Pourtant, peu à peu, le premier chagrin de l’enfant s’apaisait. L’habitude et l’ennui désarmaient ses regrets, bercés par l'écoulement toujours égal des heures, la discipline et la règle immuables des occupations, la ressemblance du lendemain à la veille, dans cette vie sans accident et qui se suivait du matin au soir, toujours de même, toujours ainsi : le lever, à cinq heures ; le nettoyage de la maison, dont toutes les petites filles prenaient leur part, celles-ci balayant, celles-là faisant les lits, les autres, traînant à trois ou quatre les descentes de lit dans la cour, et les secouant en s’en jetant la poussière au nez ; la soupe, à neuf heures ; la classe jusqu’à midi : la lecture, l’écriture, l’histoire sainte, les quatre règles d'arithmétique ; le dîner à midi avec la soupe et l’éternel bouilli, que les enfants appelaient du collet ; à une heure, la cloche qui les appelait de la récréation à des travaux d’aiguille sur lesquels vivait la maison ; l'ouvroir, où les plus petites ourlaient des torchons, où les plus habiles entre les petites essayaient des boutonnières ; à trois heures, le morceau de pain suivi de la courte récréation ; de là, jusqu’à sept heures, l'aiguille reprise et les torchons ; puis le souper d’herbages, la récréation d’après souper, et le coucher à neuf heures. On ne la vit plus pleurer. Elle ne pensa plus à se sauver : on eût dit que le changement d’une maladie s’était fait en elle. Elle qui avait été si vive, d’un enjouement si expansif et si turbulent, n'eut plus rien du bruit et des éclats de son caractère. Aux récréations, les sœurs étaient obligées de la faire jouer presque de force. Elle devint singulièrement tranquille, même un peu lente ; sa voix s’habitua à traîner et prit un accent gnian-gnian. Elle avait les attitudes, les poses, la tenue soumise, triste, comprimée, de ces pauvres enfants du peuple qui ont l'air d'avoir l'hiver dans le dos. — On n'était point mécontent d'elle au couvent : elle travaillait sans zèle, mais sans étourderie. Les sœurs ne trouvaient à lui reprocher qu'un peu de paresse. Mais l'air du couvent, cette existence passive, n’avaient éteint qu’au dehors de l’enfant les ardeurs de sa nature. La pensée s’agitait plus vive dans son corps moins actif. Elle avait la fièvre toute la semaine qui précédait le premier dimanche du mois, le jour de visite des parents, où sa tante venait la voir. Quand ce jour-là, la petite était appelée au parloir, elle y arrivait si tremblante d’émotion, si pâle, que sa tante deux ou trois fois avait craint qu'elle ne s'évanouît. Et puis tout ce qu'elle avait pensé à lui dire, depuis le dernier dimanche, se pressait dans sa parole basse et entrecoupée. Elle commençait des phrases, des idées, et tout à coup, ne sachant comment tout dire, elle s'arrêtait court, en regardant sa tante. Et alors, s'attachant à la vieille femme qui riait et avait envie de pleurer, assise presque sur sa chaise, lui passant les deux bras autour du cou, elle la forçait, en la câlinant, à mettre sa tête tout près de la sienne ; et ainsi, levant à chacune de ses demandes ses yeux sur les yeux de sa tante, c’étaient des questions sur le portier de la maison, la crémière de la rue, et sur Mme de Viry, et sur M. Henry, et si on pensait toujours à elle chez Mme de Viry, et si on parlait encore d’elle, et si M. Henry ne l'avait pas oubliée, et quand ce serait sa fête pour lui écrire. À une heure sonnante, il fallait se quitter. La porte du parloir se fermait, la petite était partie; mais elle rouvrait à demi la porte, et passant la tête, elle tendait, dans un sourire d’adieu espiègle et triste, un dernier b****r à sa tante. Lorsque par hasard, la tante manquait à la visite de midi, et que la petite avait reçu, de midi à une heure, une secousse douloureuse, comme un coup au cœur, à chaque appel au parloir d'une de ses camarades, elle ne faisait que s'agiter aux vêpres. Sur le banc où elle était assise avec ses camarades, dans la longue rangée de petits bonnets blancs au fond transparent, bruni par les cheveux des enfants, sur la file des têtes immobiles, sa petite tête remuait sans cesse ; et elle retournait à tous moments par derrière elle, la moitié de son visage, la moitié de son front, un bandeau de ses cheveux, tout son regard. Enfin elle trouvait de l'œil dans l’église, au milieu de tous les bonnets, le bonnet à coques bleues de sa tante. A la sortie, la bonne femme l'attendait, et de la porte de l'église, elle la reconduisait jusqu'à la porte du couvent : l’enfant voulait qu'elle marchât avec elle dans les rangs et lui donnât le bras dans la rue. L’église aime à entourer l'enfance de jeunes et jolis visages. Elle sait combien ces petits êtres, chez lesquels les sens éveillent l'âme, sont sensibles à l'extérieur des personnes qui les approchent. Elle tâche de parler à leurs yeux, de leur plaire par le charme des femmes qui les soignent, les élèvent, les instruisent. Elle cherche parmi les sœurs celles qui ont les physionomies les plus avenantes, les plus enjouées, pour les mettre auprès des enfants. Il semble qu’elle voudrait par le sourire de ces visages de jeunes sœurs rendre aux orphelines l'image du sourire d'une mère. Dans les dix sœurs qui élevaient les orphelines, presque toutes étaient jeunes, presque toutes étaient jolies. Celles-là même qui n’avaient point les traits réguliers avaient une expression de douceur dans le regard et de bonté dans la bouche qui les faisaient sympathiques et pleines de grâces. Une seule parmi elles était entièrement disgraciée. Cette sœur était presque bossue tant une de ses épaules était plus haute que l'autre. Elle parlait avec un accent gascon qui faisait dans sa bouche le plus risible effet. Elle avait par là-dessus une figure de masque. On ne pouvait la voir ni l’entendre sans penser involontairement à Polichinelle : les enfants l'appelaient sœur Carabosse. Elle avait des gestes d’homme ; elle croisait les jambes par habitude, elle se frappait les cuisses en parlant ; quelquefois elle se mettait les mains derrière le dos. Ses façons étaient brusques et rudes, et elle n'était pas loin de faire peur au premier abord avec ses sourcils noirs épais d’un doigt. En dépit des apparences, la sœur Marguerite était la meilleure des créatures. La pauvre pension que lui faisait sa famille, une famille de petite noblesse du Périgord, passait tout entière à régaler les enfants de gâteaux dans les promenades. Voyant au milieu des camarades de son âge, cette petite fille ombrageuse et isolée, sans zèle même pour jouer, la bonne sœur comprit qu'il y avait déjà une blessure, déjà quelque chose à consoler au fond de cet enfant, que les autres sœurs, rebutées dans leurs premières avances, abandonnaient à son isolement. Elle s’attacha instinctivement à Philomène, s’occupa d'elle aux récréations, lui acheta une corde pour sauter, fit diminuer sa tâche de couture à l'ouvroir, trop forte pour elle. Philomène devint sa protégée, sa pensionnaire adoptive. Un jour qu’on sortait de goûter, tout à coup et sans motif, Philomène se jeta dans ses bras et se mit à fondre en larmes, ne trouvant que cela pour la remercier. La sœur ne savait que lui dire, car elle aussi commençait à pleurer, sans trop savoir pourquoi, quand l’enfant partit d’un éclat de rire soudain, qui éclaira ses yeux mouillés : elle venait de voir, en relevant la tête, la bonne figure que sœur Carabosse faisait avec des larmes sur les joues. Dès lors Philomène ressembla à toutes les petites filles qui étaient avec elle. Un petit air sérieux, mais ouvert et sans bouderie, lui resta seulement sur la figure. Elle reprit goût à tout ce qui était de son âge. Elle recouvra les ardeurs, les appétits, petites passions, la santé joyeuse de celte première jeunesse qui est une seconde enfance. L’ardeur à jouer lui revint. L’émulation l’excita. Elle mit un intérêt à son travail. Elle pensait souvent à ce grand cœur d’argent de la Vierge, placé contre le mur de l’oratoire, où l’on attachait avec une épingle les noms de celles de ses camarades qui avaient fait la meilleure semaine ; et elle enviait toutes les petites distinctions récompensant la sagesse des petites filles à l’ouvroir, le ruban vert et la médaille d’argent de l’enfant Jésus, le ruban rouge de Saint-Louis de Gonzague, le ruban blanc des Saints Anges. Maintenant chaque semaine avait pour elle sa distraction, la promenade du jeudi, ce grand plaisir qui aux premiers temps lui avait semblé si maussade. C’était presque toujours le long du canal Saint-Martin que les sœurs menaient la petite b***e. Les enfants allaient deux à deux, laissant derrière elle, avec le murmure de leurs voix, comme un bourdonnement de ruche, regardant en passant un gamin qui péchait, un chien courant sur un bateau, une brouette qu’on roulait sur une planche pliante, — heureuses de voir cela, de respirer, d'entendre Paris faire son bruit. A l'Assomption, à la fête de la mère supérieure, et encore deux ou trois fois par an, elles allaient à la campagne. On les conduisait d’ordinaire à Saint-Cloud. Elles remontaient tout le parc, puis passant le pont de Sèvres, elles marchaient au bord de l’eau, sous les arbres, jusqu’à un cabaret de Surènes. Là elles s’attablaient en se poussant, aux tables de bois tachées de vin bleu, sous les tonnelles, et elles faisaient leur goûter en picorant un grand fromage à la crème que payait la sœur Marguerite. Ces journées de joie, de liberté, de grand air, de jeux dans l'herbe haute, de cueillettes de fleurs aux pieds des saules, laissaient plus qu'à tout autre leur souvenir à Philomène. Elle s’en réveillait les jours suivants toute pénétrée, toute imprégnée; et quand l'image des nuages, du chemin, de la rivière, s'était effacée en elle, elle gardait encore du paysage qu’elle ne voyait plus, le soleil, le parfum, l’écho : l'odeur des arbres, le bruissement de l'eau, lui revenaient doucement, et comme de loin. Une journée surtout lui demeura présente. Une fois, en revenant de la campagne, elles entrèrent, auprès de Paris, dans un jardin de maraîcher. C'était en mai. Le ciel lumineux avait une clarté infinie, mais égale et sans éclat : on aurait dit un ciel blanc sur lequel un voile de tulle bleu aurait tremblé. L’air était pareil à l’haleine d'un matin. D’instants en instants, une brise s’élevait qui faisait courir un frisson dans les arbres et passait contre l'oreille des petites filles avec le bruit et le frémissement d'une caresse. Dans le jour serein, sous ce ciel et ce souffle, les poiriers, les pêchers, les cerisiers, les abricotiers épanouissaient leurs fleurs toutes blanches : c'était comme des nids d'argent posés sur toutes les branches. Sous les pommiers, sur la terre brune, il semblait qu'on eût effeuillé un bouquet ; et le soleil, se mettant à courir dans le cœur des arbres, sautait ainsi qu'un oiseau dans celte neige de fleurs… Ce qu'une vision laisse après elle de clarté intérieure, de doucement et de délicieusement rayonnant, cette nature parée comme pour une fête de vierge, ce verger si tendrement éblouissant, entrevu dans une splendeur printanière et candide, le laissa dans l’âme de Philomène. A mesure que se développait chez l’enfant cette persistance singulière des sensations et cette faculté inconsciente de garder le reflet des choses, elle devenait plus impressionnable, et montrait une sensibilité plus susceptible. Elle s'attristait, elle se fâchait presque des attentions caressantes que les sœurs donnaient aux autres petites filles. Une parole qui ne lui était pas dite, une question qui ne lui était pas faite, lui serraient le cœur comme un oubli et une indifférence. Elle avait un si grand besoin de soins, d’intérêt, d’attachement, que la bienveillance qui se répandait sur les autres lui semblait prise sur sa part ; et il arrivait que ces craintes, dont elle avait honte, ces souffrances qu’elle cachait, se tournaient en exigences jalouses. Un jour, tout le couvent alla passer l’après-midi au château de Mme de Mareuil, auprès de Lagny. Mme de Mareuil était la bienfaitrice du couvent, et tous les ans elle donnait un grand goûter aux petites orphelines. La journée passée, quand les voitures ramenèrent ce petit monde d’enfants qui avaient bu deux doigts de champagne, toutes, sans s’écouter, se rappelaient, tout haut, comme un songe, tant de belles choses : les fossés, où de l’eau courait encore ; la grande grille avec des dorures ; l’avenue, où le lierre en guirlande allait d’un arbre à l’autre ; et les meubles de soie, et la grande galerie où les portraits de famille les regardaient tandis qu’elles mangeaient, et le parc dont on ne voyait pas le bout, et les statues tout en marbre, et ces fleurs dans la serre, dont elles ne savaient pas le nom, et qui paraissaient de cire. Au milieu du bruit, des admirations, des exclamations, Philomène seule restait froide et ne disait rien. — Eh bien ! bouche cousue, — lui dit la sœur Marguerite, — voilà tout ce que vous dites ? Ce n’est peut-être pas assez beau pour vous ?… Qu’est-ce que c’est, de faire la vilaine ? Allons ! allons ! je sais bien : vous auriez voulu être dans les grandes… et que la dame vous parlât… Je sais comme vous êtes… Vous êtes… Et la sœur, arrêtant brusquement sa phrase, eut un soupir de compassion en regardant la petite. Le soir, comme Philomène ne dormait pas encore, elle sentit son drap ramené sur ses mains chaudes et sur ses épaules découvertes, par la main de sœur Marguerite. Tous les soins, toutes les attentions de la bonne sœur ne détournaient point le cœur de l’enfant de la rue de la Chaussée-d’Antin. Ses pensées continuaient à suivre ses souvenirs, à aller vers sa tante, vers Mme de Viry, vers M. Henry. Les premiers dimanches du mois étaient, comme par le passé, les grands jours de sa vie. Si elle descendait au parloir moins tremblante, elle y arrivait avec les mêmes tendresses pour sa tante. Quand elle serait grande, elle retournerait chez Mme de Viry — c’était toujours cette promesse qu'elle demandait à la fin à la vieille femme, avec un n'estce pas ? plein d’anxiété, et qui lui sortait de l'âme. Outre ces dimanches, il y avait encore trois semaines dans l’année qui apportaient à Philomène le trouble d’une grande émotion : c’étaient les huit jours qui précédaient le jour de l’an, les huit jours qui précédaient la fête de Mme de Viry, les huit jours qui précédaient la fête de sa tante. Elle vivait double tout ce temps-là, pensant au compliment qu'elle aurait voulu faire si beau. D'avance, elle avait acheté d'une camarade à laquelle on apportait de la papeterie, quelque joli papier à lettre, entouré d'une guirlande de roses gaufrée. Comme elle essayait, tout embarrassée et tout intimidée, d’aligner des phrases bien faites et pareilles à celles qu’elle avait lues dans les livres ! Quel soin à bien écrire, à bien fermer ses a, à ne pas faire de pâté ! Et sa lettre finie, signée, cachetée arec un pain à cacheter transparent, que de combinaisons pour que sa lettre arrivât juste la veille au soir de la fête ! Philomène avait dix ans, lorsqu'entra au couvent une petite fille âgée de deux ans de plus qu'elle. Les deux enfants, en se voyant pour la première fois, allèrent l'une vers l’autre avec l'élan et l'instinct familiers d'enfants qui se retrouvent. Cette grande amitié de premier mouvement était scellée, à la récréation du lendemain, par un cadeau que la nouvelle venue, Céline, faisait à Philomène. Longtemps ce cadeau sembla à Philomène la plus jolie chose du monde. C'était d'abord une enveloppe de papier gaufré et dentelé, imitant le tulle et dessinant un vase sur lequel était écrit en or, au milieu d'ornements d'or : Souvenir ; de l’enveloppe se tirait un bouquet de lilas, peint et découpé, qui s'ouvrait en éventail sur sept faces, où des petits médaillons, gravés en taille-douce, montraient le petit Jésus sur la paille de la crèche, entouré d'enfants agenouillés. Philomène avait serré et caché la belle image dans son paroissien ; sans cesse, les premiers jours, elle y revenait, la touchait, la dépliait, revoyant les images, relisant la litanie qui courait autour des médaillons : O Jésus ! divin Sauveur, pour mes étrennes, prenez mon cœur.