais que veut Mahboula ? — Laisse parler ta fille. Elle a trop de jeunesse dans son sang, dans son cœur. C’est une fleur prête à être cueillie… Kérima reste un instant interloquée par ces mots inattendus, hésitant entre l’indignation et l’indifférence. Puis soudain, au milieu de sa fureur contenue, une émotion forte s’empare d’elle. Ma sœur tente de l’étouffer, mais sous la pression, sa colère éclate en paroles étranglées, inaudibles. Elle court vite se réfugier à l’intérieur de la maison. — Ne crois-tu pas que c’est un peu trop tôt ? — Non, les Nazrou attendent une réponse ferme et définitive. Tu ne trouveras pas un aussi beau parti… Voilà, les dés sont jetés. C’est ainsi que l’habile faiseuse de mariages finit de convaincre ma mère, mon père de laisser venir les parents du prétendant. Maîtresse incontestée du genre, la belle causeuse a un art de persuader, de manipuler, de plaire qui fonctionne presque toujours. Ses talents de bonimenteuse, avec sa voix chaude et enjôleuse, avec son regard vif et enveloppant ont séduit de nombreux villageois chrétiens de la région. Quelques jours plus tard. Les Nazrou se présentent. On les invite à s’asseoir à l’intérieur de la pièce principale. Ils prennent place par terre sur un magnifique tapis de Tabriz, en soie fine, de grande dimension, aux motifs traditionnels. Il est composé d’un médaillon central décoré d’un enchevêtrement de dragons et entouré d’arabesques d’arbres fleuris. Élimé aux angles, il ne se sort cependant que pour les grandes occasions. — Vous souhaitez une tasse de thé, de café ? demande poliment ma mère en s’adressant aux Nazrou. L’homme, les jambes pliées sous lui, l’air contrarié, refuse. Sa femme est debout derrière lui, elle attend. Dans cette situation, les règles de bienséance sont précises. La politesse orientale exige qu’on n’accepte rien tant que la jeune fille est présente. De la même façon, elle interdit aux invités de s’abreuver aussi longtemps que le sujet de la visite n’a pas été abordé. Ne pas les observer serait considéré comme un manquement grave et synonyme d’échec immédiat. Notre père braque les yeux sur Kérima, elle saisit immédiatement. Après un salut d’usage, elle se retire dans la rue. Elle a très bien compris que la visite la concerne au premier chef même si elle n’a pas le droit de donner son avis. Les Nazrou ont l’air de s’interroger en me désignant par le menton. — C’est mon jeune fils Yonan, il peut rester. Il ne nous gênera pas explique mon père. L’homme semble surpris, mais se contente de répondre. — Bon, très bien. — Je vous écoute dit mon père d’une voix ferme et dure. L’homme se retourne vers sa femme, toujours debout. Il a un sourire figé qui se mue en grimace. — Ah ! Les enfants, c’est beaucoup de soucis. Ce n’est pas demain qu’on pourra cesser de s’en faire… Mahboula m’a dit que votre fille Kérima est quelqu’un de bien. Une belle jeune fille pas encore mariée. Comme c’est dommage avec toutes les qualités qu’on lui prête. Vous avez quelqu’un en vue ? — Pour l’instant, nous pensons qu’elle est encore un peu jeune. — Quel âge a-t-elle exactement ? — Elle vient d’avoir ses seize ans. — Grand Dieu ! Vous voulez en faire une vieille fille ou bien une religieuse au couvent des filles de la Charité ? — Non, pourquoi ? — Il est grand temps de songer à la marier, monsieur Ischaria. Il y a une légère pointe d’inquiétude dans la voix qui ne touche pas mon père. Tout au contraire, il fronce les sourcils. Il se met à rire puis marque un temps avant de répliquer. — N’exagérez pas trop quand même ! Et de toute façon, je ne vais pas confier ma fille à n’importe qui ! — Je comprends, vous avez parfaitement raison. On ne sait pas sur qui elle peut tomber… Voyez-vous, nous avons un fils, Issa, qui lui aussi est quelqu’un de bien. — Peut-être… — C’est un homme sérieux, droit qui saura faire le bonheur d’une femme et de toute une famille qu’il aura à cœur de fonder. C’est aussi un bon travailleur qui ne rechigne pas à la tâche. Interrogez les gens du pays ! — Je l’ai croisé à plusieurs reprises sans vraiment entrer en contact. Vous connaissant, je pense pouvoir me faire une idée juste de lui. Comme dit le proverbe : tel père, tel fils. — Exact. — Cela ne suffit pas, mais… Sa phrase reste en suspens, il y a un échange de regards interrogateurs entre les deux hommes. Il reprend en martelant ses mots. — Mais il faut voir ce qu’il apportera à la famille de la fille qu’il va enlever. — Tout de suite les grands mots. Enlever, vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère ! Et pourquoi pas kidnapper, rançonner, molester tant que vous y êtes ! Quelques explications, mes enfants. En Perse, il n’y a pas de dot comme dans la France d’autrefois, c’est-à-dire de biens apportés par le père de la future mariée. Au contraire, les Nazrou doivent acheter une fiancée à leur fils pour la faire entrer dans leur famille. — Je vais vous dire, ma fille est mon plus grand bien. Beaucoup plus que mes animaux ou mes terrains ! Si elle part, nous perdrions avec ma femme ce que nous avons de plus cher au monde. À nos yeux, elle a une valeur presque inestimable… À partir de ce moment précis, Kérima devient donc l’objet d’un âpre marchandage entre les deux clans. Les femmes participent à la dure négociation qui devient parfois houleuse. Mon père vante toujours la beauté de sa fille pour faire augmenter le prix de la transaction. Les Nazrou essaient par tous les moyens de le faire baisser, au grand dam de mes parents. Avec ce marchandage honteux, je me rends compte que ma sœur n’est plus un être humain, mais un article à la vente quelque part entre le produit de la terre, le produit de luxe et le produit de première nécessité. Les tractations se poursuivent, mais n’aboutissent pas. Aucune boisson n’est servie… — Nous ne sommes pas au bout de nos peines avec cette ridicule proposition dit ma mère en haussant la voix. — Notre proposition est des plus honnêtes réplique Mme Nazrou extrêmement calme avec les poings serrés toutefois. — Je vous remercie pour elle et pour notre famille. — Pourquoi ? — Eh bien tout simplement, on va dire dans tout Malana que les Ischaria ont dû monnayer le mariage de Kérima pour une somme modique. On va dire aussi qu’ils sont devenus pauvres. Voilà la triste vérité avec votre proposition dérisoire ! — Holà ! Si on doit prêter attention aux ragots supposés qui vont circuler après cette affaire, on ne va pas s’en sortir. À mesure qu’ils avancent dans les pourparlers, les nerfs se tendent. — C’est à prendre ou à laisser. Maintenant, on ne peut pas revenir en arrière explique mon père aux Nazrou. — Non ! Il n’y a pas de raison. Il faut s’arranger autrement. — Ah non ! Ça ne va pas recommencer ! — Décidément, nous n’arriverons pas à nous entendre. Viens, on part dit-il à sa femme. — Vous venez d’arriver, vous n’allez pas déjà repartir ! Hanné offre donc à boire à ces braves gens. Bien plus tard dans l’après-midi. — La vie n’est pas facile, mais tout de même, marier sa fille pour un si faible montant ! — Qu’est-ce que vous comptez faire ? — J’avoue, j’ai du mal à prendre une décision. — C’est à vous de savoir ce que vous voulez. Vous n’avez pas trente-six solutions. Soit vous acceptez notre proposition et vous êtes tranquille pour Kérima tout en raflant tout de même une jolie cagnotte. Soit vous êtes plus gourmand et vous attendez un autre prétendant plus riche. En ces temps de crise et d’incertitude, il vaut mieux, je crois, accepter notre offre. Mon père semble protester en hochant la tête, se calme ensuite et finit par lâcher cette pensée très négative. — ça ne m’emballe pas… Ah ! Les Nazrou, vous finissez toujours par avoir le dernier mot ! On ne marchande pas avec vous, c’est bien connu… Je comprends alors qu’il se sent envahi par une grande fatigue, une sorte d’immense lassitude. Il ne peut pas aller plus loin. Il veut surtout mettre un terme à cette discussion qui s’éternise en posant cette question : — Vous allez me trouver brutal. Quand comptez-vous payer ? — Payer ? M. Nazrou prend une profonde inspiration avant de continuer. — Il y a beaucoup d’argent en jeu. Laissez-moi quelques jours. Il ajoute après un court silence. — Je ne veux pas vous fâcher, monsieur Ischaria, mais on peut dire que vous savez défendre vos intérêts. Mon père plisse le front et lui demande à brûle-pourpoint. — Et les cadeaux ? — Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe aussi. Ainsi comme l’exige la tradition, le prétendant est tenu d’offrir des cadeaux à chacun des frères de sa fiancée. C’est de cette façon que monsieur Nazrou m’a apporté mon premier kandjar. Je me rappelle avec nostalgie l’émotion ressentie. J’étais fier comme Artaban ! Mes frères Achour et Daoud ont reçu respectivement un cheval et un fusil.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER